Une dimension de la guerre d’Algérie : les
« regroupements » de populations
[1]
Charles-Robert Ageron
Dans De « l’Algérie française » à l’Algérie algérienne
(2005), pages 561 à 586
De la création des « regroupements »
Le terme de « regroupements » désigna officiellement pendant la guerre d’Algérie
à la fois les divers emplacements (camps, centres ou villages) où furent
transférés les habitants des zones déclarées interdites, et les déplacements de
populations sédentaires ou nomades qui en résultèrent.
1 L
Les regroupements, à l’origine plus ou moins improvisés par les autorités militaires,
devinrent sous leur direction le fondement d’une politique que les autorités civiles,
effrayées par ses conséquences immédiates, s’efforcèrent de limiter et de
transformer en opération de rénovation rurale sous le nom de « plan des Mille
villages ». On pratiqua donc successivement une politique de « regroupement », puis
on tenta une politique de « dégroupement », sans parvenir à bloquer le processus
enclenché. Les paysans déracinés installés pendant plusieurs années dans des camps
ou des villages provisoires ou définitifs, parfois réfugiés dans les bidonvilles des
centres urbains, ne
2
regagnèrent pas tous au moment de la paix leurs anciens villages, le plus souvent
détruits. L’ampleur et la durée des regroupements transformèrent ainsi l’Algérie
rurale.
Des "regroupements" à l’application intensive de la politique des
regroupements
L’origine des regroupements s’explique, à la fois, par un réflexe militaire ancien et
par des pratiques récentes utilisées au cours des guerres de décolonisation. Face à la
guérilla menée par des bandes armées opérant à partir de refuges montagnards ou
forestiers, face à des rebelles qui recevaient l’appui des populations, il fallait, comme
on le fit pour écraser la révolte des Camisards, « dévaster les régions qui leur
fournissent le vivre et le couvert, transférer la population dans des bourgs murés
d’où les habitants ne peuvent sortir que munis d’un laissez-passer de la journée pour
cultiver leurs terres. Ils ne peuvent sortir hors du bourg que la matière d’un repas
frugal, ceci afin de les empêcher de ravitailler les rebelles. Tous les malheureux qui
errent à travers champs sans sauf-conduits seront tués »
[2]
.
4
Ces procédés de guerre furent largement appliqués en Birmanie, au Cambodge, au
Mozambique. Les officiers français reprirent pour les désigner le célèbre slogan de
Mao-Zedong : « Le rebelle vit dans la population comme un poisson dans l’eau.
Retirez l’eau et le poisson crève. » Dès mars 1956 furent définies en Algérie des «
zones interdites » où aucune présence n’était tolérée.
5
Le feu y était alors libre pour l’artillerie ou l’aviation. Quant aux populations, elles
devaient avoir entièrement évacué les zones interdites où tout ce qui était repéré
vivant, hommes ou bêtes, était abattu. Sous la menace, on vit alors descendre des
montagnes des colonnes de pauvres gens arrivant dans les plaines avec ce qu’ils
avaient de plus précieux chargé sur des ânes et ce qui restait de leurs troupeaux.
Comme rien n’avait été prévu pour les recaser, ils s’agglomérèrent au hasard au pied
des montagnes interdites. Mais ces opérations réalisées sous la contrainte se
heurtèrent, de l’aveu des autorités militaires françaises, à bien des difficultés.
Nombreux furent les ruraux qui se refusaient à abandonner leurs mechtas. Devant
l’obstruction systématique des femmes, il fallut envoyer des camions militaires pour
ramasser femmes et enfants et souvent détruire les gourbis abandonnés. Les
habitants privés de leurs demeures tentaient de s’installer le plus près possible de
leurs anciennes terres de culture ou de pacage. Les familles, privées de leurs hommes
vivant en rebelles dans la zone interdite, s’efforçaient de continuer à avoir des
contacts avec eux. L’autorité militaire procéda alors à des regroupements
autoritaires le plus près possible des postes militaires déjà installés. Comme il fallait
en particulier éviter « l’affront inacceptable » dénoncé par le général Salan :
l’enlèvement par les rebelles de populations nouvellement regroupées, celles-ci
furent enfermées dans des camps dotés de miradors et entourés de barbelés. La
protection et la défense de l’emplacement des regroupements étant définies, dès
1956-1957, comme un des éléments essentiels de la politique militaire ; il ne fallait pas
lésiner sur les moyens matériels : le moindre échec aurait des conséquences
particulièrement graves sur le plan psychologique
[3]
D’autres problèmes avaient surgi avec l’extension des regroupements. Dès juinjuillet 1957, le commandement, qui avait réalisé dans la région d’El Milia les plus
importants regroupements concernant au total 18 000 personnes, ne cachait pas «
qu’ils posaient partout des problèmes ardus pour le ravitaillement, l’hygiène et
l’emploi des regroupés ». Les consignes données le 19 août 1957 précisaient quelle
devait être la marche à suivre : mettre d’abord la population sous des tentes, avant de
pouvoir édifier plus tard des maisons « en dur », distribuer aux femmes et aux
enfants des vêtements et des couvertures ainsi que de la « nourriture anti-carence »,
aussi longtemps que la population ne pourrait pourvoir à son entretien grâce à des
terrains de culture mis à sa disposition et à l’ouverture de chantiers.
