New York 1954. Miné par des problèmes personnels (addictions, mauvaise santé avec un ulcère menaçant et douloureux, perte du public avec l'apparition du rock & roll, mais plus profondément une relation compliquée avec sa femme Chan, surtout depuis la perte d'un enfant). Charlie Parker fait une tentative de suicide dans sa salle de bain et se retrouve en H.P.
Parker est reconnu et sa femme parvient à monter une campagne de presse qui le fait sortir et lui épargne les électrochocs (quand lui souhaiterait peut-être prolonger les soins).
C'est le début d'une série de flashbacks : l'enfance à Kansas City (inaugurale à la fois chronologiquement et dans le film, mais finalement peu montrée), les débuts (ou plutôt la confirmation artistique) avec Dizzy Gillespie (à la fois rival jaloux et figure paternelle bienveillante), la conquête d'un public blanc et bourgeois qui lui confère une relative aisance, le fait qu'il patronne un jazzman blanc, de plus faible envergure, Red Rodney, avec lequel il fauit un tournée marquante dans le Deep South ségregationniste. Mais surtout la dope et la rencontre avec Chan, fille d'une famille de producteurs et d'agents artistiques, et le couple mixte qu'il forme avec elle. Il a 34 ans et sait qu'il n'atteindra pas la quarantaine.
Le DVD dormait depuis 15 ans (rebuté par les 2h40). J'aurais dû le voir plus tôt, c'est magnifique, il s'agit du meilleur Eastwood que j'ai vu. A la fois dans le cliché, et heureusement bien ailleurs.
Charlie Parker est, comme attendu, le prototype de l'artiste maudit (doté d'une aura christique voire nietzschéenne) et un homme foncièrement sobre, pondéré et moralement élégant, qui aspire à une vie discrète, calme et plutôt bourgeoise (autoportrait fantasmé d'Eastwood ?).
Il en est exclu des deux côtés, par le racisme qui l'empêche de l'atteindre tout à fait (ou d'en jouir lorsqu'il l'obtient), et par la condition d'artiste formellement visionnaire qui l'en extrait.
Ce qui m'a retenu est moins la musique et le parcours de l'artiste que l'accent quasi-mélodramatique mis sur le couple et ses difficultés (Chan jouée par une bonne actrice pas très connue Diane Verona; d'ailleurs à part Forest Withaker qui est très bon, le cast comporte peu d'acteurs connus, on remarque juste Anna Thomson dans un rôle secondaire) ; même si la B.O. repose sur une prouesse technique : les vraie parties de saxophone de Parker ont été isolées des enregistrements de l'époque, nettoyées et remasterisées, puis réaccompagnées par un
backing band moderne. On cerne bien ce qui relie Charlie Parker à la musique moderne, sa musique est finalement froide et énergique, repose sur des riffs en arpèges rapides plutôt que des solos, quelque-chose évoque la texture de la musique électronique plutôt que le rythm & blues (qu'il semblait un peu mépriser), la séverité et la maîtrise techniques sont directement perceptibles et rassurantes car elles correspondent à une intention permanente face au rythme. Il ne s'agit pas de décrire une émotion, mais de transmettre la possibilité d'une subjectivité, abstraite et radicale - belle scène avec une rencontre ratée avec Stravinski . Par ailleurs l'enjeu lié à la réécriture de standards (rôle inagural de
Cherokee), tel que Parker l'explique dans le film, n'est guère éloigné du sample et du remix.
Mais après 5 minutes le film montrait la scène d'engueulade conjugale la plus poignante et la plus vraie que j'ai vue au cinéma, et j'ai su que j'allais le terminer. Sa femme (conseillère du film, à l'époque vivant en France) est en effet difficile à cerner : c'est à la fois une admiratrice éclairée, une figure maternelle protectrice, aussi son vrai agent artistique, et quelqu'un de froid et fuyant, très "passive-agressive" déclenchant les crises et les regrettant aussitôt (un problème de tempo).
Au thème conjugal se relie finement la question du racisme / Chan est blanche et par elle, ainsi que la notoriété, Charlie Parker accède à une appartenance, instable mais réelle, à la classe moyenne supérieure. Il ne vivait pas dans la misère et était une figure dans le milieu intellectuel new yorkais (intrigue d'ailleurs ambigüe, relevant peut-être d'une extrapolation idéologique avec le flic des stups qui le traque, mais le protège aussi).
La bonne idée d'Eastwood est de montrer la racisme comme partiellement surmonté, mais par (ou plutôt pour) des êtres évoluants dans un milieu restreint que la réussite artistique sépare du reste de la société . Charlie Parker est trop seul que pour être discriminé. Singulièrement, il y a peu de flashbacks montrant sa famille et retraçant son enfance, à part l'image mentale de la pauvreté et de la torpeur du Sud au tout début. Le film commence quand Charlie Parker s'est déjà trouvé, et le passé est remplacé par la justification du présent.
Le passage dans le Sud est réussi, mais si pour Eastwood le racisme est un problème, il est d'ordre culturel plutôt que politique. Il est intéressant de comparer son film avec Malcolm X., fait peu après, qui montre une figure au destin comparable, mais politique, c'est à dire confrontée à la fois à la transmission (non pas de soi comme Parker mais d'un discours) et au doute. La question raciale ne se formule ici qu'en terme de reconnaissance (par les blancs), que Parker atteint finalement, sans que cela ne lui confère une sécurité individuelle. On n'est pas loin d'
Imitation of Life de Sirk qui achoppait lui-aussi sur la question de la mixité dans le couple.
Il y a un propos politique assez fin, mais il se déploie uniquement quand Charlie Parker revient d'un endroit que son entourage veut au contraire rejoindre ; son amitié pour Red Rodney, issu de la bourgeoisie juive, qu'il dissuade de suivre dans la toxicomanie, qui n'est pas un statut ou une légitimité, mais en reproduisant l'attitude de Dizzie Gillpsie à son égard, alors motivée directement par le racisme : être sobre pour ne pas être réduit au préjugé du jazzman noir qui subit son talent dans la solitude, trace délayée d'une exploitation antérieure. Il suffit au contraire que l'autre ait le même désir que soi, même partiel et frustré, pour basculer du politique vers le champ culturel.
Le film résonne également, dans la structure et le ton, avec
All that Jazz de Bob Fosse, montrant par bribes les regrets d'un artiste qui va vers une mort maîtrisée, à la lisière du spectacle, à la fois trop humble et trop technique pour ne pas excéder celui-ci. Et les dialogues (qui remontent vers l'enfance en quelques phrases, les flashbacks ne montrant qu'un passé récent) sont superbes.
5+/6
Il y a un truc que je n'ai pas compris