Le justicier de Gotham City attire les voyous comme l'Amérique les terroristes. Tel George Bush, il combat l'axe du Mal, mais fait l'expérience de sa propre culpabilité. Résultat : une fable bizarre et politique
Franchement, avec ses oreilles de hyène, le gars a l'air évadé de l'asile. La cape de mousquetaire, le masque de carnaval, les collants quinze deniers en spandex tricoté main et les gants de métallo, passe encore. Mais les oreilles ! Batman est insensible au ridicule. Il est aussi imperméable aux balles, expert en kung-fu, spécialiste du CAC 40 et totalement allumé : il se prend pour le Justicier ultime, le manieur de Kärcher absolu, la terreur des vide-goussets et des racailles de Villiers-le-Bel. Dans «The Dark Knight» (titre qui sonne mieux que «le Chevalier noir», des fois qu'on se méprenne et qu'on croie qu'il est africain), Batman change de costume (Kevlar tressé), de résidence (un loft en béton), d'armes (il utilise des téléphones portables), de moyen de transport (une moto à roues de tracteur). Sous la direction de Christopher Nolan, il devient même infréquentable, acceptant à la fin de passer pour un dégueulasse (ce qu'il n'est pas) pour de nobles motifs. Le film est beau à regarder, le scénario est boiteux, les bagarres sont spectaculaires, et l'ambiance, ah ! l'ambiance... Elle est sombre, glauque, poisseuse. Six policiers sont tués; Rachel, l'héroïne, est brûlée vive; le district attorney Dent est transformé en répugnant zombie, et les salauds ne vont pas en enfer. Est-ce un spectacle pour les enfants ? Sûrement pas. Pour les adultes ? Peut-être. Pour les fans ? Décidément non. Alors ?
Alors c'est Christopher Nolan qui a le dernier mot : «Batman s'épanouit dans l'angoisse existentielle.» Un personnage de bande dessinée est devenu un héros sartrien. Le réalisateur ressemble à ses créatures : moitié anglais, moitié américain, toujours vêtu de noir (il possède plusieurs dizaines du même costume), élevé à Chicago mais ayant fait ses humanités à Londres, Nolan a de Batman une conception curieuse. Dans «The Dark Knight», il en fait un gladiateur déchu, une sorte de catalyseur du chaos. Sa seule présence attire les malfrats, qui engagent le Joker pour lui faire la peau, ce Joker ricanant qui est «une pure forme d'anarchie». Ce dernier, méchant, abject, cynique, terroriste, est incorruptible : «Certains hommes sont sans but logique. On ne peut les acheter, les intimider, les raisonner ou les amener à négocier. Certains hommes veulent juste voir le monde en feu.» Bref, le Joker, c'est Ben Laden grimé en clown triste. «Nous vivons dans un monde sinistre», résume Nolan.
En gros, «The Dark Knight» est la suite de «Batman Begins» : Nolan se réapproprie la légende. Cette fois-ci, la pègre de Gotham City voyant ses affaires mises en péril par Batman (Christian Baie) s'est unie sous la houlette d'un truand chinois, Lau, et a viré ses avoirs à Hongkong. Les voyous ont ensuite engagé le Joker (Heath Ledger, mort après le tournage) pour combattre l'homme chauve-souris dont tous ignorent l'identité. Bruce Wayne, le respectable héritier qui est la raison sociale de Batman, observe la situation : son ex-fiancée, Rachel (Maggie Gyllenhaal) , est tombée amoureuse d'un jeune district attorney, Harvey Dent (Aaron Eckhart) , courageux et résolu. Celui-ci mène le combat contre les forces du Mal avant de succomber lui-même à une attaque atroce du Joker : brûlé, défiguré, amer, Dent se mue en kamikaze sous le pseudonyme de Double-Face. Tandis que les cadavres de flics s'accumulent, que la présence de Batman semble être un défi lancé aux bas-fonds et que le commissaire Gordon (Gary Oldman) se sent trahi de partout, la situation empire : tous se tournent contre Batman, désormais chargé de tous les péchés. De héros, il devient paria...
Deux heures et vingt-sept minutes pour raconter cette histoire, c'est beaucoup. C'est même trop : les incohérences s'accumulent (pourquoi un type qui peut voler se déplace-t-il à moto ?), les intrigues se télescopent (que vient faire l'inutile Lau dans cette potée ?) , les morceaux de bravoure se succèdent (ce n'est pas ce que Nolan fait de mieux), et pourtant il reste un réel talent : celui de faire de «The Dark Knight» une bizarrerie à résonances politiques, une sorte de pulp fiction absurde et actuelle. Nous sommes loin du «Batman» de Tim Burton (1989), encore plus loin du personnage créé par Bob Kane et Bill Finger en mai 1939 dans «Détective Comics» n° 27. Du propre aveu de Kane, Batman a été inspiré par deux films, «le Masque de Zorro» et «The Bat Whispers» : il est composite et a connu diverses incarnations. Infatigable auxiliaire de police dans les années 1940, il a été soupçonné d'homosexualité dans les années 1950, s'est intéressé aux extraterrestres dans les sixties, et après une période de décadence (feuilleton télé kitsch de 1966) est revenu en force en 1987 sous la plume de Frank Miller, dessinateur génial qui a inventé le concept de «The Dark Knight». C'est évidemment Frank Miller qui est la source d'inspiration du film, bien que son nom ne soit jamais cité au générique : on retrouve le pessimisme, la dureté, la sécheresse de ce comics artist qui voit dans le personnage de Batman «une force obscure, au-delà de la Loi».
Or Frank Miller est un énervé ultraconservateur. Ainsi, en ce qui concerne la guerre en Irak, il a déclaré (en janvier 2007) : «J'entends beaucoup dire : «Pourquoi avons-nous attaqué l'Irak ?» Personne n'a demandé pourquoi nous sommes entrés en guerre après Pearl Harbor. Nous nous sommes alors attaqués à une forme de fascisme global, nous faisons la même chose aujourd'hui.» Le maître à penser de Frank Miller est Ayn Rand, philosophe violemment anticommuniste, écrivain d'extrême droite, soutien actif de McCarfhy. D'où la couleur de Batman : brun. Il est un illuminé de l'Ordre, un partisan de la Justice expéditive, un pilier de la société de classe. Malheureusement, «Batman change le monde, et pas en mieux», dit Nolan.
La malice du film est là : le réalisateur utilise les données du personnage de Miller et les met en doute. Il entache le héros d'une culpabilité lourde, car Batman attire les voyous comme l'Amérique attire les terroristes. Il aggrave. Comme George Bush, il veut combattre l'axe du Mal et il en fait partie. Dans le prochain film, n'en doutons pas, Batman va mourir. Méticuleux, ordonné, Christopher Nolan a tout prévu : «Les héros sont toujours malmenés. Après la guerre, Churchill a été licencié.» «The Dark Knight» est un film à la fois fascinant et frustrant. A vouloir jouer sur tous les tableaux, le cinéaste instaure un flou, une sorte de brume autour du mythe. Ce qui, quand on connaît Christopher Nolan, est normal. Celuici ne sort jamais sans avoir deux passeports dans les poches de sa veste noire. Parce qu'«on ne sait jamais»...
«The Dark Night, le Chevalier noir», par Christopher Nolan. En salles le 13 août.
François Forestier
Le Nouvel Observateur - 2282 - 31/07/2008