*inspire* Let's do this.
Après avoir flirté avec le genre à plusieurs reprises (une scène de bal dans 1941, l'ouverture en hommage à Busby Berkeley d'Indiana Jones et le Temple maudit, l'incarnation initiale de Hook, un projet abandonné nommé Reel to Reel), Steven Spielberg annonçait en 2014 être enfin prêt à s'atteler à un musical mais plutôt que d'en adapter une qui n'avait pas eu les faveurs du grand écran, son choix s'est porté sur West Side Story. Pourquoi vouloir refaire l'un des chefs-d’œuvres du genre? Le cinéaste explique que la bande originale de la comédie musicale de Stephen Sondheim et Leonard Bernstein était la première composition non-classique qu'ils avaient pu écouter dans la demeure familiale en 1957. Bien que le storytelling promo insiste qu'il s'agit d'une nouvelle adaptation de la version scénique et non un remake du film de Robert Wise et Jerome Robbins, il allait être difficile de s'en distinguer autant que pour sa nouvelle version de La Guerre des mondes. En 1989, Spielberg s'était déjà risqué à tourner un remake d'un de ses films préférés, Always, et le résultat est loin de figurer parmi ses réussites.
Toutefois, il n'est pas étonnant de voir l'auteur opter pour West Side Story tant le matériau semble taillé pour lui. Les chansons sont, pour la plupart, des duos ou des morceaux où plusieurs personnes chantent. Les rapports de communication existent donc non seulement entre les deux camps ou entre les deux membres d'un couple amoureux mais également entre les individus d'un même camp. Néanmoins, c'est un autre aspect de l'histoire, à la fois inattendu et logique, que Spielberg choisit de accentuer de manière à amplifier la portée politique inhérente au récit. En mettant l'emphase sur la notion de territoire, bien plus au cœur du récit que chez son prédécesseur, Spielberg nous fait comprendre qu'il n'a pas été chercher son scénariste de Munich par hasard. Son West Side Story c'est Munich - The Musical. Un film sur le dialogue sanglant qu'entraîne une guerre vaine pour le foyer.
Si Spielberg ne redéfinit pas ici un genre comme il a pu le faire avec le film de guerre ou la SF - Il faut sauver le soldat Ryan et Minority Report ont été les pierres de touche de leurs genres respectifs plusieurs années après leur sortie - la valeur ajoutée est indéniable. Pour toute relecture, on joue inévitablement au jeu des comparaisons, on s'interroge sur les changements et leur pertinence et c'est justement dans ce que le film développe par rapport à l'adaptation de 1961 qu'il trouve son intérêt, sa force et sa personnalité. Par conséquent, il est nécessaire de se plonger en détails dans la proposition de Spielberg qui n'a jamais autant employé la direction artistique pour raconter l'histoire. En lieu et place de l'illustration remarquable de dynamisme de Wise et Robbins, Spielberg se réapproprie le matériau en infusant son propos dans chacun de ses choix de décor, de costume ou de chronologie.
Autrement dit, je vais spoiler. Je vais spoiler le récit, mais ça, bon, on va dire que vous le connaissez, mais je vais aussi spoiler les changements entre le Wise/Robbins et le Spielberg. Donc c'est à vous de voir si vous voulez lire avant ou après avoir vu le film.
