Spoilers.
Pour le contexte, j’apprécie modérément les films de Nolan. Je les trouve trop intellectualisés : derrière leur extrême minutie plastique et leur intelligence visuelle qui contribuent à leur nature spectaculaire, j’y trouve un fond au mieux très ordinaire, confinant au banal. Agréables à suivre, très impressionnants, mais je ne m’y sens pas stimulé — je me retrouve dans la même situation que face à quelqu’un qui parle très bien, mieux que la moyenne, éloquent, qui est de fait agréable à écouter et à observer de par sa maîtrise des clefs du discours, mais dont le contenu du propos n’est pas à la hauteur de la performance de communication.
C’est ce qui m’avait par exemple fait décrocher de
Tenet, suffisamment pour que me passe envie de faire l’effort de comprendre ses jeux temporels. Avec le recul des années, seul
Le Prestige me reste comme étant vraiment captivant, équilibré dans la correspondance entre sa forme et son intrigue (c’est d’ailleurs son film le plus pulp, entre Nikola Tesla et sa conclusion digne de
Tales From the Crypt).
Maintenant,
Oppenheimer. Pour commencer, je salue le fait que ses trois heures passent comme deux. C’est suffisamment rare pour le noter. QGJ voit juste lorsqu’il impute cela à ce dynamisme de chaque instant :
Qui-Gon Jinn a écrit:
Combien de kilomètres de travelling dans ce film ? T'as l'impression que chaque plan est en mouvement. Ça se marie bien avec cette impression de regarder un film qui, en dépit de sa durée (ou bien pour la compenser ; ou tenter de la réduire au maximum) ne s'arrête jamais: c'est un flux narratif permanent porté par la musique et la syncope(y) du montage
Ensuite, concernant les sauts temporels et chromatiques : rien à redire, ils se répondent de de manière tellement claire, s’illustrant à chaque fois les uns les autres par des rappels de thèmes, d’échanges ou de tensions, que toute confusion à ce sujet ne s’explique que par un manque d’attention de la part du spectateur.
Pour toutes ces raisons, et d’autres à venir, je ne parlerai ni de complexité, ni de densité, ni même tant de richesse, mais d’exhaustivité.
Je rejoins en partie QGJ sur le personnage de Strauss, dont la rancœur
salierienne n'infuse pas suffisamment dans le reste du film, faute de liant. Le personnage et ses motivations n’existent que lors de ses scènes en coulisse, au dernier tiers, dans lesquelles cette rancœur se fait particulièrement didactique, souvent à la limite du grossier et ce malgré le travail d’incarnation de Downey Jr. On comprend tout, bien sûr, tant c’est appuyé et surligné — mais les segments focalisés sur Oppenheimer sont en comparaison tellement plus aérés et d’une évidence naturelle, le tout en l’absence totale non seulement de Strauss en tant qu’individu, mais en l’absence de son rôle dans le processus qui habite et occupe le personnage principal, que c’est une sensation de déséquilibre qui conclue l’affaire, entre le peu que l’on voit de leurs interactions et leur aspect anecdotique (une vanne indirecte lors d’une audience), et les conséquences narratives pourtant majeures de ces interactions. C’est le seul défaut de construction et d’écriture qui m’apparaît. D’ailleurs concernant Strauss :
Film Freak a écrit:
"L’histoire est écrite par les vainqueurs" disait le journaliste Robert Brasillach.
En effet, et c’est là selon moi que se situe le cœur du film. Pas son cœur
nolanien, suffisamment déroulé par FF, mais son cœur culturel si je puis dire.
Oppenheimer se situe globalement, à quelques exceptions près auxquelles je reviendrai par la suite, dans la continuité de l’image d’Épinal de J. Robert Oppenheimer dans la culture populaire : comparaisons hasardeuses avec Prométhée (bon courage pour trouver le même degré d’ambivalence au feu (qui peut certes sauver ou détruire) qu’à la bombe nucléaire (qui ne peut que détruire ou terrifier)), martyr du système militaro-industriel pro-guerre nucléaire (il a temporairement perdu en
clout mais n’a pas été ostracisé ou plongé dans le dénuement), symbole ultime de cette auto-fiction équivoque typiquement occidentale qui domine les représentations notamment cinématographiques de l’impérialisme américain aux quatre coins du monde : même quand on est horribles, il faut une touche d’humanité quelque part qui sera patiemment montée en épingle jusqu’à devenir un item, voire un
token plus grand que nature… alors que les autres, nos ennemis, sont simplement horribles. En ce sens, et sans non plus remettre en question ou rabaisser le parti pris de Nolan concernant la subjectivité du récit, je reste curieux des retours japonais sur le film, et de la perspective qu’ils pourraient apporter.
Et pour revenir à Strauss, son personnage illustre parfaitement la citation choisie par FF : à moins d’être passionné par le sujet, ou de s’être renseigné a priori, l’écrasante majorité des spectateurs découvriront son existence à l’occasion de leur séance. Moi le premier. J’entends parler d’Oppenheimer depuis gamin, je me mange le cliché de sa citation 100%
edgelord sur Vishnu… Strauss, jamais. Oubliettes de l’histoire, qui est donc bel et bien écrite par les vainqueurs — en l’occurrence, le camp qui a fait d’Oppenheimer cet item/
token : la bombe sans l’aimer. Pur
storytelling.
