Le commentaire qui suit a été écrit pour un autre forum, sur lequel Spielberg est un peu traîné dans la boue. [Paradoxale que ce soit moi, en l’occurrence pas le plus grand fan du cinéaste (beaucoup de 6/6 mais j’ai du mal à lui pardonner les Jurassic Parc ou Hook, ainsi que la lourdeur de la mise en scène de ses films des années 80)…] Du coup, il y a dans ce qui suit quelques expressions piquées ici ou là, aux messages de Freak, Neville, Karloff, ou autre. Il peut y avoir aussi quelques arguments qui sembleront ici enfonceurs de porte ouverte, mais qui sont bien nécessaires sur l’autre forum !
Quelques longueurs, donc, c’est un fait.
Quoiqu’à bien y regarder, on se demande encore quelle scène aurait pu être retirée. Celle du premier repas entre les cinq agents du Mossad ? Sûrement pas. Celle de la petite fille, grâce à laquelle Spielberg nous refait le coup du suspense historique et discutable (après celui des douches dans Schindler’s List – quoique dans ce dernier, beaucoup de gens n’ont pas réellement compris le sens de cette scène) ? Eventuellement. Il se trouve que, pour ma part, cette scène reste celle que j’aime le moins.
A ce "Munich", il manque sans doute une réelle homogénéité qui empêcherait le soufflé de retomber par moment, et le film fonctionne sans doute un peu trop par séquences essentielles. Certaines scènes sont d’une force proprement incroyables (bien entendu, on pense aux vingt premières minutes, dépourvues de dialogues, dans lesquelles la mise en scène fait corps avec le sujet, dans lesquelles Spielberg déploie tout sa force, tout son talent –immense-, en livrant un discours hallucinant de pertinence sur le rôle et la puissance des médias, discours qui n’est bien entendu pas sans rappeler le film de Coppola, "Conversation secrète"), et la reconstitution formelle de certains événements historiques est d’une intelligence rare. Des bruits de pas rappelant ceux des factions armées de "Missing" de Costa-Gavras, une mise en scène proche de celle de "Schindler’s List" (dans la scène de la destruction du ghetto), il n’en faut pas plus pour mettre en parallèle la scène de rafle des terroristes dans un immeuble de Beyrouth avec d’autres éléments déplorables de notre Histoire, au travers d’une scène où sa gestion de l’espace et des foules (que même Scorsese lui envie) fasse des merveilles.
Revenons un moment sur l’importance des médias, ou plus précisément des images et sons qu’il nous reste des événements. Une scène m’a interpellé, celle où le directeur du Mossad veut enregistrer les derniers commentaires de Bana/Avner (chef des tueurs israéliens commandités par le Mossad). Il emploie sans cesse le terme « interview », lance son magnétophone comme s’il était journaliste, de la même manière, d’ailleurs, que le faisait l’un des tueurs pour interviewer un terroriste en début de film, afin de mieux le piéger et le tuer. Tout cela n’est qu’affaire d’image et de témoignage, finalement… Ce que les médias nous en laissent, ce que nous en gardons. Ce dont les médias sont responsables. C’est un faux journaliste qui tue le second terroriste. C’est un faux journaliste qui commande Bana/Avner.
C’est d’ailleurs par le jeu des écrans que Spielberg met en parallèle les deux clans : le chef des terroristes placé dans un axe inversé à celui du premier ministre israélien, par exemple. La façon dont terroristes et agents du Mossad s’observent par écran de télé interposés…
« La vengeance engendre la vengeance ». Certes, le propos est connu.
Mais par sa mise en scène et sa culture cinématographique (n’oublions pas que Spielberg est issu d’une génération très influencée par les maîtres, très cinéphile), le cinéaste élève ce discours à un degré bien plus universel qu’il n’y parait, assimilant entre eux divers événements historiques qu’on aurait tendance à séparer un peu trop. Dès le générique, qui universalise la ville du titre en l’isolant au milieu d’autres capitales, Spielberg fait le parallèle : Munich, c’est New York, c’est Berlin, c’est Jérusalem, c’est Paris, c’est… Auschwitz ? Bien sûr.