Commençons par le commencement : le premier plan est proprement hallucinant. L'ouverture en fondu m'a fait croire l'espace d'une seconde que Spielberg reprenait le générique survolant le panorama new-yorkais en plongée totale du film de 1961 mais il s'agit là du premier exemple de comment le metteur en scène charge de sens chacune de ses images. En voyant ces ruines, je me suis dit que Spielberg refaisait encore un film de guerre. Mais la guerre est une fois de plus civile. Après Bridge of Spies et Ready Player One, Spielberg retrouve Adam Stockhausen, chef décorateur des Wes Anderson, et son travail est vraiment à saluer ici tant il est crucial dans la caractérisation et la narration, qu'il s'agisse des ruines ou sous-sols construits en studio ou bien de l'habillage des rues. Au début du film, les Jets, tous vêtus de couleurs bleues et froides, arrivent dans le quartier portoricain, aux dominantes chromatiques terrestres et chaudes, et tout est dit en une image. Ils ne sont plus chez eux. Mais leur réappropriation du territoire, leur manière de "make America great again", passe par la dégradation. Une enseigne que l'on arrache, un mur orné d'un drapeau que l'on repeint de plusieurs peintures différentes et avec des coups de pinceaux dans tous les sens, comme un enfant gribouillerait sur sa feuille. Ces personnages qui naissent littéralement des ruines dans le premier plan du film contaminent tout sur leur passage. #SaccageNewYork
Les ruines caractérisent les Jets. Outre "Jet Song" qui suit ce prologue, elles servent également de décor à la chanson "Cool" qui bénéficie d'ailleurs des plus gros changements quant à la précédente adaptation. Elle n'arrive plus après le combat mais avant, par conséquent les personnages qui la chantent ne sont plus les mêmes, et ne se déroule donc plus dans un parking mais au dernier étage d'un bâtiment au toit explosé et au plancher troué. Ce n'est pas juste une métaphore de l'amitié chancelante entre Riff et Tony mais un symbole de l'atmosphère délétère dans laquelle évoluent les Jets. Et un décor idéal pour une scène d'action aux enjeux soudain amplifiés. Dans ce nouveau contexte, la chanson devient un plaidoyer et le meilleur exemple de chorégraphie alternant entre danse et combat, chacun cherchant à avoir le dessus sur un terrain fragile.
A l'issue de la séquence introductive du film, l'officier de police Schrank dit aux Jets que ce ne sont pas les portoricains qui les foutent dehors mais les arrêtés de la ville, autrement dit la gentrification (les ruines susmentionnées sont celles d'un chantier). Plusieurs fois, le film prend le soin de souligner un détail important omis par Wise et Robbins : les deux camps font partie de la même classe sociale. Ici, le racisme de Riff, leader des Jets, a pour cause sa misère sociale : il est orphelin, sans emploi, pauvre... Le numéro accompagnant la chanson "Gee, Officer Krupke" implique toujours une succession de jeux de rôles de la part des Jets, et il faut voir le dynamisme avec lequel Spielberg limite les coupes dans cette séquence, enchaînant les longs plans, sa caméra toujours mobile, épousant la scénographie improvisée des personnages. Toutefois, cette scène ne se situe plus dans la rue mais dans un commissariat, les délinquants tournant en dérision au sein même de l'une d'elles les différentes institutions (police, justice, services sociaux et médicaux) qui pourraient leur trouver des excuses mais qui se refilent surtout la patate chaude. Une fois de plus, le nouveau décor confère une autre dimension à l'ironie de ces laissés-pour-compte, que l'on a échoué à aider et qui ne laissent par conséquent qu'un bordel derrière eux. La scène suivant l'achat du flingue est horriblement touchante et révèle que ces Jets et Sharks dénués de parents ne sont en somme que les Enfants Perdus partis en couille. Et certains ne grandiront jamais.
