J'ai beau être un vendu à Nolan, j'ai moi-même avoué craindre qu'il me perde en s'attaquant à un genre qui me touche peu et à une époque par trop visitée au cinéma. Toutefois, il m'était impossible, au-delà de mon affection pour le cinéaste, de ne pas être curieux de voir à quoi ressemblerait sa première incursion dans la réalité historique.
Le cinéma de Christopher Nolan a toujours eu les pieds ancrés dans le réel, c'est même le parti-pris de ses adaptations de Batman, et on lui aura reproché cette approche terre-à-terre pour Inception, pourtant situé dans l'univers des rêves, mais il ne s'est jamais attaqué à des faits réels. Vu comme le rapport à la mise en scène et à l'auto-fictionnalisation a gouverné ses précédents films et motivé ses protagonistes par le passé, il était intrigant de voir quel tournant allait marquer dans la carrière du bonhomme.
En réalité, la nouvelle ère de la filmographie de l'auteur semble débuter avec Interstellar. En effet, avec Inception, en même temps que son personnage, Nolan se défaisait de son obsession liée à la culpabilité et à la nécessité d'inventer une illusion pour survivre, ce que la conclusion de sa trilogie Dark Knight confirmait, Bruce Wayne rejetant son alter ego pour évoluer. Nolan aussi se devait d'exorciser sa peur pour aller de l'avant et selon le réalisateur, son plus grand cauchemar est d'être soldat dans une guerre. À l'instar de Bruce Wayne, il exorcise sa peur en l'incarnant. Il fait Dunkerque. Mais Dunkerque n'est pas vraiment un film de guerre, du moins pas un film de guerre comme les autres. Le metteur en scène en parle comme d'un survival. En plus d'être un genre, cette notion semble également être, depuis Interstellar, la nouvelle thématique préoccupant l'auteur. Plus précisément, ce qui l'obsède, c'est l'idée d'endurer, d'attendre dans les limbes pour connaître son sort aux mains de l'inéluctable force de monde : le temps. Quelle est la seule manière de contrôler le temps? Un film. Et c'est exactement ce que fait Nolan pour rendre état de l'incroyable réalité des soldats impliqués dans l'évacuation de Dunkerque, en plongeant le spectateur dans la subjectivité de plusieurs points de vue, compactés en un temps présent recréé de toutes pièces et un film à la fois épique et intime, élémental jusque dans l'épure scénaristique mais sans jamais ne perdre l'humain.
Vraisemblablement, cela fait plusieurs films que le spectre de Dunkerque hante Nolan. Dès les premières secondes d'Inception déjà, les vagues rejetait le héros sur une plage indéfinie qui allait par la suite être définie on ne peut plus clairement comme les limbes, strate de rêve ultime, "le subconscient à l'état pur" indiquait même une réplique. Lorsque Tommy (probablement ce que Dunkerque a de plus proche d'un personnage principal) arrive sur la plage, ce qu'il voit tient quasiment du cauchemar mortifère et surréaliste. Du sable et des soldats à perte de vue. Et cette eau qui aura tôt fait de le recracher là à chaque tentative d'évasion. Une mer synonyme de mort, où l'on se jette pour atteindre le foyer, qui est là, "juste en face", mais dont la marée ramène les cadavres. La marée n'est autre que la funeste alliance de la mer et du temps et être échoué sur la plage de Dunkerque, c'est un peu comme se retrouver coincé sur la planète couverte d'eau d'Interstellar, avec ses tsunamis incessants, inéluctables, comme le temps, avec pour seul désir le retour au foyer, déjà l'objectif de Cobb dans Inception. Au même titre que les habitants de Gotham coupés du monde par Bane dans The Dark Knight Rises, les soldats sont en plein purgatoire. Avec Dunkerque, Nolan fait un film de guerre statique. "Vous savez, ces rêves où vous vous imaginez courir pour fuir un danger mais vous n’arrivez plus à bouger, vous ne pouvez pas fuir. C’est ce que j’ai retrouvé dans tous les comptes-rendus que j’ai lus sur Dunkerque. L’idée de mettre en relation cette frustration et le dénouement de l’opération, tout cela créait une puissance symbolique qui pouvait faire un film." Chez Nolan, le rêve, ou plutôt le cauchemar, n'est jamais très loin. Et l'idée de l'endurance, qui donnait son nom au vaisseau d'Interstellar, non plus. C'était également le précepte intimé à Wayne par Alfred dans The Dark Knight. "Endurez" et vous survivrez.
