Alors on va calmer les ardeurs (de ce qui auraient été ardeurisés par certains retours), c'est pas
"le meilleur film de Spielberg depuis Munich".
Je sais que cette déclaration emphatique n'implique pas que
Pentagon Papers est aussi bon que
Munich mais je ne trouve même pas le film aussi bon que
Lincoln (je sais que
Lincoln n'est pas plus apprécié que ça ici bas mais vous êtes dans le faux).
Non, c'est plutôt du niveau d'un
Bridge of Spies, pour être tout à fait honnête. Après, en dehors des thèmes chers à l'auteur, de la présence de Tom Hanks et du fait qu'il s'agit d'un film inspiré de faits réels, les deux films n'ont pas tant de choses à voir l'un avec l'autre. Et je préfère
Pentagon Papers. C'est juste qu'en sortant du film, j'avais tout de même l'impression qu'il s'agissait une nouvelle fois d'un Spielberg mineur. Je n'aime pas faire ce genre de qualifications à l'emporte-pièce à chaud parce que, comme je l'ai déjà maintes fois répété, la définition du terme varie et le recul me paraît nécéssaire pour décerner à un film ce statut.
Disons que c'est un film qui, surtout quand on connaît l'historique de sa mise en production, paraît avoir été fait dans l'urgence, pour le meilleur et pour le pire.
"Pire" est un mot bien trop fort pour ce que j'aurai à reprocher au film, qui se limite principalement à un scénario qui aurait sans doute mérité quelques passes supplémentaires. Disons que, quand je regarde
Lincoln, je sens dans chaque scène, chaque personnage, chaque réplique, qu'il s'agit d'une entreprise portant le poids des années de travail sur le scénario. Ce n'est pas un hasard si le film a mis plus de 10 ans à se faire.
Je pense qu'avec un peu plus de temps,
Pentagon Papers aurait pu atteindre ce niveau de perfection.
Mais ce n'est pas le projet du film.
En l'état,
Pentagon Papers brille par le "meilleur" de la démarche.
Si j'évoque aussi souvent
Lincoln, ce n'est pas juste parce qu'il s'agit, à mes yeux, du dernier Spielberg exemplaire, mais parce qu'il s'agit sans doute du film le plus proche dans le fond et dans ses mécanismes de
Pentagon Papers. Ce sont deux films intéressés par la procédure, par l'union d'un groupe de gens, souvent dans des bureaux, quand ils ne sont pas sur le terrain à oeuvrer de manière illégale malgré l'institution qu'ils incarnent, et par l'urgence. Il faut acquérir suffisamment de votes pour faire passer le 13ème Amendement avant la fin de la Guerre. Il faut mettre la main sur les Pentagon Papers afin de traiter du sujet dans notre journal pour qu'il soit pertinent.
Le film revêt ainsi un aspect méta vis-à-vis de son intrigue. Pour Spielberg, il fallait faire ce film
"cette année ou jamais". Il fallait faire le film au plus vite afin de parler de Trump et de la position des femmes.
À propos du
Bon Gros Géant, j'écrivais ceci :
Au bout de 30 films, les thématiques récurrentes de Spielberg sont désormais connues de tous.
La communication a toujours été LE thème sous-jacent de toute sa filmographie, que ce soit celle entre les humains et les extra-terrestres ou celle entre Israëliens et Palestiniens. Cela dit, depuis quelques films, l'auteur parle plus spécifiquement de communication par le biais du
storytelling - Tintin qui n'a de cesse de dire
"I'm always looking for a good story. That's my job", Lincoln et ses anecdotes pour amadouer ses interlocuteurs - et
The BFG est la première fois qu'il parle aussi frontalement de sa propre fonction de conteur d'histoire. D'ailleurs, j'aime ce que le film dit des rêves mais également des mauvais rêves, qu'ils sont là pour nous préparer, nous protéger, qu'ils sont un mal pour un bien. Un peu comme les compromis nécessaires au progrès de
Lincoln.
Pentagon Papers continue de creuser cette pensée.
L'aspect que je n'avais pas évoqué l'an dernier en parlant de cette idée, c'est la notion de responsabilité. Ces derniers temps, j'ai plusieurs fois remis en question la bêtise de l'appellation "films sérieux" affublés aux drames historiques de Spielberg.
La Liste de Schindler n'était pas le premier de ces drames historiques mais il était le premier à témoigner, au travers de son protagoniste mais également de l'approche de son auteur, de cette responsabilité qui lui incombe. Un devoir, en tant que cinéaste le plus célèbre, en tant que nom qui attire les foules plus qu'aucun autre. C'est le vrai tournant entre ses drames historiques d'avant et ceux d'après, je dirais. Je me
dois de parler de l'Holocauste. Je me
dois de parler du conflit israëlo-palestinien et du terrorisme. Je me
dois de parler de la liberté de la presse et de l'oppression patriarchale.
Il ne s'agit donc plus de la communication entre ses personnages mais de la communication entre l'artiste et le public. Et le parallèle n'a jamais été aussi marqué qu'ici, où l'histoire qui est contée n'est autre que l'Histoire. Lincoln avait pour responsabilité de diriger le peuple, même s'il désapprouvait. Le Bon Gros Géant avait pour responsabilité de le divertir. Le Washington Post a pour responsabilité de l'informer. Le Bon Gros Géant + le Washington Post = Steven Spielberg. Il a juste choisi un autre support pour raconter ses histoires mais peu importe le média, la communication reste la meilleure arme.
