Ca fait longtemps que je ne suis pas venu ici, mais j'aimerais reporter ce que j'ai écrit sur un forum voisin, sur ce que sont les deux plus grands films de ces dix dernières années à mon yeux (allez, onze en fait).
Le premier est donc
Eyes Wide Shut ; je vais esayer de traduire une partie de l'émotion et de la fascination que me vaut l'oeuvre testamentaire de Kubrick. Je livre mes impressions de façon assez désordonnée, en vrac. Inutile de préciser que ce ne sont que quelques pistes de réflexion, puisées dans le dédale d'analyses et d'interprétations que l'on peut tirer de cet immense chef-d’œuvre. J’espère ne pas être trop obscur ni pompeux, mais c’est un film d’une telle richesse et d’une telle beauté qu’il m’est difficile d’en parler autrement.
C'est à mes yeux l'un des films plus émouvants de Kubrick, parce qu'il me semble que c'est un de ceux où il se livre le plus, et parce qu'il parvient à exprimer des choses très difficiles sur la quête d'identité (pas que sexuelle), les rapports dans le couple, le principe de confiance à la base de toute relation, etc. Lui qui, souvent, visait l'expansion du propos, l'empirisme des choses, braque cette fois son regard sur un sujet bien plus intimiste, peut-être plus personnel. Je trouve que c'est une oeuvre un peu à part dans sa filmo, du moins depuis
2001. Bien que très différents l'un de l'autre,
Orange mécanique et
Barry Lyndon valaient comme portraits de l'humanité, comme démontages de la civilisation.
Shining était une relecture psychique de
2001, et
Full Metal Jacket opérait un peu la fusion entre ces deux mouvements (c'est comme ça que je le perçois). Avec
Eyes Wide Shut, il défriche de nouveaux terrains.
"
Le récit d’origine est signé Arthur Schnitzler, auteur de La Ronde
, une pièce portée à l’écran par Ophuls, mais jamais un hommage à Ophuls n’a été à ce point abstrait. Il faut d’efforts au spectateur pour reconnaître dans ce film toutes les théories qui ont imprégné la critique pendant l’ère de Kubrick : le freudisme, le marxisme, le gnosticisme, la théorie de l’influence. On peut y voir l’évocation d’une époque qui sera bientôt révolue, à l’image de la cosmogonie de la Renaissance qui était représentée dans le château du Globe où résidait Shakespeare et sa troupe. La cosmogonie du XXè siècle peut être traitée comme une série de clichés par le film, qui n’a d’autre sens à proposer que ceux-ci, parfaitement maîtrisés. (...) En revisitant l’appartement de la prostituée, le night-club, la boutique de location de costumes et le décor de l’orgie à la lumière du jour, Bill fait l’expérience des inquiétantes répétitions de toutes les pulsions qu’il n’a pas pu satisfaire pendant sa nuit en ville. Peut-être commence-t-il à comprendre qu’il se trouve entre les mains d’un dieu cruel, qui ressemblerait beaucoup à son hôte jovial, un dieu dont le grand prêtre est le "meneur du jeu" à l’habit rouge. Dans la dernière scène, les Harford ont regagné les chemins en boucle de la société de consommation. Cette interprétation, proposée par des critiques comme Jean Douchet, est l’antithèse de celle de Michel Chion qui voit dans le film une histoire pleine d’espérance et qui traiterait des profondeurs occultées de la vie quotidienne, une "comédie du remariage", un genre utopique analysé par le philosophe Stanley Cavell dans des films des années trente comme Cette sacrée vérité
de Leo McCarey (1937), interprétation toute aussi convaincante."
Bill Krohn, Stanley Kubrick,
Editions Le Monde/Les Cahiers du Cinéma"Une cosmogonie du XXè siècle" : voilà une définition qui sied bien à
Eyes Wide Shut – l’usage de la célèbre valse de Shostakovich, qui renvoie là aussi à la Vienne d’entre-deux-guerres, va dans ce sens. Comme l’étaient
2001 et
Barry Lyndon, le dernier opus de Stanley Kubrick est un film-monde dans lequel on se perd comme dans un dédale, une déclinaison démiurgique d’une vision qui semble embrasser un univers entier, mais sur un mode intimiste. C’est de la rencontre entre ceux deux natures a priori antagonistes qu’il tire une grande part de sa puissance de fascination.