Depuis Duel, le cinéma de Spielberg est parcourue d'une critique de la virilité mais le plus intéressant n'est pas tant le personnage de Tony le repenti (Ansel Elgort, moins fade que Richard Beymer) mais celui de Riff, campé par la véritable révélation du film, Mike Faist. Son physique dégingandé et sa voix nasillarde tranchent avec son comportement bravache et apportent une dimension homoérotique à la relation entre Riff et Tony (cf. comme il délaisse sa meuf pour aller embrasser Tony quand celui-ci arrive au bal). Et puis il y a le personnage d'Anybodys. Dans le musical original déjà, il s'agissait d'une version genderswapped du Balthasar de Roméo & Juliette mais de simple "garçon manqué" dans le film de 1961, elle devient clairement personne transgenre dans la version 2021, jouée par l'interprète non-binaire Iris Menas, avec des répliques où elle dit textuellement "je ne suis pas une fille". Ce n'est qu'une très courte partie d'une seule scène mais le rejet que les Jets lui témoignent dépasse ici le simple "pas de filles dans notre bande" et rappelle plutôt Boys Don't Cry. La masculinité toxique dit davantage son nom ici, comme on peut le voir lors de la scène où Anita se rend dans la boutique de Doc, avec cette fois la présence de personnages féminins qui cherchent à empêcher les Jets de violer la jeune femme. D'ailleurs, si Spielberg fait beaucoup moins durer la scène que ses aînés, les agresseurs sont directement qualifiés de "violeurs" dans le texte. Hâte de voir comment les allergiques au "wokisme" vont réagir face à certaines altérations de cette nouvelle adaptation.
Impossible d'évoquer le positionnement engagé du film sans parler de sa meilleure chanson, qui se trouve être sans coïncidence la plus politique, "America", avec son ping pong entre celles qui vantent les libertés permises par l'Amérique et ceux qui rappellent à la réalité du racisme. Spielberg surenchérit sur la portée politique de la chanson via sa mise en scène et signe le morceau de bravoure du film. Chez Wise et Robbins, ce dialogue entre les filles et les garçons portoricains se tenait de nuit et exclusivement sur un toit, une manifestation expressionniste d'une joute verbale entre amis lors d'une soirée privée. Chez Spielberg, le numéro se déroule de jour et commence aux fenêtres d'un immeuble pour finir dans la rue. Dans les rues même. Plus la scène avance, plus le décor s'élargit et plus il y a de danseurs, comme une illustration de ce que l'officier Schrank annonçait, ou devrait-on dire dénonçait, plus tôt dans le film ("ils vont continuer à venir et vont se reproduire"). Mais cette fois, il n'y a point d'intrus vêtus de bleu dans le décor. L'homogénéité entre les costumes des personnages et leurs environnements souligne leur appartenance à ce quartier, à ce pays qui donne son titre à la chanson. En contre-plongée, les personnages sont aussi haut que les iconiques immeubles new-yorkais. A la photo, Kaminski abandonne toute désaturation et voile diaphane pour une luminosité haute en couleurs dans cette séquence euphorique célébrant l'immigration et portée par un personnage solaire (dans le rôle d'Anita, Ariana DeBose et sa performance pleine de vie et d'énergie parviennent à rivaliser avec Rita Moreno). On pourrait couper le son que tout le sens des paroles passerait quand même au travers des images.
D'ailleurs, la moitié des dialogues entre les personnages portoricains sont en espagnols et ne sont pas sous-titrés. Et je parle pas d'un "muchacho" par ci et d'un "donde esta" par là mais de répliques entières qui ne sont pas toujours répétées en anglais après pour la compréhension. C'est tellement atypique que je me suis carrément demandé si ce n'était pas une erreur genre "on a pas encore les copies def" ou quoi. Mais à la réflexion, c'est parfaitement cohérent avec la démarche générale. D'abord, il y a ce souci d'authenticité qui se ressent à travers l'ancrage du film dans une réalité - historique - bien plus tangible et qui ne se limite donc pas à embaucher exclusivement des acteurs hispaniques pour les rôles portoricains même si Rachel Zegler campe une Maria plus authentique et convaincante que Natalie Wood, en tant que portoricaine mais aussi en tant que chanteuse (Wood était maquillée et doublée) et que David Alvarez a autant de charisme que George Chakiris même si peut-être pas autant de classe. Ensuite, c'est également cohérent avec l'utilisation d'un genre où l'image doit raconter l'histoire. On entend souvent qu'un film bien réalisé doit se comprendre avec le son coupé et le musical, avec ses émotions exprimées en chorégraphies, se prête à merveille à l'exercice amenant Spielberg à pousser l'idée du langage cinématographique comme langage universel et à zapper les sous-titres. Et quand je pense au public US non-hispanophone, encore moins à même de déchiffrer les locutions d'origine latines que nous, je me dis que Spielberg le fait aussi pour étayer son propos sur la communication, renvoyant les américains à leurs barrières : même si on ne se comprend pas, on peut se comprendre.