Dès la première scène, alors que des soldats se préparent, l'un d'eux n'a pas un fusil mais une machine à écrire. Au-delà de la filiation avec le Caporal Upham d'
Il faut sauver le soldat Ryan, c'est le premier symbole du propos de Spielberg. Au-delà du double message évident dès l'annonce du projet sur le 1er Amendement et l'émergence d'une femme dans un monde d'hommes (et d'un sous-propos moins attendu opposant l'intégrité au capitalisme ou à l'amitié), c'est la façon dont il caractérise les machines à écrire comme des flingues, les lettres gravées des machines d'imprimerie comme des balles que l'on insère une à une dans un chargeur, les paquets de journaux comme des bombes qu'on lâche devant le Capitole, le travail d'investigation comme une mission d'espionnage, qui font du film une lettre d'amour énervée au métier de journaliste. Jadis, les
"men on a mission" de Spielberg étaient flic et pêcheur (
Les Dents de la mer), soldats (
Il faut sauver le soldat Ryan) ou agents du Mossad (
Munich). Aujourd'hui, ce sont des politiciens (
Lincoln) et des journalistes.
Il faut voir le film s'attarder sur les détails d'une époque analogique où un bout de papier devait être emmené à la main par un coursier d'un endroit à un autre en vitesse et en secret pour comprendre ce qui fascine Spielberg dans le quotidien de ces hommes et femmes en qui on place notre confiance pour nous dire ce qu'il se passe dans le monde.
Il faut voir cette scène, tout droit sortie de
Munich, dans laquelle un journaliste retrouve un informateur dans une chambre de motel où les papiers incriminants tapissent la pièce et Kaminski éclaire la scène comme si la lumière, symbole de révélation chez Spielberg, provenait directement des feuilles, de l'information, projetant les ombres des deux personnages sur les murs derrière eux de façon puissante et menaçante.
Dans la réa, c'est clairement pas le Spielberg de
Bridge of Spies. Quand je parlais de film fait dans l'urgence plus haut, cela se manifeste également dans la forme visuelle. C'est comme si Spielberg avait lu le scénar et appelé Janusz pour dire
"on se retrouve sur le terrain, faut y aller maintenant!" et qu'il n'y avait pas le temps de foutre un pied de caméra. C'est pas du Dogme non plus hein mais l'énergie qui se dégage de ce film semblablement tourné caméra au poing est dingue. J'ai eu l'impression que le film durait 20 minutes. Spielberg est le roi du mouvement de caméra motivé. La caméra ne bouge jamais pour rien. Ainsi, même lorsqu'il laisse durer les plans, la mobilité de la caméra, épousant toujours la façon dont les acteurs circulent au sein du décor, rend le film plus vivant que jamais. Et ce n'est pas pour autant que Spielberg en oublie de composer ses cadres. L'énergie est celle d'un reportage de guerre mais la mise en scène exploite les magnifiques décors, qu'il s'agisse des bureaux du journal ou des luxueuses demeures, afin de créer des oppositions, des espaces clos ou des lignes de fuite angoissantes.
Il y a aussi toutes ces façons de
blocker la scène autour de Meryl Streep.
Si la performance inattendue de l'actrice, toute en vulnérabilité et hésitation, ne suffisait pas, Spielberg ne cesse de l'oppresser en plaçant plusieurs acteurs masculins dans le cadre avec soin, soulignant son effacement délibéré. Comme il en a l'habitude, il va même jusqu'à reprendre la composition d'un tableau de Norman Rockwell où plusieurs hommes entourent une femme, prenant les décisions à sa place. Ce que l'histoire vraie offre de magnifique au récit, ce n'est pas juste la confluence entre un combat contre le gouvernement et l'histoire d'une femme qui prend conscience de sa force, c'est la réalisation qu'il s'agit dans les deux cas d'un seul et même problème : la censure de la parole. Celle, au grand jour bien que drapée derrière un patriotisme faux-cul, de la presse et celle, insidieuse parce que systémique, des femmes. Et la corrélation entre la libération de la parole d'une femme et le tournant permis par les conséquences est la plus belle leçon que la réalité pouvait donner (il y a d'ailleurs une scène dont le didactisme est compensé par le fait qu'il s'agit pour une fois non pas de
mansplaning mais de
womansplaining, ouvrant les yeux au protagoniste (très) masculin, ce bon vieux
newsman interprété par un Tom Hanks plus brusque qu'à l'accoutumée). Elles peuvent changer le monde.
À l'heure où Time Magazine choisit comme personnalité de 2017 les briseuses de silence ayant lancé le mouvement des accusations pour agressions sexuelles,
Pentagon Papers se fait particulièrement actuel. Les choses commencent à peine à changer et cela se fait encore dans la douleur. Quarante-six ans séparent les événements du film de la présidence de Trump mais le film ne se contente pas de dresser un parallèle entre les agissements de Nixon - toujours filmé de la même manière : de dos dans son bureau, de véritables enregistrements de ses propos se substituant à des répliques, et toujours dans l'encadrement de la fenêtre de la Maison Blanche, un son drone et menaçant conférant tout son poids effrayant à l'institution - et ceux de Trump et ses accusations de
"fake news", il se termine presque sur une menace.
Munich choisissait comme image finale les tours du World Trade Center comme constat désabusé du cycle sans fin et inepte de la vengeance. L'épilogue de
Pentagon Papers est plus grossier mais surtout plus vénère, une menace proférée avec un sourire narquois, faisant du film comme une préquelle à l'affaire du Watergate, qui dirait
"vous n'êtes plus intouchable. Vous allez tomber."