Un conte de NoëlOn connaît l’exigence maniaque de Stanley Kubrick : à tous les stades du processus de conception, le cinéaste semble vouloir battre des records de précision et de perfection formelle. Lui qui avait inventé et systématisé l’usage de la Steadycam dans
Shining la porte ici à un niveau d’envoûtement sans pareil. Au cœur de superbes décors enluminés, qui reconstituent New York en studio tout en en déplaçant imperceptiblement le réalisme sur le terrain de l’onirisme, percé par instants d’éclats grotesques, la caméra se livre à un ballet d’une sublime élégance. Il est impossible d’oublier la puissance de fascination de ces lents travellings déambulatoires, la précision architecturale des plans et de leur composition, où tout fait sens et obéit à une logique interne précise. Kubrick, dont la plupart des films se situaient dans le passé ou l’avenir (plus ou moins lointain) choisit cette fois un cadre contemporain, même familier, mais subtilement dévoyé par son traitement pictural. L’omniprésence des néons, des guirlandes, des ampoules de couleur (certaines images ruissellent de lumières artificielles) contribuent à placer le film sous le patronage du conte de Noël. Ces enluminures ne sont pas seulement un enchantement pour la rétine, ils font pénétrer le récit dans une dimension surréelle, parfaitement synchrone avec l’odyssée mentale de son protagoniste : Kubrick élabore un univers abstrait dont la tonalité tient tout à la fois du rêve, de la reconstitution outrée et du réalisme trivial.
Comme
Shining et
Full Metal Jacket,
Eyes Wide Shut est un film-cerveau : Bill est un homme prisonnier du labyrinthe de son esprit. Comme toujours, Kubrick approfondit ici les sujets qui l’ont toujours motivé : l’esprit et ses dérèglements, la façon dont la vernis de civilisation se craquelle sous les attaques des pulsions élémentaires - instinct de mort, libido, peur panique devant l’inconnu et la perte du contrôle, de quelque nature qu’elle soit (psychique, social, matériel). Comme tous les films précédents du maître,
Eyes Wide Shut s’attache à libérer le parapet des normes morales et sociales qui encerclent l’individu, et à observer les manifestations du relâchement des consciences. La grande nouveauté, c’est qu’il le fait sur un registre bien plus empathique, intime et douloureux que par le passé. Si les vieux jours n’ont en rien atténué l’acuité et la lucidité de son regard, peut-être ont-ils fait naître chez lui une sensibilité mélancolique nouvelle, une forme de tendresse distanciée, très éloignée des dissections cliniques qu’étaient ses deux précédents films.
La richesse d'
Eyes Wide Shut est infinie, il est impossible d’honorer à travers un simple texte, comme celui-ci, toute la substance qu’il charrie. Manifeste sur les relations hommes/femmes à la l’aune de notre époque, où la guerre des sexes se jouerait sur un canevas intimiste. Conte philosophique, mais décliné par le cinéaste en poète, en moraliste sans illusions, étonnamment compatissant. Fable mythologique (Bill et Alice valant comme nouvelles incarnations d’Adam et Eve – le film peut se lire comme les conséquences d’une assomption à la tentation). On pourrait continuer longtemps la valse des hypothèses et des définitions : toutes se valent...
