Ben moi, je le mettrai assez haut, et je n’ai pas vraiment de reproches à lui adresser. Quand bien même le tournage a été compliqué, on se retrouve quand même ici avec une facture assez impressionnante et un résultat exemplaire (oui, il y a des transparences foirées sur certains plans du train, c’est pas la mort et ça ne nuit en rien à la scène sur sa longueur). Ce qu'on pourrait effectivement reprocher c'est que la série fasse du sur-place en terme de formule depuis le mini-reboot de
Ghost Protocol et la reprise en main de McQuarrie (l'équipe ne change plus, on retrouve un côté série tv), mais comme je suis un peu en manque de
vrai James Bond, vous m'en voudrez pas si je signe pour la version Cruisienne.
D'ailleurs, dans celui-ci, McQuarrie dès le début assume totalement d'être devenu le Lewis Gilbert de la série avec la séquence du sous-marin qui renvoie au doublé
On ne vit que deux fois/L'Espion qui m'aimait.
J'ai toujours beaucoup apprécié sa réal, à s'inscrire dans les pas d’un cinéma d’action qui insiste sur le travail de recherche en amont pour faire infuser ensuite via les artifices de leur mise en scène la vérité cachée, intime et secrète de leurs personnages (du type Frankenheimer, Friedkin ou Mann en moins jusqu’au-boutiste). Avec ce style qui s’appuie sur une « véracité » des éléments proposés, le choix des angles de cadrage et des infos convoyées dans l’image sont autant de pièces d’un puzzle dont le modèle n’est perçu qu’en suivant le film. Même les passages de parlotte, Covid oblige, restent dynamique : il essaie à ce que des cadrages ne se répètent pas dans une même scène, mais convie plutôt le poids de la parole ou des infos à repérer (cf la scène dans les bureaux de Langley). La filature dans l’aéroport est à ce titre une réussite dans la manière de se servir de l’environnement pour caractériser les protagonistes et leur relation naissante. Mc Quarrie se permet par exemple de jouer avec les reflets : dans les vitrines, dans les lunettes même d’Ethan quand il rencontre Grace, puis dans le couloir d’embarquement, où Grace « devient » Ethan alors qu’un panneau est placé derrière la vitre qui les sépare.
L’aéroport utilise également une autre figure de style de l’univers McQuarrien, à savoir le décor qui possède comme les héros et leurs opposants (des versions maléfiques de l’IMF) son double négatif. Ainsi, on suit Ethan et Grace dans la partie touristique de l’aéroport, et en parallèle Benji dans les entrailles de celui-ci, au cœur du système d’acheminement des bagages. C’est un outil récurrent dans les trois McQuarrie : le réservoir hi-tech au Maroc qui mène à un égout sordide dans
Rogue Nation, Paris et ses catacombes dans
Fallout, où ici Rome et le tunnel de métro.
Il y a également une fétichisation des objets et autres détails qui parsèment le film : la clé-mcguffin qui est tour à tour un crucifix en pendentif ou une arme de destruction massive en est l’exemple le plus évident. Mais il y a aussi le briquet qui va symboliser la présence d’Ethan avant qu’on le voit ; les passeports qui encadrent le reflet de Grace dans une table alors qu’elle se fait piéger par la police ; la natte de la mercenaire qui va tenter d’abattre Ilsa et qui sert à identifier son cadavre qui va faire croire à la mort de cette même Ilsa, dans l’embuscade du début ; la jupe écossaise de Paris…
J'avais été un poil gênè par le vernis de sérieux de
Fallout (symbolisé par l’utilisation de ce steak à moustache d'Henry Cavill) mais McQuarrie compensait par la surenchère de pif-paf-boum... ici, le fait qu'il n'essaie pas de se toper et qu'il assume une fusion entre l'action et la comédie (deux genres que j'affectionne malmenés par ces conneries de méta-postmodernisme-de-mes-couilles) notamment avec un foisonnement de couleurs à l'écran. Après la monochromie du précédent, ça fait du bien de se rappeler ce que c'est que le bleu -le costume de Tom Cruise-, le vert -la forêt-, le rouge -la pièce où Paris "meurt" et le jaune : mon épouse me dit que tous les éléments et lieux qui servent d'objectifs sont en jaune en hommage au jeu vidéo d'
Uncharted (genre la clé, le tribunal à Rome, la fiat, les bougies qui tracent la course de Hunt dans le Palais, même des éléments sur l'Orient Express), j'aime bien l'idée.
