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Je l'avais jamais vu.
Complètement culte pour certains amis de ma fin d'adolescence, omniprésent par ses images phares, extraits de ci de là au fil des années, le CD de la BO à la maison, tenté il y a longtemps le (court) roman qui ne m'avait pas fasciné d'emblée... Jamais ressenti l'envie, ni le besoin de le voir. Je prenais la situation à l'envers, me disant que je n'avais rien à apporter à l'édifice des spectateurs déjà nombreux et conquis depuis des décennies. Puis hier soir ça m'a pris comme une impulsion, je me suis dit « allez, c’est qu’un film, c’est lui qui a besoin de moi pour exister et pas l’inverse ».
Forcément j'en connaissais les grandes lignes — criminalité en bande, costumes bizarres, musique classique, laideur absolue des années 70, yeux écartés — et j’ai vu la plupart des autres films de Kubrick a un moment ou un autre, donc je ne suis pas tombé de si haut. Je m’attendais à cette froideur détachée, mal aimable et inconfortable, « cérébrale » on va dire, qui ne cherche pas à divertir ou émouvoir de manière convenue, ni par des moyens ordinaires.
Peu de surprise, donc, un sentiment de « c’est fait » face à cette fable satirique particulièrement repoussante qui se déroule dans un futur indéterminé mais proche, au brutalisme triomphant, dans une société dont on devine la dissolution par petites touches (saleté dans le lobby de l’immeuble, aveuglement démissionnaire des parents, pump & circumstance et autoritarisme vain et ridicule dans la prison, manigances politiques etc.) et par son impuissance face à la violence ordinaire des sociopathes. Impossible de parler de lumpenprolétariat pour autant : d’une part le film ne cherche pas être précis sociologiquement, et d’autre part Alex est la matrice du personnage mauvais mais aussi « idéalisé » (intelligent, bonne famille, aime Beethoven etc.), ce qui le place de fait au-delà de toute réalité qui pourrait être plaquée sur son parcours. En revanche, j’ai noté sans grande surprise qu’initialement le roman d’Anthony Burgess contenait un dernier chapitre que l’éditeur avait fait sauter jusqu’aux rééditions des années 80, dernier chapitre dans lequel Alex songe sérieusement à se réformer seul, par une forme de lassitude. Kubrick y a eu accès durant la fin du tournage, et a consciemment décidé de n’en pas tenir compte, estimant, à raison, que ce n’était pas réaliste. Les sociopathes ne « changent pas d’avis ». Le portait que Kubrick en fait est extrêmement rigoureux, précis et juste.
Mais c’est cette décadence suggérée à intervalles réguliers qui m’a rendu l’expérience si singulière. Au cœur du film, aussi volontairement détaché de la réalité soit-il, se trouve la question de « qu’est-ce qu’on fait de ces gens-là ? », à plus forte raison dans une société qui n’est plus en état de les contenir car elle ne fonctionne plus correctement. Société qui revêt les atours d’un socialisme qui est allé jusqu’au bout (architecture des logements et fresque ouvrière à l’entrée qui font très soviétique, l’argot des malandrins inspiré de la langue Russe, l’intellectuel progressiste « dissident » vissé derrière sa machine à écrire, hédonisme partout) et dont cette criminalité rampante est le signe le plus évident, et de la menace d’un fascisme de secours qui n’en semble pas très différent (le nouveau ministre de l’intérieur qui se raccroche aux rideaux, tantôt par la recherche d’une solution miracle et rapide à l’insécurité, tantôt par l’inclusion des criminels dans le giron du système, notamment sécuritaire… même si ce dernier point renvoie aussi aux méthodes des Bolchéviques pour prendre et maintenir le pouvoir).
« Qu’est-ce qu’on fait de ces gens-là ? » quand les portes leur ont été grandes ouvertes par la culture du moment, que chaque lieu abandonné, chaque maison devient une invitation au viol et au meurtre, que ni les parents, ni la police, ni la prison, ni l’église n’y peuvent rien. On soigne. De manière somme toute sommaire, en conditionnant le dégoût pour la violence, ce qui fait surgir l’autre question du film qui sera la seule réponse (avec, bien sûr, l'oxymore qu'est son titre) à la première citée plus haut : « qu'est-ce que ça fait d'eux ? » La technique Ludovico n’est qu’un pansement sur une jambe de bois, elle ne favorise pas le changement de l’individu par un travail sur soi, mais impose une sanction automatique dès l’émergence de pulsions qui lui sont naturelles. C’est exactement la même chose que la puce de Cartman dans le film South Park.
La question du libre-arbitre devient alors fondamentale, et présentée de manière sommaire lors de l'échange après la représentation à l'issue du protocole, sans que ça ne soit lourd ou vain (et par le prêtre, qui plus est) : cette méthode ne règle rien ni pour l’individu, ni pour la société. C’est un spectacle, en plus d’une recherche désespérée d’une enième facilité, un raccourci... qui ne peut profiter, à court, moyen comme long terme qu'au sociopathe lui-même. Cette technique n’est qu’un symptôme de plus de l'effondrement qui ne fait qu'accélérer. De ce point de vue, les éléments de la fin sont d’une logique implacable : les anciens compagnons d’Alex qui sont devenus flics, forcément, dans le cadre d'une politique délibérée. Et bien sûr, Alex lui-même qui tout d'abord va vivre une épiphanie monstrueuse, à la limite de la jouissance, lorsque l'intellectuel progressiste va le qualifier de victime, victime d'une injustice, d'une oppression, du stystème, qui lui confère ce statut érigé encore aujourd'hui en équivalent de la sainteté dans les milieux qui cherchent à en faire une rente (les parents, répugnants, à son chevet de lit d'hôpital qui viennent demander sa bénédiction car ils ont bien compris la puissance inouïe de ce statut, non pas parce qu'ils s'inquiètent de son geste). Alex à qui l'on promet monts et merveilles et qui va devenir partie intégrante du système pas seulement pour servir les intérêts du ministre chahuté, mais parce que ça s’impose comme point d’orgue à la décrépitude ambiante, le plus grand, le pire aveu d’échec érigé en compromis triomphal. Le dernier clou dans le cercueil d’une culture déjà morte.
Tout ça est encore très actuel.
Un des films les plus funestes et crépusculaires que j’ai vu.
_________________ Looks like meat's back on the menu, boys!
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