Pour Leo qui trouve qu'on parle pas assez de ciné et qui aime ce film.
Premièrement sachez que dans les lignes qui suivent je ne tente de convaincre personne de la grandeur de ce film. C’est dit, ça m’évitera d’avoir à mettre « à mon avis » avant chaque phrase.
Une femme, trois plans fondamentaux : Rachel crie (la famille qui la cache vient de se faire bombarder), Rachel rie (cachée dans une grange avec un homme), Rachel meurt (sa famille vient de se faire tuer par les nazis après une obscure trahison interne).
Trois plans au cœur de trois séquences pour une logique irréductible. Toute la beauté du film est contenue dans cette ellipse qui permet le passage du premier au deuxième plan, du cri au rire en une seconde, toute la véritable souffrance est enfermée dans cet interstice, ce pli temporel renferme l’inaccessible : L’affection.
Le problème avec Verhoeven c’est que son talent est facilement discutable car il n’appuie pas sur ses éléments signifiants, ils sont inscrits au cœur de la matière, nous guidant tranquillement, parfois même inconsciemment, vers le noir destin de ses personnages. Un raccord anodin contient tout ce qui le préoccupe, car son sujet est véritablement ce qui est absent, le vide des émotions.
Ce vide se radicalise au troisième plan cité au début : Le visage de Rachel se ferme à toute arrivée d’affects (à peine la haine et la colère), observant à distance sa future proie (l’assassin de sa famille), une tranquillité apparait, Ellis vient naître : La machine.
Il faut se rendre à l’évidence, Black Book, comme tous les autres grands films du cinéaste, est un pur concentré de fiction, en s’opposant radicalement au cinéma de Lynch il nous offre pourtant des connexions : les personnages de Lynch tombent dans le trauma, la culpabilité, la souffrance, cette mise en fiction des affects est la matière des œuvres de Lynch (comme le dit si bien Stéphane Delorme dans la revue Balthazar. David Lynch, Fictions) ; Verhoeven, quant à lui propose l’esthétique du refoulement (indéniablement moins ostensiblement décalée car, je me répète, elle tire sa force de l’interstice), de la lutte intérieure, de la révolte à soi même. Ces deux cinéastes se présentent comme les deux pôles d’un même cercle, deux matières purement fictionnelles. Deux génies chez qui le sujet n’est pas que simple illustration théorique.
Par conséquent à l’arrivée de ce troisième plan le cinéaste indique parfaitement son refus d’un partit pris réaliste, son sujet n’est ni la guerre, ni la résistance, ni la trahison, ni la subversion, mais bel et bien ce corps (terme qui prend ici tout son sens, le personnage est virtuellement anonyme) qui se débat au cœur d’un système (celui-ci prend pour contexte la seconde guerre mondiale mais aurait pu très bien prendre corps ailleurs) et l’esthétique particulière qui en découle.
Le moindre drame, le moindre trauma, découle sur une action de plus et non sur la larme ou l’effroi. Ce dispositif sensoriel nous offre une possibilité de connexion aux rythmes et à la temporalité qui atteint une intensité rare, ce qui était le fantasme omniprésent de l’Entertainment, créer de l’action là où elle n’est pas nécessaire, suspendre le spectateur à l’emphase du commun. Verhoeven instaure une logique à tout ceci et fait de son personnage une machine de résistance, une intériorité infaillible, qu’il ne fabrique pas dans la demi mesure. En effet, l’évolution classique des personnages est rompue, Ellis ne craquera jamais, uniquement un pleur factice lors de la mort du nazi de fiction (comment plus affirmer son positionnement pleinement fictionnel qu’en créant ce personnage creux qui passe du bon au mauvais côté sans raison, il s’avère qu’il est uniquement un rouage de plus de la fiction qui appartient à Carice Van Houten). Vous vouliez la voir geindre, pleurer, se rouler parterre d’épuisement et de colère ? Impossible elle est déjà morte, dorénavant elle incarne le système qu’elle combat. Sans tomber dans les règles irritantes de l’auteurisme il me semble fondamental de mettre les liens existants entre les grands films du cinéaste concernant cet aspect là, qui est la matière première de son œuvre.
Petit rappel, donc, sur l’omniprésence de la rigidité affective, sur l’esthétique du refoulement, dans deux films de Verhoeven (films américains uniquement car ses films hollandais m’entraineraient vers d’autres considérations).
