Jerónimo a écrit:
Les élèves sont tous hyper attachants, j'aime l'énergie qui se dégage de cette bande d'ados, et bien qu'archétypaux et remplissant tous une fonction, je trouve que Weir arrive donner du corps à tout ça. Par exemple, lors de la première soirée du Cercle, le fait que, après les traditionnelles histoires d'horreur au coin du feu, le premier à oser se lancer pour réciter un poème soit Charlie Dalton, le rebelle que l'on croyait plus attiré par la transgression que par la poésie, et qu'il le fasse avec son texte écrit derrière une affiche de pin-up, je trouve ça, sous des abords triviaux, assez fin, j'aime que le personnage soit dans cette dualité poète / graveleux, et que le film ose ça.
En fait, il n'y a pas d'incompatibilité dans le film entre la poésie et la pin-up, si on pense à ce que leur dit Keating. L'enseignement de Keating est, pour l'essentiel, un apprentissage de la virilité, un truc de guerrier; il veut leur montrer que la poésie, la musique classique, la grande culture, c'est pas un truc de mauviettes; Keating veut d’abord faire d’eux des hommes. Pas au sens générique d'êtres humains: des hommes virils au sens traditionnel, des mecs qui savent se battre et tomber les filles. C’est pas son seul but, mais ça en fait clairement partie.
Au début du film, on est loin du compte: la première scène montre des gamins qui pleurent en quittant leurs parents à la rentrée. Keating demande à Todd, le plus coincé: "M.Anderson, êtes-vous un homme ou une amibe?". Il leur tient, dès le début, un discours de combat: c’est pas pour rien, en tout cas pas seulement en hommage à Whitman, qu’il veut se faire appeler "Ô capitaine mon capitaine": il se rêve en chef de guerre sur le pont de son navire: "C'est une bataille, une guerre, les victimes pourraient être vos coeurs et vos âmes". Il entre en classe en sifflotant un air de l’Ouverture 1812 de Tchaïkovski (un morceau composé pour célébrer la victoire russe sur Napoléon: autre point commun avec Master and Commander). Il leur apprend à pousser leur "cri barbare" (le "barbaric Yawp! " de Whitman), à tirer au but en récitant des vers. Et pour ce qui est de la poésie, il a une vision assez simpliste des choses: il ne parle pas du style, d’histoire littéraire, il n’y a aucun rapport complexe au texte, au sens: la poésie, le langage, dit-il a pour seule fonction de faire se pâmer les filles.
KEATING-Language was developed for one endeavor, and that is...
NEIL-To communicate?
KEATING-No! To woo women!(Un cours tout en finesse et en poésie, comme on voit. On se demande à quoi le langage peut servir aux femmes, s’il leur sert aussi à séduire les femmes. Sans doute qu’au fond, c’est plus simple: les femmes ne sont pas douées de langage, ce que le film illustre parfaitement: elles ne parlent pas, ou ne disent rien qui vaille.)
La poésie n’est valorisée que dans la mesure où elle est la version sublimée de cette énergie sauvage qui réveille les hommes et fait s’évanouir les femmes ("Spirits soared, women swooned and gods were created, gentlemen"). La dimension érotique des poèmes est constamment mise en avant, ne serait-ce que dans la formule rituelle qui ouvre les réunions : "sucer la moelle de la vie" (dont les sous-entendus graveleux font marrer les élèves).
C’est cette initiation à la virilité qui explique ensuite le délire des gamins dans la grotte indienne, quand ils se mettent à danser autour du feu comme des Indiens ou à psalmodier des chants sur le Congo, qui sont ici les symboles de cette énergie guerrière, barbare que les petits blancs intellos doivent s’approprier pour devenir de vrais hommes
(Le véritable adversaire des gamins, ce n’est pas l’école, le carcan autoritaire qu’elle représente: c’est ce qui est considéré comme féminin, et dans les partages établis par le film, ce qui est féminin, c’est ce qui est faible, ce qui obéit. C’est peut-être ce qu’illustre l’échec de Neil, qui, en voulant devenir, acteur, qui plus est dans une comédie de Shakespeare où tout est métamorphose, s’engage dans un dangereux brouillage des genres féminin/masculin, qui est en fait le vrai truc menaçant pour l’école et ce qu’elle représente.)
