Sur la question du dessus, et du débat qui m'a un peu paumé j'avoue, concernant l'aspect "politique/pas politique", "satire/pas satire", "complaisance/dénonciation", je me poserais en casque bleu et je dirais que la réponse se trouve à la croisée de toutes ces considérations, tant le cinéma de Vehoeven a pour objectif, je crois, la remise en cause de tout présupposé imposé par la société : convenances sociales, croyances religieuses, attirances sexuelles, ou embrigadement politique... la figure récurrente étant la lutte de l'individu contre sa propre programmation et dont l'exemple le plus flagrant est la Directive 4 de RoboCop qui l'empêche de s'en prendre aux dirigeants de l'OCP. Il peut arrêter n'importe qui sauf les truands qui l'ont créé. Et effectivement, il semble que les moyens employés pour dépeindre cette lutte diffère suivant qu'il œuvre dans le genre ou en dehors : ce qui rend pour ma part son cinéma si passionnant, puisqu'il arrive avec aisance à alterner.
C'est ce qui fait que Showgirls se rapproche plus de la période hollandaise, puisqu'on ne peut vraiment le rattacher à un genre : un peu du musical, un peu plus peut-être les drames pré-code sur des arrivistes type Baby Face avec Barbara Stanwyck. Le film renvoie à la fois à Katie Tippel pour l’ascension sociale par la position horizontale et à Spetters pour l'ambiance de compétition permanente résolument agressive (du motocross dans l'un, des danseuses dans l'autre). C'est aussi pourquoi son cinéma a su autant se couler dans l'Amérique post-Reagan de la course au succès. D'où aussi, peut-être, le jeu volontairement outrancier des acteurs qui reprennent un peu la diction et l'aspect bruyant des interprètes hollandais (ou c'est peut-être juste que Verhoeven aime que ses acteurs en fassent trop pour se couler dans le forme).
Et Showgirls fait suite à Basic Instinct déjà remake plus ou moins caché du Quatrième Homme, avec sa question centrale : "l'héroïne est-elle une mante religieuse". Mais Basic Instinct était filmé du point de vue d'un homme, celui de l'enquêteur, toutes les révélations et tous les retournements de l'intrigue reposant sur sa relation et sa fascination avec Catherine. Ici, on suit le point de vue de Nomi et l'ascension de celle-ci dans le spectacle modifie le point de vue du même numéro musical ; on va le voir d'abord du point de vue d'une spectatrice puis d'une figurante, enfin celui de la star. On se rapproche aussi des cieux, puisque le spectacle s'appelle Déesse. Ce qui renvoie aussi au besoin de se recréer et de se purifier par cette recréation (Nomi a du mal avec son passé et on peut sans se tromper penser qu'après Vegas, elle va à nouveau se recréer à Hollywood).
Donc, au changement de forme par l'appartenance à un genre, il y a aussi la question du sexe du héros : on peut aussi noter que dans les films de genre, son héros est masculin et dans ceux non rattachés, il est féminin (faudrait aussi comparer Soldier of Orange et Black Book, sur le final triomphal de l'un et celui sardonique de l'autre). Et dans les deux cas, Verhoeven joue de la dualité de son héros : putain et déesse (ou sainte) pour les femmes, morts et vivants pour les hommes (Murphy est ressuscité en RoboCop, Quaid est à la fois une fiction et une réalité, et Rico est déclaré mort alors qu'il est vivant, quant à Sebastian Kaine, l'homme invisible, il est là et pas là à la fois... reste Nick dans Basic Instinct, mais il est éteint -pas de drogue ni d'alcool- au début). Ce n'est pas vraiment une trouvaille que de dire que les rapports hommes/femmes obsèdent Verhoeven mais il en fait la base même de son cinéma, je pense. Au-delà de la politique, de la satire, et de la monstration de la violence et du sexe, c'est ce rapport qui englobe tout. Formellement, ça se traduit souvent par une caméra qui pénètre dans les lieux et suit ses protagonistes. Et par la mise en scène de rapports de domination (dans Showgirls, typiquement les chorégraphies sur "qui est au-dessus ? Qui est en dessous"). Et dans ces rapports, Verhoeven indique tout le temps que la société donne l'avantage à l'homme d'où le besoin pour la femme de renverser l'ordre établi par tous les moyens.