La nuit des masquesLa nature fantasmée de la toute première image du film – le corps nu de Nicole Kidman dévoilé et offert comme objet du désir – est presque aussitôt contredite par cette scène triviale où elle urine et se torche rapidement sur un cabinet de toilettes, tandis que son mari daigne à peine la regarder. En deux minutes, la logique binaire du film, balançant entre le mental et le réel, est exposée. C’est à une soirée de nantis que tout bascule. Tandis que Bill folâtre avec deux mannequins longilignes, Alice se laisse embarquer dans un flirt chaste avec un bellâtre hongrois. Mais on devine que l’expérience sera sans suite : les deux époux, s’ils ne refusent pas le plaisir inconséquent du badinage, sont bien trop attachés à leurs certitudes (ne pas se tromper, avoir confiance en l’autre) pour envisager ne serait-ce une seconde d’aller plus loin. Le premier vacillement a lieu lorsque Bill, appelé par son hôte à l’étage, use de son pouvoir de médecin pour ramener une jeune victime d’overdose à la vie. Plus tard, le héros utilisera sa carte de médecin comme d’un passe dérisoire pour obtenir tout et n’importe quoi – ironie d’une situation où, au contraire, il sera principalement mené par le doute et l’errance. Tout le parcours de Bill se fera sous l’emprise mentale, la subordination à la pensée obsessionnelle : celle générée par la confession inattendue de son épouse, et par le chapelet de fantasmes et de doutes que celle-ci déclenchera. C’est devant un miroir, de façon très symbolique, qu’a lieu le second vacillement : lorsque l’homme et la femme se livrent à une étreinte presque théâtrale, comme s’ils étaient conscients de ne se livrer qu’à un simulacre d’amour. La nudité ne peut chasser la duplicité. Puis c’est sur un tempo millimétré, fascinant, qu’Alice se livre à son mari. Très grande scène où Nicole Kidman (magnifique dans un rôle multi-facettes qui est peut-être le plus beau de sa carrière : à la fois épouse aimante, mère, pute, démone...), dévoile davantage, à chaque mot, les abîmes dans lesquels va se perdre son mari. Alice vient d’ouvrir la boîte de Pandore : elle cherche la querelle de son mari, le voudrait plus jaloux pour, peut-être, tester la solidité de son amour. Plus secrètement, elle lui fait un cadeau sans égal en lui révélant le fantasme qui l’a animée, et en lui accordant une confiance absolue par l'espoir qu’il saura en faire bon usage : renforcer leur lien, comprendre que c’est lui qu’elle aime. C'est ce que Z expose très justement dans l'un des précédents messages. Mais, dans un premier temps, la vanité masculine ne fait pas le poids face à l’intelligence féminine. Bill est intimement bousculé dans ces certitudes, et le gouffre s’ouvre sous ses pieds.
S’ensuit le premier long mouvement de l’œuvre, cette déambulation nocturne sous l’emprise d’Eros, qui tient tout à la fois du parcours initiatique et de l’expérience kafkaïenne. Appelé au chevet d’un mort, Bill va être confronté à une série d’opportunités sexuelles où il ne passera jamais à l’acte - fût-il extrêmement tenté. A chaque instant plane sur son parcours l’ambigüité des situations, l’interrogation sur leur nature réelle, ainsi qu’une forme d’angoisse latente (l’ombre de la mort ?) qui seront validés lors de la seconde partie du film. C’est le monde de l’inquiétante étrangeté, où le familier devient néfaste, et où réalités matérielle et psychique se confondent. C’est là que la volonté de Kubrick de reconstruire New York en studio prend tout son sens : Bill paraît se déplacer dans sa propre psyché. Qu’il se laisse embarquer dans l’appartement d’une prostituée, soit troublé par le regard d’une lolita potentiellement perverse ou molesté dans la rue par une bande de jeunes homophobes, Bill oscille entre abandon à la pulsion et rationnalité raisonnée. Constamment, les images de sa femme le trompant avec un marin lui reviennent à l’esprit – fantasme éculé, d’une désespérante pauvreté graphique, sur lequel butte son imaginaire. Chaque étape, chaque rencontre révèle un fantasme, ou un tabou : amour vénal (Domino la prostituée), pédophilie (la lolita), nécrophilie (Mandy)...