Plus de barrières, les espaces fusionnent. Pour la mise en scène, il est sans cesse question d'investir l'espace, de se l'approprier. Il suffit de voir ce plan-séquence qui souligne l'arrivée des portoricains au bal, traversant, transgressant, les espaces. Dans cette même scène, Maria et Tony vont se créer un espace à part - sans avoir besoin que la mise en scène floute ce qui les entoure comme l'effet employé par Wise et Robbins - loin des regards (littéralement sous des gradins aka sous le public) avant de chercher, lors de la "scène du balcon", à passer outre les barreaux symbolisés par les grilles des escaliers de secours. C'est sans doute dans leur trajectoire que l'on retrouve le plus l'ambivalence de Spielberg vis-à-vis de la notion de foyer qui traverse sa filmographie. Dans Munich, avant même de voir sa foi en l'état d'Israël remis en question par ses actes et par le discours de son opposant, Avner déclarait à sa femme que son foyer c'était elle et leur fille. La même idée semble émaner du parcours de Maria et Tony, obligés de quitter leur maison, leur quartier, leur ville, rendus apatrides par leur union et les conséquences mortelles qu'elle a engendré. Après tout, c'est littéralement le sujet de la chanson "Somewhere" et voir qui la chante cette fois trahit le point de vue désabusé de Spielberg.
Il suffit de voir ce qu'il fait d'"I Feel Pretty" qui prend un tout autre sens par le biais de deux modifications. La scène se déroule toujours sur le lieu de travail de Maria mais ce n'est plus une boutique de robes de mariée, c'est un grand magasin où les affiches de pub promouvant les produits de luxe ont pour slogan...les paroles de la chanson, faisant de la chanson de Maria sa projection dans le rêve américain qui lui est vendu. Et Spielberg va surligner le caractère illusoire de ce fantasme. Déjà, quand elle s'admire dans un miroir c'est dans un palais des glaces, mais il y a surtout l'ironie dramatique qui vient du fait de de replacer cette scène là où elle se trouvait dans la version scénique : après le combat et la mort de Bernardo aux mains de Tony. L'annonce vient alors mettre un horrible terme à l'optimisme de la jeune femme. - I feel pretty cause I'm loved by a wonderful boy! - Ton boy il a toué tonn frrère. Elle est vraiment sans pitié, cette version.
A travers tout le film, les protagonistes semblent être en quête de lumière, symbole de vie, symbole d'amour : ces flares qui inondent l'image lors du coup de foudre entre Maria et Tony, ces spots extérieurs qui s'allument lorsque Tony chante son amour dans la rue et ces lumières à peine allumées que l'on demande d'éteindre dans le hangar juste avant le combat, d'un "Kill the lights!" évocateur. Tuer la lumière...un crime de lèse-Spielberg. Et c'est ce qui dicte la conclusion, peut-être encore plus résignée que celle de Munich, d'un film sur lequel plane tout le long un parfum funeste de fatalité. Après tout, même si ce n'était pas la deuxième adaptation d'un musical vieux de 64 ans, ça reste Roméo & Juliette, probablement la plus célèbre des tragédies. Spielberg terminait son film sur le conflit israëlo-palestinien et la guerre contre le terrorisme par une impasse, des morts qui ne reviendront pas et un survivant hanté à jamais. Similairement, West Side Story est un amer constat d'échec, s'achevant de nuit, la lumière ayant été étouffée de ce monde, de retour dans les ruines, qui deviennent alors l'allégorie de tout un pays, ravagé, comme sa survivante, par la haine. Pas besoin des silhouettes du World Trade Center en guise de point final pour que le bilan soit d'actualité.
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