Ce qui m’amène naturellement à commenter en contrepoint les moments d’ambivalence bienvenue du film, et à nuancer mon paragraphe précédent : le dernier tiers a beau être marqué par le déséquilibre et la baisse de qualité dans l’écriture que j’ai mentionnée plus haut, c’est là aussi que surgissent les éléments les plus galvanisants du portait d’Oppenheimer. La commission à laquelle il accepte de se soumettre, en martyr avide d’une validation extérieure de la complexité géniale de sa position (et que l’Histoire, donc, lui accordera gracieusement), commission qui vise à déterminer s’il faut lui retirer ou non son accréditation (et donc son statut) a beau être à charge, téléguidée par les manigances politiques et personnelles de Strauss, menée par des hommes hostiles et peu scrupuleux, elle permet le surgissement d'aveux douloureux et hésitants (très bien joués par Murphy) de la part d’Oppenheimer concernant ses incohérences, ses moments d’accommodements douteux avec ses responsabilités, le décalage entre ses actes et ses discours ultérieurs, son inanité politique et humaine.
C’est particulièrement fort sur la fin, lors du martellement de plus en plus violent et sans pitié du procureur, lorsque les visions d’Oppenheimer emplissent la pièce du rayonnement de la bombe : le procureur on le déteste, mais à ce moment il fait craquer le scientifique en mettant le doigt sur son côté « le beurre et l’argent du beurre » — œuvrer de toute son âme à créer la bombe la plus destructrice possible, dont la conception est la culmination de ses connaissances et de son savoir-faire, pour ensuite se lamenter des conséquences pour le monde. Mon
kink personnel, c’est la scène avec Truman (j’en avais posté le transcript dans l’autre topic en blaguant à moitié sur mes espoirs quant à sa présence dans le film) où il se fait envoyer chier. J’aurais aimé que toutes les insultes du président y soient (me doutant que non, ayant été formulées après qu’Oppenheimer ait quitté le bureau… belle rigueur quant au postulat narratif), mais la manière dont le visage d’Oldman se décompose quand il comprend ce qu’il a en face de lui et quelle posture lui est infligée compense tout, notamment le
cringe absolu des deux occurrences de la fameuse citation du Baghavad Gita (une pendant le coït, une autre face au phallus de feu… c’est ça qui m’a le plus fatigué, pas tant la scène de cul pendant l’interrogatoire) ; citation qui fait office d'élément par ailleurs aussi central que douteux du
storytelling oppenheimerien.
Le rapport aux accusations de collusion communiste est également très intéressant, très bien traité. Volontairement ou non, le film montre à quel point il y avait des communistes partout, aussi bien dans les cercles scientifiques qu’artistiques et politiques (cf. les documents Russes déclassifiés, édifiants à ce sujet concernant l’administration Roosevelt, particulièrement infiltrée), et la menace réelle et sérieuse en matière d’espionnage et d’
agitprop que cela pouvait représenter malgré l’opprobre jetée sur McCarthy et ses abus, et le ridicule avec lequel est aujourd’hui traité le
red scare de l’époque (principalement par un Hollywood goguenard, qui donne pourtant de nos jours, et à bien des égards, raison à ces inquiétudes, mais c’est un autre débat). Ce qui me fait d’ailleurs remarquer que j’ai plus pensé à un anti-
Good Night and Good Luck (chiantissime et ringard dans mes souvenirs) involontaire qu’à
JFK.
Niveau casting, j’étais surtout très heureux de revoir Josh Hartnett, buriné et épaissi par les années, dans un très beau rôle. Matt Damon aussi, très client des quelques passages en mode
buddy movie guindé entre Murphy et lui, qui rappellent les meilleurs moments entre Tom Hardy et Joseph Gordon-Levitt dans
Inception. Nolan a un bon sens de la camaraderie, très pudique. James Remar ça fait toujours plaisir. Harry Groener (le maire dans la saison 3 de
Buffy) aussi. Les personnages féminins : entre Florence Pugh désormais abonnée aux rôles de femme borderline exécrable après
Midsommar et Emily Blunt (il se passe quoi avec ses pommettes ?) dont le personnage clairement alcoolique est en permanence oppressé par les vagissements de ses gamins, autant dire que mon appétit insatiable pour la féminité toxique est comblé.
Saisi dès le début par les effets abstraits qui ponctuent l’introspection tumultueuse et la vision scientifique à la fois perturbée et précise, jusqu’à la catharsis, d’Oppenheimer, dispositif qui opère avec beaucoup d’émotion le parallèle entre cette intuition quasi-pulsionnelle et la vision artistique, je ne me suis pas étonné pour autant qu’ils disparaissent vite de la narration visuelle. C’est pour le mieux, tant je trouve en comparaison la vision de David Lynch à ce sujet dans la saison 3 de
Twin Peaks à la fois plus poussée, plus chargée de sens, plus magnifiquement terrible, sur un terrain qui plus est comparable. De même pour l'explosion tant attendue, qui pour les mêmes raisons ne m'a pas saisi plus que ça niveau mise en scène et en image (même si c'est objectivement impressionnant). Lynch a procédé à la politique de la terre brûlée à ce niveau.
C’est à peu près tout ce que j’ai à en dire à ce stade. Un film exhaustif, qui exploite très bien ses différents postulats et montre des signes de faiblesse pas si dérangeants compte tenu de sa longueur.