Dans un bar, Bill rencontre son vieil ami le pianiste, Nick Nightingale. Ce dernier fera office de passeur – mais pour quel monde ? Toujours est-il que ses informations secrètes, ses promesses alléchantes, et le précieux mot de passe, il les lui révèle dans les volutes d’une atmosphère rouge comme l’enfer, et que lui-même arbore une moustache méphistophélique. Le film procède ainsi d’infinies et subtiles variations sur des motifs visuels et des images allégoriques, qui lui font pénétrer dans le niveau de conscience le plus enfoui et le plus secret. A l’instar des grands films-poèmes du cinéma (
L’Aurore,
La Nuit du Chasseur...), il exacerbe une sensorialité mémorielle qui frappe l’imaginaire universel : deux cerbères devant une grille, des figures de cire, une filature nocturne, un coche, un cercueil... Par instants,
Eyes Wide Shut infuse l’esprit comme une nouvelle émanation de
Nosferatu, cette symphonie de la terreur, dont il retrouve le symbolisme pictural et l’extraordinaire puissance de suggestion.
La soirée au château de Long Island sera l’acmé du périple nocturne de Bill. Refoulé gothique et infernal du château de Ziegler, il constitue la formalisation du pouvoir des nantis, et de la logique de représentation qui anime leur goût et leurs pulsions sexuelles. L’orgie n’a au fond d’érotique, elle n’est qu’un cérémonial baroque et déshumanisé où les hommes sont des statues de cire et les femmes des silhouettes longilignes, icônes de papier glacé. La messe noire qui préfigure l’orgie semble récitée en latin, comme dans un opéra immémorial. Hiératisme absolu des mouvements de caméra, puissance incantatoire de la musique, précision perfectionniste du montage : cette scène hypnotique met en état de transe, et reste l’une des plus fortes de toute la filmographie de l’auteur. Mais elle ne sert que de représentation superficielle, elle n’est qu’une posture, à l'image de l’orgie qui la suit. Kubrick atteint ici le faîte d’un discours transversal et métaphorique, que je trouve extrêmement aigu, sur la mise en relation du goût de la puissance (sociale, matérielle) avec la marchandisation du corps et du rapport physique. A travers l'histoire d'un homme (d'un couple), Kubrick métaphorise une certaine logique relationnelle du monde contemporain : la domination plus ou moins secrète de certaines classes (celles qui mènent le jeu au château) est traduite par une capacité à contrôler la réprésentation des choses, à mettre en scène. Où est-on ? Dans quel régime de représentation ? Est-on seulement ailleurs que dans l'imaginaire plus ou moins enchaîné (par la morale, l'éducation, les carcans culturels...) de Bill ? Parure, luxure et hypocrisie : déjà fondamentales dans la représentation du jeu social chez Ziegler, ces nouvelles divinités sont ici vénérées sur le mode de l’iconisation. Chez l’élite, la mise en spectacle des affaires du sexe et de l’amour est devenue une religion, le nouveau Veau d’or : les spectateurs arborent des masques vénitiens et, conscients de l’idée de jouer dans un spectacle décadent, observent des couples également masqués se livrer à des rituels de copulation. Je suis bien conscient de répéter ce qui a déjà été brillamment dit ici, par Jerzy ou the black addiction, mais tant pis... De
Lolita à
Orange mécanique, Kubrick a toujours eu le goût et la propension à user du grotesque pour exprimer la folie du monde :
Eyes Wide Shut en offre quelques unes des manifestations les plus achevées. Mais Bill a oublié que l'on ne se frotte pas impunément à un monde qui n’est pas le nôtre. C’est au châtiment le plus atroce (l’obligation de dévoiler sa nudité dans un endroit où même le visage est masqué) que Bill, confondu, est condamné. Avant qu’il ne soit "racheté" in extremis par la parole d’une jeune femme – celle qu’il a sauvé à la soirée de Ziegler ?
Le retour au foyer amorce le second mouvement, celui de l’enquête, où le surmoi de Bill reprend ses droits. En rentrant chez lui, Bill sera une nouvelle fois déstabilisé par l’image démoniaque de sa femme, que lui renvoie les monstres libérés par son imaginaire. Le rêve lubrique d’Alice agit comme un nouveau miroir déformant : le récit d’une orgie parallèle, rêvée (comme toujours : Bill vit concrètement les choses qu’Alice ne fait que rêver - ce que faisait remarquer Baptiste), en fait comme une épouse nymphomane, dévoyée, impossible à concilier avec l’image domestique qu’elle lui renvoie lorsqu’elle le fixe, sourire énigmatique aux lèvres, munies de ses lunettes rondes (image sublime).