Il parle aussi de rapports homosexuels, mais en observant bien, et malgré les accusations d'homophobie portés à son encontre à l'époque de Basic Instinct, ils sont montrés comme plus "honnêtes" à l'arrivée, tout en ajoutant aussi une sorte de narcissisme dans le fait de rechercher quelqu'un qui est "comme soi". Dans Showgirls, il joue un peu de l'ambiguïté sur les rapports de Nomi avec sa coloc et est tout à a fait explicite avec Crystal (je n'ai vu qu'une fois Elle mais je crois me souvenir que l'héroïne finit plus ou moins avec sa copine plutôt qu'un mec). D'un autre côté les scènes de sexe sont montrés comme des représentations : depuis Business is Business qui est composé de saynètes mettant en scène les fantasmes des clients des héroïnes, deux prostituées, la notion de jeu et la question de comment filmer le sexe alimentent ces scènes. D'où également, des effets de répétition du type du rituel de Basic Instinct qu'on voit trois fois, mais aussi dans Showgirls la scène dans la piscine qui renvoie aux scènes de danse (c'est même explicité dans les dialogues de son pote chorégraphe).
Et la force du cinéma de Verhoeven, c'est à chaque fois de concentrer tous ces éléments d'opposition (illusion/réalité, sacré/sacrilège, moral/pas moral, homme/femme, hétéro/homo, propagande/engagement, déterminisme/libre arbitre) comme le carburant de ses films. Il part à chaque fois d'un environnement précis et délimité (soit une période de l'histoire, soit un microcosme professionnel, soit une ville) et entreprend de détruire le vernis de civilisation occidentale morceau par morceau. Ce vernis dont l'objet est de dominer la nature humaine, double, sauvage, complexe par une volonté d'ordre et de discipline (autorités religieuses, ou du business ou du spectacle ou de la loi). D'où également la figure de l'innocent perverti, même quand cette "candide" est Nomi et qu'elle tombe dans un milieu encore plus pourri que celui de départ (d'où le changement de point de vue sur le personnage de Robert Davi et de son assistante qui réapparaissent en milieu de film sous un jour plus positif).
Mais Verhoeven refuse également une vision qui pourrait être plus zen, de s'élever au-dessus de la fange ou d'accéder à un niveau supérieur de spiritualité. Il y a une résilience dans ses protagonistes qui en font : on peut ainsi dire que Nomi est têtue comme une mule voire butée comme une ânesse. Ce qui se double aussi chez Verhoeven, lui qui semble quand même être une tronche, d'une méfiance répétée par rapport à la figure de l'intellectuel ou de l'artiste (qui est le pire dans Starship Troopers, sinon Karl, le médium ?). On se fout de la gueule de Nomi parce qu'elle ne sait pas prononcer "Versace" mais il montre qu'elle a plus de rigueur morale et parfois de jugeote que les moqueurs (elle gravit les échelons pendant que son pote choré engrosse une collègue et reste au ras des pâquerettes par exemple, et elle met au point un plan de vengeance impeccable à la fin... Le bon sens en action, Paulo est un peu populiste comme ça, mais comme il le contrebalance avec de l'individualisme (il y a aussi un refus de l'embrigadement), ça passe crème. D'où aussi, le fait que ses récits reviennent à la case départ, en forme de un cercle avec des scènes d'ouverture et de fermeture en symétrie.
Donc, oui la description de Rivette est pas mal trouvée : survie et ordures, c'est pas faux (c'est même la scène finale de Tusrkish Delights), il devrait faire critique.
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