Il me semble qu'autant Rogue Nation collait au point de vue d'Ilsa, d'où l'idée de danger permanent qui fait du film une gigantesque scène de tension, ici on s'appuie sur le regard de Grace : plus malicieux, plus émerveillé et plus "innocent" aussi (son rêve d'enfant perdu, tombée dans l'anraque pour assouvir ses goûts de luxe). Les décors ont rarement eu ce côté aussi "terrain de jeu", bien loin du tourisme de luxe de Ghost protocol : c'est un peu un regard d'enfant : l'aéroport, le palais, les Alpes autrichiennes, tout paraît démesuré. Il y a une légèreté constante dans les scènes d’action où McQuarrie saupoudre ce que Brad Bird servait à la louche. Comme la séquence de poursuite où la voiture jaune-Titi est poursuivie par un méchant Grosminet sous la forme d’un 4x4 noir. Et lors du carambolage de début, quand le camion des méchants percute la bagnole de police que Grace conduit, on reste à l’intérieur du véhicule tandis qu’on aperçoit une moto sans conducteur percuter un homme de main. Plus tard dans le film, d’autres situations animées sont retranscrites en dur, comme lorsqu’Ethan envoie valdinguer un autre nervis à travers la vitre de l’Orient Express, après avoir déboulé en parachute de l’autre côté du wagon.
Les divers composants visuels anachroniques du film (la Fiat 500, l’Orient-Express, le combat de cape et d’épée, où Grace porte même une tenue qui la ferait passer pour une pirate, des mercenaires qui mènent une embuscade à cheval dans le désert…) claironne que le film s’inscrit dans une tradition du film d’action qui dépasse les frontières du temps. Avec son ton épisodique, ses sauvetages de dernière minute, et son appétence pour les cascades en dur,
Dead Reckoning opère un grand écart entre
Les Espions de Lang et
Le Mécano de la générale de Keaton. On pourrait même, pour Lang, voir dans cet épisode une sorte de Mabuse revisité avec cette Entité tentaculaire qui se lance à la conquête du monde à l’aide de ses agents et en jouant sur les faiblesses de ses adversaires à l’aide d’une intelligence implacable. L’image étonnante d’une armée de dactylos tapant à la machine les secrets inavoués des autorités gouvernementales US ne déparerait pas dans un des gigantesques blockbusters muets de Lang de sa période allemande.
Mais on peut aussi voir dans l’Entité, le thème récurrent des
Mission : Impossible : l’Homme contre la Machine, thème immortalisé dès le premier épisode par le casse de Langley. Une scène qui renvoyait au
2001 de Kubrick, film-totem qui réapparaît tout au long de la série : dans le labo du 2, lorsque Brandt lévite dans le 4, quand Hunt doit retirer les disques du réservoir. Le réservoir préfigure d’ailleurs la représentation graphique de l’Entité avec ce trou noir entouré de sinueux traits bleus. Le motif du cercle parcourt également tout
Dead Reckoning : outre l’entité, le cadran de la montre de Gabriel, les bombes sur le chemin de fer, les tours de voiture que fait la Fiat avant de s’échapper, il est omniprésent lors des premières scènes dans le sous-marin Sébastopol.
D’où également l’acceptation tacite de toutes les emmerdes qui tombent sur le coin de la gueule du pauvre Ethan Hunt. Sans menace, pas de gloire. Et l’astuce est dès lors de montrer l’équipe du héros agir comme des criminels tout du long. Hunt et l’IMF utilisent des méthodes similaires à celles de l’Entité : voir la séquence d’interrogatoire de Grace par Ethan, lorsqu’il prétend être son avocat, qui se déroule en miroir du questionnaire posé à Benjy lors de l’alerte à la bombe du début. D’où également la remarque amusée qui admet que le programme du film est toujours le même (sauf dans le deuxième) : désavouer Hunt et son équipe pour qu’ils aient le maximum de liberté à évoluer.
