Le film m'a d'abord touché par l'inconscient cinématographique qu'il remue : le début au Viet-Nam fait penser au "Steel Helmet" de Fuller, l'intrigue en elle-même aux "Hommes du Président", mais surtout à la "5ème Victime" de Fritz Lang (le jeu de Tom Hanks rappelle d'ailleurs beaucoup celui de Dana Andrews), voire "Chaînes Conjugales" de Mankiewicz.
C'est de la fiction de gauche réussie : j'apprécie le souci du film de n'être pas manichéen, en défendant McNamara, tout en étant ferme sur l'idée qu'il n'y pas de démocratie ou même de paix sans le risque du conflit. La mise en scène est forte sans être formellement transcendante "Bridge of Spies" était en effet plus marquant, explorant et combinant les espaces : Berlin-Est, la haute atmosphère du U2, les wagons de train de New-York de Berlin, pour tout ramasser sur le lien quasi-amoureux entre Hanks et Fischer. Ici, les scènes entre Hanks et Streep ont un petit côté "Au théâtre ce soir", la mise en scène et l'écriture sont plus réussies dans les scènes chorales dans la rédaction (avec l'impression de à la fois agréable et en même temps bizarrement derengeante de reconnaître les acteurs, comme s'ils étaient familiers, alors que c'est la première fois que je les vois à l'écran), même si j'ai l'impression que Spielberg se place un peu à la remorque d'une série comme "Mad Men", notamment dans le grille de lecture qui transfère sur la lutte sexuelle et le genre ce qui a l'époque était plutôt une opposition de classes plus englobante.
J'aurais aimé en effet que le film reste un peu plus au Vietnam, et verse un peu moins dans la chronique culturelle de l'époque (parfois un peu agaçante, les fumées obstensibles des passagers des avions, le panoramique sur la Coccinelle lustrée, les scènes où les coursiers manquent de se faire écraser pour faire admirer les accessoires automobiles), mais en même temps cela lui donne une patine un peu kitsch qui l'allège et sert justement le propos du film : les journalistes mettent au début sur le même plan le mariage de la fille de Nixon et la Guerre du Vietnam (et négligent le fichage des militants de gauche par Hoover) , avant de finalement comprendre, lentement, quel sujet prime, dès lors que le risque qu'ils prennent est à la fois individuel et partagé par tous. La réalité de la guerre est aussi assez habilement réintroduite à la fin du film, par le furtif mais beau personnage de la coursière du tribunal qui a son frère toujours engagé.
Le point fort du film est quand-même l'angle du récit, et d'assumer le fait que Washington Post, dont on suit les péripéties de l'intérieur, n'a, finalement, pas eu un rôle si décisif que cela dans la fuite (dont le contenu n'est pas non plus transcendant, il s'agît de toute manière d'une expertise politique déjà présente dans la société civile et le discours intellectuel auquel on pouvait accéder à l'époque : le scoop n'est pas que le pouvoir politique agit mais qu'il doute), interne à la fondation Rand (qui existe encore et une belle officine de lobbying militariste républicain), probablement couverte par McNamara lui-même, et impliquant surtout les rivaux du NY Times, notamment en ménageant habilement la pirouette finale
, et en laissant à la source de la fuite la liberté de se révéler elle-meme et d'articuler finement la leçon politique du film. Cela fait, habilement, de la responsabilité et du consensus démocratique un hors-champs nécessaire, que toute la difficulté est de rendre implicite et de dé-théatraliser, il doit basculer du drame vers la "structure".
Formellement un bémol : la musique un peu trop directrice.
Par contre j'ai adoré la manière dont Spielberg filme les photocopieuses et rotatives : des monstres dotés d'une vie autonome. La technologie est faite de géants à la fois puissants et inconscients d'etre mortel, fétichisés malgré leur obsolescence (cela rappelle d'ailleurs le Balzac des Illusions Perdues). Le plan (quasi) final est très beau, il montre un monde mort, puissant et minoritaire, celui du travail mécanique, qui se transforme peu à peu en information et en flux. Spielberg à aussi une belle manière de faire sentir que Washington est une sorte de zone frontière culturelle et politique assez floue entre le Nord et le Sud des Etats-Unis, rien qu'à travers la barraque de Meryl Streep. Cette identité, plutôt que ses opinions, explique ses balancements
Le film a a été applaudi dans la salle (bilingue) où je l'ai vu à Bruxelles, et j'étais quand-même content qu'il le soit. J'y voyais un écho du rejet de Trump, mais aussi une critique indirecte de la communication-twitter de quelqu'un comme Francken (qui vise parfois à intimider l'opinion, plutôt que les adversaires partisans, et s'exclut lui-même de l'idée d'une continuité entre représentation politique et gouvernement). Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu le public réagir autant et aussi spontanément à un film.
Il y a quand-même des belles choses dans le film. Les relations entre les trois générations de femmes du côté de Streep. La scène où Hanks tient le ballon de la petite fille, qui lance un travelling superbe qui s'arrête au jardin où elle joue, l'idée aussi de caractériser Hanks et Streep à partir de leurs enfants (la petite-fille de l'une qui n'ose pas récupérer le ballon, celle de l'autre qui n'a pas peur de vendre la limonade et laisse sa mère artiste compter les billets).