Alors la quête de Bill reprend. En ré-arpentant le sentier, il s’aperçoit qu’une logique de substitution prévaut, comme si une couverture de déni, ou d’avertissement, avait été placée sur les lieux de son crime (tout symbolique). Ainsi la lolita libertine de la veille s’est transformée en petite fille sage, ainsi Domina la prostituée est-elle remplacée par son amie chaste, ainsi le réceptionniste efféminé prend lieu et place de Nick. Le voile aphrodisiaque cède le pas à une prégnance morbide – vieille histoire d’Éros et de Thanathos. L’ombre de la mort plane sur chaque étape reconstituée par Bill. En ne cédant pas aux avances de Domino, il a manqué de peu la séropositivité ; la révélation de Nick risque de lui avoir coûté la vie ; quant à la gratitude qu’il va formuler à sa sauveuse de la veille, elle s’exprimera à la morgue, dans une scène vertigineuse où Bill manque de défaillir et d’embrasser un cadavre. Tous paient le châtiment d’un seul criminel – qui n’est autre, évidemment, que notre bon docteur. L’hypothèse de la machination, évoquée par Ziegler, n’est ni plus ni moins valide qu’une autre : elle ne fait qu’entretenir l’entre-deux fantastique que Kubrick s’attache à préserver depuis le début. La logique du film se subordonne à l’intériorité égarée de son héros : lorsque l’on est fou, on ne fait que rejeter la responsabilité sur les autres. A moins que la folie ne soit envisagée comme un état supérieur de lucidité et de conscience – Kubrick a toujours été un subversif, un iconoclaste. Il faut aussi souligner à quel point l’ornement musical de ce deuxième acte est profondément funèbre, dominé par le tragique requiem de Ligeti, comme dans cette scène d’une précision et d’une beauté d’orfèvre où Bill se sent suivi – quelle précision, quelle tempo de maître dans le montage ! Liszt, Mozart habitent la bande-son, tout comme le cinéma des origines (Pabst, Murnau) s’invite régulièrement dans ces séquences muettes, de toute beauté, où Manhattan envoûté semble se mouvoir de manière somnambulique. Manière de se rattacher à la Vienne des années vingt, auquel le film est fondamentalement lié – faut-il rappeler que Kubrick adapte ici une nouvelle de Schnitzler ?
De Schnitzler à KubrickOn ne peut évidemment parler d’
Eyes Wide Shut sans passer par cette case-là. Entre l’écrivain et Freud les passerelles sont plus qu’évidentes, elles s’imbriquent, et le film de Kubrick en accuse la contemporanéité avec une vertigineuse complexité. Son testament est bien évidemment un écrin pour toutes les lectures psychanalytiques, agissant comme murmure de l’âme et de l’inconscient. Poétisant les théories freudiennes et leurs dérivées, Kubrick met en parallèle la question de la culture, de l’imprégnation sociale et de ses interdits, du masque et du refoulé, du visible et de l’invisible. Son film peut se lire comme un conte, et il infuse l’esprit de façon d’autant plus pénétrante qu’il joue sur des notions de décalage temporel, de trouble sensoriel, de perception vacillante. Il faudrait des jours pour évoquer le traitement pictural du film, de l’usage des couleurs et de la lumière, par exemple. Cette façon dont il orne la présence féminine de toutes les nuances de bleu (du halo au glacis) : depuis le zoom sur Mandy, s’interposant lors du procès de Bill, jusqu’aux arrières-plans qui ornent les confessions d’Alice.
Le travail qu’il opère sur le rouge (tapisseries, moquettes, encadrements, rideaux, emballages des cadeaux - même le tapis du billard de Ziegler est rouge !) traduit quant à lui le fil du désir dans lequel se perd le protagoniste.
