Gros spoilers. Bon, j'arrive un peu après la bataille (haha > bref...). Désolé pour le gros pavé.
Idéologiquement, le film semble souffler le chaud et le froid. Je pense par exemple à ce raccord terrible, d’une précision redoutable mais à la signification mystérieuse, entre la scène à l’hôpital (où le lyrisme patriotique vient redonner confiance en investissant les meurtres de sens), et ce plan au lit (presque comique par son aspect conceptuel) où un mari robot repose aux côté d’une femme en pleurs. On pourrait aussi parler de la façon dont Eastwood embrasse généreusement et sincèrement la camaraderie beauf de ses soldats, tout en les confrontant régulièrement au macabre et au vide, comme si la faucheuse s’était insérée dans le groupe pour faire des high-five… C’est cela qui rend le film inconfortable, pour nous : il n’est pas traversé par l’assurance d’un propos édifiant (des missions qui seraient de plus en plus horribles, une guerre qui serait de plus en plus absurde, ou encore l’arrivée de victimes "innocentes" dans le décompte), mais par un regard qui accepte la coexistence d’une guerre vécue comme légitime (par le personnage assurément, par le réalisateur c’est plus ambigu), et de ses ravages sur celui qui a décidé d’y voir une mission.
Je crois que c’est vraiment le problème de la réception du film : on y cherche un propos, une démonstration, sur deux choses (la guerre d’Irak d’une part, le PTSD de l’autre) qui ne sont pas ses sujet. Eastwood est pourtant très clair là-dessus, par un effet de structure sans ambiguité : débutant par un meurtre d’enfant, il revient en arrière pour expliquer les raisons qui peuvent justifier un meurtre d’enfants. Et le parcours de sens qui y mène n’est absolument pas politique (quelles sont les raisons d’aller en Irak), mais existentiel : la névrose d’un personnage (et à travers lui d’une nation) se sentant investie par ses pères d'une mission de protection des autres, et trouvant en cette guerre un moyen de l’exprimer (plutôt que de remuer pathétiquement le fantôme de la figure du cowboy). Le PTSD n’est du coup ici pas un sujet (qui viendrait dénoncer la guerre en Irak), mais un moyen bien pratique d’exprimer la manière dont cette "mission" prend le pas sur tout, bouffe tout, tel un cancer qui contamine la vie du personnage et le film.
Cela m’amène d’ailleurs au versant armé du film, et au fait que je ne trouve pas que ce soit un film de guerre (ou d’action) banal du tout. Il y a déjà cette manière d’entrelacer vie militaire et vie civile, les deux s’enchaînant avec très peu d’effet de rupture, se mélangeant même volontiers (les coups de fils à répétition qui ne cessent de ramener la réalité du front dans la tranquille banlieue américaine), et qui me semble être un parti-pris bien plus fort, pour figurer le trauma guerrier, qu’une observation minutieuse des tics touchant notre soldat.
Mais, au-delà, je trouve l’approche de la guerre assez salvatrice, Eastwood abordant les combats irakiens d’une manière étonnamment neuve, quand bien même elle est moins palpitante que chez d’autres. Cela faisait longtemps que je n’avais vu un film d’Irak sortir d’une prise de tête avec la représentation
Call of Duty des conflits (que ce soit pour l’épouser, la conceptualiser, ou la rejeter : bref, qui ne la prenne pas en compte), et plus globalement qui se désintéresse de toute une logique des combats vécue comme "expérience" (sensorielle, hallucinée, analysée), cette manière enfantée par
Il faut sauver la soldat Ryan de Spielberg, puis commentée chez d'autres, qui a donné la lignée innombrable (au cinéma comme en jeu vidéo) qu’on lui connaît. Le coup de la tempête de sable me semble ici particulièrement parlant, même si c’est évidemment un extrême, d’une approche des conflits avant tout narrative et signifiante : une fois que le personnage a tué son image-miroir, et par-là même annihilé une partie de sa raison d’être, le monde se fait littéralement flou, illisible, chaotique, au risque pour le personnage de s’y dissoudre… La scène de combat originale qui en découle n’en est que la conséquence.
Si c'est la seule scène de combat aussi typée, dans le film, il cultive néanmoins une approche qui me réveille. La position dominante du sniper, qui donne parfois au film des allures de RTS (mise en valeur des enjeux du combat, peu de jeu de face à face avec l’ennemi), n’est toutefois pas accompagnée d’une mise à distance morale sécurisante, comme on le voit souvent en jeu vidéo (les ennemis ne sont pas des anonymes mais des civils, dont on voit toujours le visage, voire la famille, et la réalité non-théorique de leur mort est toujours actée dans une gerbe de sang) : dans cet entre-deux, Eastwood trouve une approche intrigante, même si le fait de rarement la cristalliser en "scènes" (cette impression de flux continu, l’entrelacs efficace dont je parlais plus haut) empêche le film d’accéder à une certaine ampleur, qui fait qu’il reste malgré tout cela un peu "petit".
Il faudrait sans doute parler de beaucoup d’autres conséquence de ces parti-pris, la façon dont on peint par exemple l’Irak comme un enfer sur terre (un tueur derrière chaque civil, un repère de psychopathes maniant la perceuse sur enfants) sans que cela soit l’objet d’une réelle confrontation psychologique (le personnage qui tourmente notre héros est le sniper, c'est-à-dire lui-même, pas la population violente et violentée à laquelle il se cogne). Il y a beaucoup de choses à remuer là-dedans… Je ne sais pas si j’y vois un film de guerre important, mais je trouve en tout cas que l’originalité d’Eastwood (au sens d’un réal qui vient se confronter au problème avec ses armes anciennes, sans s’être coltiné le parcours chaotique de représentation ayant frappé le cinéma guerrier après l’Irak), sa façon de ne pas nous offrir un film partant clé en main avec une approche verrouillée (dénonciation claire, neutralité revendiquée…), donne l’un des films de guerre les plus motivants et intéressants de ces dernières années, à défaut d’être le plus réussi (même si, perso, je vois pas trop quel film du genre s’élève franchement au-dessus du lot depuis dix ans).
Déjà-vu a écrit:
Art Core a écrit:
(avec ce dernier plan vulgairissime où la femme semble reconnaître un "méchant")
Je déteste ce plan aussi, la prescience de la femme alors que seul Eastwood sait.
Je ne suis pas d’accord avec vous sur la fin : il y a une intuition de la femme, certes, mais qui a un sens au-delà de l’anecdote. A un mari à qui on vient de chanter son adaptation réussie et son retour à la "normale" (rejouons à nouveau au faux cowboy, comme au début, avec tout le malaise et l’ambigüité dont vous avez parlé), on oppose soudain le fantôme de ce qu’est la guerre, qui vient refrapper à la porte. Je ne savais personnellement pas qu’il avait été tué, et ce plan sur le coup a pourtant fait totalement son effet : la gueule déterrée du mec en point final de cette scène de famille est une gifle, et il faut bien le plan sur Miller pour digérer qu’il y a un truc qui généralement (au-delà de l’anecdote du meurtre) ne tourne pas rond : comme si elle revoyait soudain la matérialisation de ce qu’est, au fond, son mari.
Bon, m'en vais lire les tartines qui ont fleuri partout sur le net...