Dans Dunkerque, l'ennemi est invisible. Littéralement. Il est réduit à des coups de feu, des bombes, une torpille ou au mieux des avions. En ce sens, Dunkerque, c'est Duel. L'ennemi n'est même pas nommé, ni par les personnages ni par les cartons au début du film. Nolan disait que dans Interstellar, l'antagoniste était le temps et c'est encore plus vrai pour Dunkerque. Dès les premières minutes, l'action est dominée par des comptes à rebours. Des soldats qui courent et qui tombent un par un. Un plan fixe avec un soldat au premier plan et des explosions de plus en plus proche. Arrive ensuite le compte à rebours du carburant qui s'amenuise puis le compte à rebours jusqu'à la prochaine marée haute. Cependant, le compte à rebours le plus décisif du film est celui de sa structure. Nolan a toujours été fasciné par les mises en abyme : le protagoniste de son court métrage Doodlebug qui court après un insecte qu'il finit par écraser mais qui n'est autre qu'une version de lui-même, l'affiche de Memento, le journal dans le journal de Le Prestige, les rêves dans les rêves d'Inception, le Tesseract d'Interstellar... Et donc la narration de Dunkerque, allant du macro au micro, alternant trois trois unités de lieu mais surtout de temps - la plage où les soldats ont attendu une semaine, la mer que les bateaux civils mettaient une journée à traverser et le ciel dans lequel les avions n’avaient qu’une heure de carburant - que Nolan compulse en un seul et même présent constant par la manipulation de la chronologie.
La relativité temporelle était déjà explorée par le biais de la science-fiction dans Inception et Interstellar, faisant se dérouler des strates d'action simultanément mais à des niveaux de rêves ou de la galaxie différents, de manière à diégétiser les allers-retours temporels de ses précédents films (Memento, Le Prestige) où l'alternance était liée à la mémoire. Ici, l'alternance unifie en une expérience unique la triple expérience du combat, en embrassant sa nature élémentaire (eau, terre, air). Et c’est donc ainsi que Nolan se réapproprie le réel, en créant une unité de temps là où il n’en existe pas. De plus, en ce qui concernait la narration de Memento ou les flashbacks du Prestige, tout était toujours clairement expliqué, délimité. Il en allait de même pour la relativité du temps dans Inception et Interstellar. Ici, le rapport entre les temporalités est à peine expliqué par des cartons cryptiques au début du film. Il n’y a quasiment aucun indice. Nolan ne prend pas le spectateur par la main. Quand on voit un même événement revenir au long du récit, Nolan ne remontre même pas les mêmes plans. Il montre toujours un point de vue différent. Ce n'est pas juste parce qu'il fait confiance à l'intelligence du spectateur pour fabriquer le puzzle tout seul mais surtout parce qu'il veut plonger le spectateur dans le moment présent. Si le pire cauchemar de Nolan est la guerre, c’est parce que sa peur ultime a toujours été le chaos. C’est pourquoi ses personnages sont sans cesse en quête de contrôle. L’élément incontrôlable par excellence, c’est le temps. Au travers de ses films, Nolan a toujours manipulé le temps pour mieux symboliser par expressionnisme la subjectivité de ses personnages (la narration à rebours de Memento ne nous permettait pas de savoir ce qu'il venait de se passer, comme pour Leonard Shelby). En refusant à Dunkerque l'ordre le plus élémentaire, l'ordre chronologique, Nolan recrée ce chaos, étourdissant pour le spectateur, et ce n'est que lorsque les temporalités convergent enfin, au gré de ce compte à rebours général qu’est la semaine de Tommy, que la catharsis est permise.