Et plus que comme des espions (DePalma), des pistoleros des temps modernes (Woo), des fonctionnaires de la CAF en butte avec leur hiérarchie au sujet de la déconnexion au travail (Abrams), ou un groupe de super-héros (Bird), McQuarrie dépeint l’IMF avant tout comme une bande de voleurs (on ne se refait pas après avoir écrit l’un des plus célèbres films de braqueurs de l’histoire du cinéma). L’utilisation de l’architecture aux accents religieux de Venise et la description de l’Entité en œil géant dans le ciel témoignent du questionnement moral du réalisateur sur les actions des protagonistes. Ilsa dans les précédents, et maintenant Grace dans celui-ci, sont les personnages à même de challenger Ethan Hunt sur le terrain de légitimité de son combat et sur les jeux d’ombre des services secrets. Un combat où on implique même l’Archange Gabriel et une Marie-pleine-de-Grâce…
De plus, n’étant pas un inconditionnel de Cruise (un bon acteur, mais comme
MI2 l’a démontré, c’est pas Chow Yun-Fat non plus, faudrait voir à se calmer), je ne l’ai jamais trouvé très convaincant dans le domaine de l’humour (et oui, je compte ses bouffonneries dans
Tropic Thunder, qui me plombent légèrement un film que j’apprécie malgré tout). Mais le duo avec Hayley Atwell fonctionne à plein régime : elle fait un peu tout le boulot mais il ne rate aucune des balles qu’elle lui envoie. La course-poursuite/partie de baise-en-ville arrive même à être mignonne : comme dans ce petit moment où McQuarrie cadre en contre-plongée Ethan et Grace qui réarrange leurs mains menottées pour les tenir comme un couple.
Néanmoins, là encore,
Rogue Nation a toujours
un je-ne-sais-quoi
qui lui donne un avantage indéfinissable
mais certain.
Concernant le sort d’Ilsa
Puisqu’on est sur le sujet de la féminisation réussie de la série, rappelons que le véritable cinquième Beatle de Fallout, Vanessa Kirby, offre à nouveau une prestation de feu, ainsi que la meilleure cascade du film : son magnifique retroussement de nez. (Donc, franchement, qui aurait envie d’être Stuart Sutcliffe quand on peut être Billy Preston, vous le demande-je ?)
Et j’aime qu’on nous la montre fragile, quelques minutes avant d’aller traiter avec Kittridge. Comme pour les lentilles de Grace, son « masque » craquelle avant que cette dernière ne la remplace : une insertion de plus de l’humanité des personnages dans la mécanique bien huilée.
Humanité toujours, dans ces visages vieillis, murs et/ou fatigués de l’équipe de l’IMF qui là encore parachèvent l’univers visuel de McQuarrie : les kilos en trop de Luther, la calvitie rampante de Benji, les joues qui fondent de Ethan Hunt… tout ceci allant à l’encontre d’une industrie en plastique. Et même s’il faudra bien un jour que Tom Cruise accepte son âge, et si on n’est pas dans l’autodérision Eastwoodienne, on progresse. Ravi aussi de revoir Kittridge même s’il ne sait toujours pas quand Ethan s’énerve. La révélation que la NSA est responsable de tout le bazar est aussi appréciable en ces temps de disette et de reddition des blockbusters à l’Ennemi.
Humanité enfin, avec la deuxième équipe IMF qui se crée petit à petit avec Not-Chris McQuarrie et Not-Michael B. Jordan, tous deux très bons, notamment celui qui nous refait Tommy Lee Jones dans
Le Fugitif, avant que… moment suspendu… Hunt ne soit emporté comme « un cerf-volant dansant dans un ouragan » Ne crois pas que je n’ai pas vu que tu montrais aux responsables de
007 Spectre comment réussir un Bond, Christopher, ne le crois pas. (Mais maintenant, tu peux faire un Indy, quand l’indice musical de la croix retentissait à la fin, j’avais des vibes des
Aventuriers…)
Bien sûr, après avoir triomphé de la Chimère, Ethan Hunt doit actuellement plier le genou face au
Barbenheimer, l’Hydre à deux têtes du complexe militaro-industriel, mais je crois en les ressources de l’IMF de revenir pour un dernier tour de piste quitte à l’improviser en pleine apocalypse hollywoodienne. Parce que si quelqu’un est bien capable de jouer les Monsieur Loyal dans un chapiteau installé sur un volcan en éruption, c’est bien Chris McQuarrie.