On trouve la même vision du bon capitaine dans Master and commander: Aubrey sait mener ses hommes à la guerre ET jouer du Bach au violon. Le petit gamin, Blakeney, celui qui se fait amputer, a tout compris: il veut combiner les vertus de la lecture, du savoir, et celles de la guerre, pour devenir "a fighting naturalist":
Dr. Stephen Maturin - Mr Blakeney, it would appear that you have the makings of a naturalist.
Blakeney - Well, sir, perhaps I could combine them to be a sort of... fighting naturalist, like you, sir.Faire de ses élèves des "fighting poets", ça pourrait être l'idéal de Keating.
Le destin malheureux de Neil dans les Poètes disparus rappelle celui de Hollom dans Master and commander, comme le destin de Todd peut rappeler celui du petit Blakeney: même jeu de doubles, entre un personnage qui réussit sa formation, et l’autre qui la rate. Hollom, dans Master, c’est l’officier faible, celui qui veut sympathiser avec les matelots, qui n’ose pas les punir, et que ceux-ci finissent par mépriser et rejeter pour cette raison même (car les matelots sont des brutes: ils ne comprennent que la force; ils veulent des chefs qui les commandent et qui les punissent). Hollom n’a pas l’étoffe d’un chef et il finit par se jeter par-dessus bord. Y a de ça chez Neil: pas assez viril, pas taillé pour la bataille (il se tue pour ne pas intégrer une école militaire). Il joue Puck, "a fairy" dans la comédie de Shakespeare: un "lutin", mais le mot veut aussi dire "pédé".
L’apprentissage de Keating a pour but de repérer les forts, les supérieurs. Si Todd réussit là où Neil échoue, c’est en vertu de ce principe de supériorité: Todd est un auteur en puissance, ce n’est pas un acteur comme Neil, qui se contente de dire le texte des autres; Todd écrit ses propres textes, il a les vertus d’un auteur, au sens où le mot "auteur" a la même racine que le mot "autorité": l’auteur commande, c’est pas un faible.
Keating veut que ses élèves trouvent un juste milieu entre deux modèles, celui du moine, qui ne sait que lire, et celui de la brute épaisse, qui ne sait que se battre. Le modèle du moine est incarné par les profs de l'institution: ils n'ont pas de vie sexuelle, se consacrent entièrement à leur sacerdoce, à leur dévotion au règlement (la métaphore est de Keating lui-même, qui compare sa chambre à une cellule monastique), et ce sont tous de mauvais maîtres, dans tous les sens du terme: ils enseignent sans être écoutés, commandent sans être vraiment obéis, sinon superficiellement.
La brute épaisse, c’est le modèle incarné par les joueurs de foot, qui savent seulement boire, se battre et tomber les filles: c'est tout ce qu’on voit de la bande du petit ami de la fille que Knox cherche à séduire: c’est seulement une bande de gros mecs, pas tout à fait des hommes au sens de Keating: dans l’idée de devenir un homme, y a à la fois l’idée de virilité, mais aussi celle d’autorité. Devenir un homme, c’est commander.
Keating dit qu'il veut former des hommes libres, des esprits critiques qui savent penser par eux-mêmes. Mais en fait, son objectif semble plutôt de former des capitaines, des chefs qui ne seront ni des moines, ni des brutes. Il s'adresse à l'élite (c'est dit dans la première scène: presque tous les élèves intègrent les universités de la Ivy League), pour lui rappeler qu'un bon capitaine n'est pas qu'un mec sorti des grandes écoles; c'est aussi un mec qui sait faire le coup de poing, à l'occasion; qui a des couilles et qui sait désobéir. Vision aristocratique de l’école, comme sélection des meilleurs, des plus forts, des âmes supérieures. Keating, au fond, réalise encore mieux l’objectif de l’école que ses collègues.
Jeronimo a écrit:
La conclusion du film c'est: nous pouvons voir le monde sous une autre perspective
Oui mais tu remarqueras, pas n’importe quelle perspective: celle qu’on a en montant sur le bureau, en regardant tout de haut. Point de vue supérieur des forts.