Dans Dunkerque, les personnages ne sont pas définis par leur passé mais par leur présent. On est plus dans la mémoire, comme pour les précédents films de Nolan, on est dans l'immédiat. On n'est plus dans le passé qui hante le présent. Le souvenir, c'est le film entier. La mémoire est dans l'éclatement chronologique et de points de vue, comme une peinture impressionniste de l’évacuation, composée de plusieurs micro-séquences. Pas de trauma, pas d’arc, rien de didactique, rien qui ne pourrait valoir à Dunkerque d’être bêtement qualifié de « film de scénario » comme le furent certains des précédents films du cinéaste. Les personnages n’ont même pas un simple totem comme les affectionne Nolan (les objets volés dans Following, les affaires de feu sa femme dans Memento, le stéthoscope dans Batman Begins, la pièce dans The Dark Knight, le totem d'Inception, la montre d'Interstellar, tous ces objets qui déclenchent le souvenir). Dépouillé et quasi-muet, dépolitisé et humanisé, Dunkerque est une expérience sensorielle. Nolan l’a pitché à Warner Bros en affirmant qu’il s’agirait de "réalité virtuelle sans casque". Un argument de vente qui trouve tout son sens lorsque le film est vu comme il se doit : en IMAX.
L'IMAX ne permet pas au spectateur de tourner la tête pour avoir une vision à 360° mais s'étire tout de même non seulement sur les côtés comme un format Scope mais également en hauteur. Il couvre la périphérie de la vision humaine. En plus d'épouser cette focalisation interne, le format 1.43 est également parfait pour rendre état de la verticalité du soldat isolé dans le cadre. Rectangle presque carré, dès lors qu'il se renverse, il nous fait perdre nos repères, qu'il s'agisse de la ligne d'horizon qui fait basculer ciel et mer ou d'un navire en train de couler. Immersif et vertigineux, il permet également de garder l'immensité de la mer ou de la plage dans le même cadre que l'immensité du ciel, autant de vastes étendues inéchappables, autant de limbes, tout en rendant les gros plans claustrophobiques, habitant tout l'espace du cadre avec buste de l'acteur, enfermé dans son cockpit. Parmi les rares séquences passant au format Scope, certaines accentuent également cette enfermement en imposant, sur un écran IMAX, des barres noires. Intense de bout en bout, dans l'action comme dans le suspense, Dunkerque est également étouffant.
En retrouvant une fois de plus le directeur de la photographie Hoyte von Hoytema, Nolan se défait définitivement de la chaleur que ses collaborations avec Wally Pfister pouvaient présenter. En signant son film le plus court depuis son premier, Nolan se fait plus brut et vériste que jamais, sans images de synthèse superflues ni mouvements de caméra impossibles lors des dogfights, que Nolan décrit comme "non pas des poursuites en voiture mais des parties d'échecs". Ce que l'on ressent durant ces scènes, c'est la difficulté de la stratégie et l'humain au coeur de l'action. Même lorsque Nolan nous montre la plage vue d'en haut, ce n'est pas une plongée divine mais le point de vue des pilotes. Nombre de personnages nolaniens "meurent en héros ou se voient devenir le bourreau". Ici, il n'y a ni héros, ni bourreau. Que des survivants. L'émotion dans Dunkerque est sèche mais réside dans l'humanité qui se dégage du film et d'images aussi belles que celle d'un avion survolant la plage qu'il a protégé, la dilatation du temps opérée par Nolan faisant durer ce moment élégiaque. Après le pessimisme de ses débuts (de Following à The Dark Knight) et son optimisme récent (Inception, The Dark Knight Rises), Dunkerque se termine sur la même note douce-amère qu'Interstellar, avec un dernier plan lourd de sens, mais n'oublie pas que "la nuit est la plus sombre avant l'aube".
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