Munich, c’est aussi encore et toujours le 11 septembre, que Spielberg évoquait déjà dans sa "Guerre des mondes" (mais là encore, ce serait un contre sens stupide de ne voir en "La Guerre des mondes" qu’une parabole sur le 11 septembre, alors que le film fait aussi référence à la guerre d’Algérie, à 39-45, à celle du Vietnam, à la guerre de Sécession, à la crise de 29…). Après la dérive totalitaire de "Minority Report", après la panique face à l’invasion de "La Guerre des mondes", Spielberg aborde cette fois l’enchaînement infernal dans lequel peut nous plonger la violence lorsqu’elle est montée en épingle par des gouvernements et renforcées par les médias.
Il n’est pas question pour Spielberg d’excuser quoique ce soit (comment a-t-on pu traiter ce type d’antisémite ?), mais de confronter deux peuples antagonistes, dont les aspirations sont contraires, et dont la volonté est la même : exister (aux yeux du monde, donc aux yeux des médias). Deux revers d’un même peuple, en un sens, un miroir qui les renvoie l’un à l’autre dans une escalade de la violence, notamment dans ce décompte parallèle et tellement pas anodin des athlètes morts et des terroristes responsables de ces meurtres. « Ils posent des bombes, nous posons des bombes… Nous dialoguons », dit l’un des protagonistes. N’est-ce pas finalement ce qui se passe en ce moment même en Irak ? Un dialogue terrifiant, qui se déroule essentiellement de nuit (le cinéma de Spielberg se tourne de plus en plus, ces dernières années, vers l’épouvante – cf "A.I.", dont la fin, là encore totalement mécomprise, est d’une noirceur incroyable), et que Spielberg filme d’un point de vue plus intellectuel et froid que réellement émotionnel, énorme changement dans son cinéma. Comme dans ses derniers films, il lie le fond à la forme, par le biais d’une photographie expurgée de ses couleurs, à gros grains, qui enfonce un peu plus son œuvre dans un no man’s land qu’on a du mal à situer (Spielberg est entrain de définir, film après film, les bases du cinéma du 21ème siècle).
Et le futur dans tout ça ?
(Ce qui suit ne doit être lu qu’après avoir vu le film, car des révélations y sont faites sur les scènes finales).
Le futur, c’est cet enfant potentiel, né de la violence, qui naîtra peut être suite à la scène d’amour qui clôt ou presque le film. Scène sexuelle et sensuelle, d’une violente émotionnelle quasi insoutenable, mise en parallèle avec un flash-back qui montre l’attentat de Munich (attentat qui, formellement, ressemble un peu à la dernière scène de "Un Après midi de chien"). La violence n’engendre plus la violence, elle la créé. Pire, elle la procréé. Et ce futur, cet enfant qui naîtra, ou pas, c’est bien entendu le 11 septembre, comme le suggère le dernier plan du film. Cette histoire vieille de trente ans prend une tournure dramatiquement contemporaine.
Alors, un chef d’œuvre ? Oui, bien sûr.
Imparfait, sans doute, contenant certaines longueurs, à l’image de "Schindler’s List" (d'un strict point de vue narratif, son film le plus parfait reste sans doute "Les Dents de la mer").
Mais un film d’une telle force, d’une telle pertinence, d’une telle intelligence (Spielberg a sans doute tout compris au conflit israélo-palestinien), qu’on en reste pantois. Spielberg parle du monde dans un film d’utilité publique, et investit sa propre personnalité, ainsi que ses propres thèmes (celui, éternel, de la famille – au travers du personnage de Bana/Avner, mais aussi de cette famille d’indicateurs dont le chef se fait appeler « Papa » -, la destruction de la cellule familiale, et sa reconstruction au sein d’un autre microcosme). Qu’on oublie un peu le Spielberg de "Jurassic Parc" ou de "E.T.", qu’on accepte enfin qu’un type qui déchire le box-office puisse aussi s’investir corps et âme dans des projets plus sérieux. "Munich" n’est pas le film de la maturité (ce film, il l’a réalisé il y a trois décennies avec "Duel" – sublime parabole sur les liens qui unissent l’homme à la machine -, "Les dents de la mer", ou ensuite avec "Empire du soleil" ou "La Couleur pourpre"). "Munich" est simplement le chef d’œuvre de plus d’un cinéaste qui les aligne depuis trente ans.
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