Bon j'ai mis cette affiche parce que c'est la plus jolie mais ce n'est pas un hasard si elle n'a pas vraiment utilisée tant elle ne représente pas le film.
Bridge of Spies n'est pas un film d'espionnage palpitant comme voudrait le vendre cette image saulbassienne, même si le film ne manque pas de tension, notamment dans sa première moitié, quasi-parfaite, débordant d'idées, avant de se faire un peu plus factuel pour ne pas dire fonctionnel dans une dernière heure moins enthousiasmante. Non, le mot le plus important dans le titre n'est pas
"espions" mais
"pont".
Après tout, notre héros n'est pas un agent du gouvernement mais un M. Tout-le-monde projeté dans une aventure qui le dépasse, procédé hitchcockien dont Spielberg s'est fait l'héritier tout le long de sa carrière. Avocat spécialisé dans les assurances chargé de défendre un espion russe par une Amérique soucieuse de maintenir les apparences durant la Guerre Froide, James Donovan c'est un peu le Mr. Smith de Capra qui irait non pas au Sénat mais au tribunal, puis à la Cour Suprême, puis carrément à Berlin.
Parfaitement casté, Tom Hanks incarne au travers de son personnage le propos multiple du film, à la fois romantique et vénère sur les valeurs morales de l'Amérique. Un fond tout aussi présent dans les dialogues entre les personnages (comme lorsque Donovan rappelle par une pirouette d'étymologie patronymique à un agent de la CIA qu'ils descendent tous deux d'immigrés) que dans le dialogue entre les séquences (tout le monde se lève dans un tribunal corrompu mais aussi dans une salle de classe où l'on force les enfants à prêter allégeance au drapeau avant que Spielberg n'enchaîne sur un plan d'explosion atomique, rappelant à un peuple qui vit dans la peur que "les Russes larguent la bombe" que ce sont eux les seuls à l'avoir balancé).
Il y a toujours eu chez Spielberg une critique de la force, de la virilité, de la masculinité, du David Mann émasculé qui remporte son
Duel contre Goliath jusqu'au héros asexué de
Tintin, en passant par la victoire des personnages les moins machos de
Jaws sur le symbole phallique castrateur. Parce que Spielberg préfère les
nerds aux brutes. Parfois c'est un grand gamin adepte de modélisme ferroviaire (
Rencontres du troisième type), parfois c'est un Président qui ne peut s'empêcher de faire des discours et de raconter des anecdotes (
Lincoln). Même son grand héros d'action est en réalité un professeur en archéologie! Sa filmographie est peuplée de héros qui surmontent les obstacles par leur intelligence, par le pouvoir du verbe, par leurs mots. Et comme presque tous les films de l'auteur,
Bridge of Spies est un éloge de la communication.
Outre la structure et le texte, ce thème se retrouve également dans nombre de motifs tout au long du film renvoyant sans cesse les personnages à leur image (extraordinaire premier plan réunissant l'homme, son reflet et son portrait) et les deux blocs l'un à l'autre, deux faces de la même pièce.
Deux ennemis, séparés par ce mur qui se construit et éventre la ville et, au milieu, "l'homme debout" qui devra négocier pour trouver un terrain d'entente, un terrain d'échange, dont le sens propre devient le sens figuré. Un homme qui sera le pont entre les autres.
Que ce soit dans la science-fiction (extra-terrestres communiquant avec les humains par le biais de la musique ou en apprenant leur langage), dans la comédie (l'immigré Viktor Navorski peinant à se faire comprendre des Américains de
The Terminal) ou dans ses films historiques (le dialogue de la violence dans
Munich, le cheval coincé dans le No Man's Land dans
War Horse), Spielberg a toujours prôné l'importance de la parole dans l'entente entre deux camps. Et son dernier opus ne déroge pas à la règle. James Donovan est une version puriste des manipulateurs charismatiques tels que les affectionne Spielberg. Comme Oskar Schindler et Abraham Lincoln, Donovan doit parfois jouer le jeu de ses ennemis pour se jouer d'eux et en sortir son épingle.
C'est pourquoi on regrette un peu qu'une fois à Berlin, les fameuses négociations que mène le protagoniste ne soient pas aussi complexes que celles de Schindler ou Lincoln. En quelques rendez-vous à l'absurdité toutefois désarmante (la rencontre avec la famille, l'un des nombreux moments drôles inattendus du film), l'affaire est réglée et l'on reste un peu désappointé par la simplicité un peu longuette des discussions. Le parcours parallèle des deux espions - Rudolf Abel, campé par un Mark Rylance exemplaire tout en effacement, et Francis Gary Powers - qui servait si bien la première heure (encore un autre "dialogue" du récit), tout comme la relation entre l'accusé et son avocat ("dialogue" ter), manquent à cette deuxième moitié qui abandonne délibérément ces personnages secondaires, absents des événements à Berlin, afin de symboliser la façon dont les deux camps les traitent désormais comme des objets et non plus des humains.
Seul bémol, qui prend tout de même un peu de place, d'un film parcouru de séquences brillantes, à commencer par une ouverture d'une assurance sans égale, poursuite muette de dialogues et de musique (comme les meilleures séquences du film, ne faisant ainsi pas ressentir le remplacement de John Williams par Thomas Newman) comme une réponse complètement dénuée d'esbroufe à toutes les spectaculaires introductions de la filmographie du cinéaste jusqu'à une dernière scène qui vient entamer, par un dernier rappel, un dernier motif, un dernier dialogue visuel, l'optimisme habituel des fins spielbergiennes.
Sans oublier ce
set-piece presque gratuit de l'avion où Spielberg se lâche l'espace d'un instant au milieu d'un film de bureaux et de tribunaux et rappelle qu'il est aussi un boss de l'action.
D'une densité folle et d'une maîtrise presque infaillible, mélangeant les genres avec brio,
Bridge of Spies faiblit dans sa seconde moitié mais n'en demeure pas moins un beau plaidoyer pour un monde meilleur, où l'Amérique se doit d'être une terre d'accueil régie par la beauté de sa Constitution et non un bourreau qui oublie l'humain. En somme, un film visant à transformer un mur en pont.