Eyes Wide Shut est un champ magnétique, un réseau vertigineux de correspondances et d’échos, ou tous les objets, tous les lieux, même les plus familiers, prennent valeur de signes. Sous les accords de Ligeti, la découverte du masque posé à côté du visage endormi d’Alice revêt l’accent d’une révélation existentielle, presque métaphysique. Eve a-t-elle prise conscience du périple nocturne de son mari ? Va-t-elle le chasser du paradis, cet appartement conjugal orné de tableaux luxuriants, généreux, organiques, qui s’opposent au labyrinthe de béton urbain dans lequel Bill vient de se perdre ? Devant telle vision, le héros, cerné par un halo bleuté, porte la main à sa cœur et fait éclater la catharsis : "
Je vais tout te dire..." Face à scène d’une telle pureté, c’est à nouveau à
L’Aurore que l’on pense, et à ses enjeux immémoriaux. La culpabilité, la honte, le narcissisme blessé de Bill qui a motivé son périple peuvent alors se soulager et s’épancher dans la libération de l’aveu. Compréhensive, aimante, l’épouse (presque) trompée le prend dans son giron, rentre ses griffes, et accepte les paroles du repentant. Elle se montre magnanime parce qu’elle connaît les abîmes dans lequel leur couple peut se perdre, elle qui, la première, a franchi le pas de la confession pour tenter de se délivrer de ses angoisses.
A l’aube, les larmes séchées de l’un et de l’autre valent peut-être promesse d’un nouveau départ. Certains liront la dernière scène comme l’ultime manifestation d’ironie sarcastique de son auteur : puisque les échanges entre les époux se font dans le cadre d’un grand magasin, les tourments de Bill et d’Alice se seraient faits rattrapés par la logique matérialiste du monde dans lequel ils évoluent ? Personnellement, j’y vois davantage un acte de foi, profondément sincère, en la permanence du sentiment amoureux et sa capacité à briser les forces qui menacent l’équilibre conjugal. Après avoir traversé les forêts de feu, l’homme et la femme acceptent leur part obscure respective, prennent acte des difficultés qu’il y a à vivre durablement ensemble, et s’engagent prudemment sur la voie de la continuation ("
Pas de promesse", demande Alice). Il ne s'agit pas de croire que tout est gagné, mais de prendre la décision de continuer à vivre un amour conjugual réel, malgré les menaces qui pèsent sur lui. La réplique qui clôt le film est limpide : la meilleure façon de s’aimer, c’est encore de se le montrer. La vertu du couple est dans son exploration mutuelle, constante, chaque jour reconsidérée. Alice ne souhaite plus (se) mentir, et sait que l'équilibre conjugal est d'autant plus fragile si l'on s'enferme dans le déni (qu'il ait une origine personnelle, morale, sociétale ou autre) : à travers son aventure Bill le comprend à son tour. C’est la morale sans doute modeste, mais infiniment touchante, de ce chef-d’œuvre testamentaire. Une morale qui vient en contre-point aux vertiges dédaléens que Kubrick nous a fait explorer pendant plus de deux heures et demie.
Pour ma part, je ne cesse de redécouvrir, à chaque vision d’
Eyes Wide Shut, sa richesse insondable, sa perfection méticuleuse, son immense beauté formelle, sa douloureuse et mélancolique tonalité. J’estime qu’il s’agit de l’un des derniers monuments intemporels du cinéma (oui, c’est pompeux, j’assume) : l’une de ces œuvres rarissimes qui semblent charrier un univers entier et laissent percevoir des vertiges de perceptions, d’interprétations, de questionnements – tout en exprimant son propos de façon aussi limpide qu'intime : il murmure à l’âme de chaque spectateur qui s’y abandonne. Kubrick abandonne ainsi la part de misanthropie qui a toujours habité son cinéma pour une forme de sérénité inédite, conférant une dimension nouvelle à son inquiétude existentialiste.
Chapeau Stanley, merci l’artiste, tu es parti en beauté.
Tout ce que j'ai dit là a déjà été exprimé en grande partie dans vos messages, mais parfois ça soulage de mettre soi-même des mots sur ce qu'on adore. C'est comme ça que ce message doit être pris : un hommage (sans doute pas très original) à l'un des plus grands films contemporains.