Showgirls pour commencer, le plus beau film superficiel car son sujet est la superficialité elle-même, un film d’une liberté effarante dans la représentation, aucune concession qui irait obscurcir le ressentit désiré. Nomi arrive en voiture dans la première séquence, elle repartira, d’une situation très symbolique, avec la même voiture, pourtant elle fait du stop. Des multiples rencontres, situations, drames, qui parcourent le film, aucune n’aura fait trembler la façade, le corps aura tenu bon et la modification de ce dernier en personnage ne se finalisera pas. Elle est une parfaite copie du système au sein duquel elle évolue, superficialité, cruauté, hypocrisie, le culte de l’image au premier plan des préoccupations. Aucune information sur son passé ne transpire véritablement, elle est un total reflet. Les pleurs sonnent faux, tous les éléments sont réunis pour faire ressentir au spectateur, par le corps, les stupidités d’un système.
Starship Troopers. Qui peut sérieusement s’identifier à Johnny Rico dans ce chef d’œuvre. Cela me semble impossible. Le cinéaste critique le nazisme en offrant un ressentit du nazisme, les personnages sont froids, stupides, machiniques. Les affects sont morts : les personnages diffèrent par les corps, les personnalités, elles, sont identiques, le désir a disparu (les hommes et les femmes dans les mêmes douches). Nos héros sont formatés par le système présent. Ceci entraine l’humour noir et le dégoût pour un des plus beaux pamphlet de l’histoire.
Dans ces deux films le refoulement, volontaire ou involontaire, entraine la violence et participe au rythme, aucune hésitation, aucun doute, l’émotion est morte pour faire quelques apparitions sous des formes caricaturales.
Tout ça pour dire que Black Book n’est pas un ovni dans l’œuvre de Verhoeven, seule l’ampleur du pamphlet n’est pas présente ici.
Le refoulement d’Ellis nous entraine dans l’expérimentation narrative discrète. C’est pour cela que j’ai parlé d’actualisation plus haut, le cinéaste combine un respect du passé cinématographique avec les préoccupations actuelles des plus grands cinéastes américains: chez Lynch, Ferrara, De Palma (aujourd’hui, il évolue lui aussi) et Verhoeven la séquence compte plus que le plan, ce dernier ne contient pas sa signifiance propre, c’est la somme des plans qui offre la sensation dû à l’expérimentation narrative. Dans le Dahlia Noir Brian De Palma ne construit pas son univers factice par un dispositif de « un plan, une idée », ou si l’idée est présente la matière, quant à elle, émerge de la somme.
Le purement dialectique laisse place au purement sensoriel et, malgré les apparences, Verhoeven est au cœur de cette vague. Certains fans du film crient « les américains cherchent depuis 30 ans à refaire un grand film classique mais Verhoeven l’a fait », je suis d’accord mais le film est également d’une actualité sans faille (par ailleurs le palimpseste est une des grandes préoccupations des films actuels les plus théoriquement chargés). Toutefois je comprends amplement que la rigueur et la froideur de la machine puisse déplaire. La brutalité de l’expérimentation est ressentit par d’autre comme un vide intégral. Je comprends qu’une œuvre qui transforme les larmes en vomi puisse déranger (à l’instant où elle reconnait l’assassin de sa famille). Quoi qu’il en soit les détracteurs ont tout de même ressentis ce qu’il fallait ressentir, d’où leur hermétisme à tant de froideur. Les rejets vis-à-vis du film me confortent dans l’idée du grand film sans concessions.
Toutefois la froideur n’implique pas que l’œuvre soit inhabitée, j’étais bouleversé à la sortie du film et je le suis toujours. Si l’on ne se retrouve pas face aux larmes nous sommes devant une fatalité, un drame profond qui transforme une femme en machine de guerre irréductible. Un évènement qui crée l’inverse de l’état dépressif, la mort intérieure.
Bouleversante est cette histoire qui se clôt des années après avec un personnage inchangé, toujours au front, au cœur d’un un autre combat, la renaissance de Rachel n’a pas eu lieu.
Mulholland Drive et Black Book, deux préoccupations similaires, l’affect, deux intertextualités identiques, le cinéma des années 50, un choisit la présence absolue de l’affect et l’autre une absence parallèle. Le vertige et la brutalité, le passage de l’intérieur à l’extérieur de la chair. Mais tout ceci demeure des sensations dont seul quelques immenses cinéastes nous ont offert des excroissances cinématographiques parfaites. Malgré les réticences, Verhoeven est de ceux là et il ne faut réduire son film ni au pamphlet provocateur ni à l’intertextualité.
Vous pensez que ce chef d’œuvre n’a pas d’âme ? C’est peut être dû au fait que son sujet soit la perte celle-ci.
Le seau plein de merde est de la provocation ? Mettez vous à leurs places, ils la prennent pour une traitre et elle est inatteignable, la souiller de l’intérieur est peine perdue.