7
Mais, pour les militaires, les regroupements établis dans des zones protégées étaient
avant tout une arme de la guerre révolutionnaire ; ils permettraient de contrôler
strictement la population, de « la redresser psychologiquement », de la structurer par
des « hiérarchies parallèles », de l’engager dans des groupes d’autodéfense, de la
préparer enfin aux réformes politiques et économiques (réformes agraires, création
d’un conseil de village et gestion des affaires communales avec installation d’une
mairie). Soucieux d’engager la population et d’asphyxier l’adversaire, le 2 Bureau de
l’état-major interarmées redoutait simultanément que les regroupements ne
deviennent des bouillons de culture pour la rébellion. Il insistait pour que des
informateurs fussent chargés de déceler les infiltrations du FLN. Ils devaient être au
moins trois pour chaque élément des hiérarchies parallèles. Au total, les
regroupements permettraient « d’arracher la population, enjeu de la guerre
révolutionnaire au FLN »
[4]
. Encore fallait-il, reconnaissait le 2 Bureau, assurer aux
regroupés un « standing amélioré sur le plan économique et social ».
8
e
e
Les autorités civiles locales avaient fait entendre au début de 1957 des avertissements
prémonitoires sur l’extension inconsidérée des regroupements
[5]
. « Il serait
préférable, disait le 3 mai 1957 le directeur du cabinet du préfet d’Alger, de ne pas
transformer brutalement le mode de vie des populations réfugiées », mais on pouvait
envisager la création de regroupements définitifs, c’est-à-dire de véritables villages
composés de gourbis traditionnels. À quoi les généraux répondaient à cette date qu’il
fallait avant tout créer des zones mortes où le FLN se trouverait privé de soutien.
9
Les commissions mixtes civiles et militaires mises en place en 1957 et 1958, qui
devaient être notamment consultées sur les créations, furent pourtant sensibles aux
maxima à ne pas dépasser
[6]
ainsi qu’au coût des regroupements définitifs ; faute de
moyens, elles s’en tinrent d’abord aux regroupements provisoires
[7]
.
10
Une autre distinction était plus volontiers soulignée par les militaires : celle qui
opposait les regroupements dits « volontaires » aux « non volontaires ».
11
Les premiers étaient présentés en 1956-1957 comme le résultat de mouvements
spontanés de populations qui entendaient échapper « aux exactions des fellagas ». Le
bureau psychologique du corps d’armée de Constantine annonçait ainsi au ministre
12
de la Défense nationale l’arrivée périodique de centaines de fellahs provenant des
tribus du massif du Guergour qui rejoignaient Bordj Bou Arreridj pour demander
des secours. Le bureau décrivait ces réfugiés arrivés « dans un état d’épuisement
extrême avec des enfants particulièrement squelettiques ». On parla bientôt de
regroupements volontaires provisoires, car l’hébergement ne pouvait être assuré que
sous des tentes, mais certains regroupements volontaires pouvaient être classés «
temporaires », d’autres « définitifs ». Il y eut bientôt une doctrine officielle à diffuser
sur le processus de création des regroupements
[8]
. Le préfet de Constantine
expliquait à des délégations de syndicalistes que des « représentations populaires »
négociaient préalablement avec l’autorité ces replis effectués par petits groupes : «
Biens, familles, cheptels, et jusqu’aux tuiles des maisons étaient transportés sous
leurs ordres ou ruinés pour que rien ne demeure plus qui puisse soutenir la vie. Les
familles une fois prises en charge, les hommes en masse sollicitaient des armes pour
former des milices et courir sus aux troupes des hors-la-loi »
[9]
. En septembre 1957, le
5 Bureau de l’état-major chargé de la guerre psychologique recommandait de rendre
aux familles transplantées un cadre de vie normal qui ne leur fasse pas regretter
leurs anciens douars et leurs habitudes passées. Il fallait surtout « éviter de donner
aux centres de regroupement l’aspect de camps de détention ». Les regroupements
étaient des camps de réfugiés provisoires ou relativement permanents, avaient
précisé des instructions signées conjointement le 17 septembre 1957 par le général de
corps d’armée Loth et l’inspecteur général de l’administration préfet de Constantine,
Papon. Dès que les conditions essentielles seront réunies, « les centres de
regroupement définitifs pourront être érigés en communes distinctes et pourvues de
délégations spéciales provisoires. Le terme de camp devra disparaître de la
terminologie »
[10]
Dans l’immédiat, une directive du 19 août de l’état-major interarmées d’Alger
rappelait l’urgence des tâches qui s’imposaient aux officiers responsables : «
combattre la sous-alimentation et le mauvais état sanitaire, trouver du travail à la
population qui doit progressivement arriver à subvenir à la majorité de ses besoins ».
Des médecins militaires avaient discrètement prévenu que l’état général des
regroupés n’était pas « très satisfaisant ». Le médecin colonel Soulage, professeur
agrégé du Service de santé colonial, après enquête dans la région de Collo-El Milia
auprès de 5 000 regroupés, notait, le 9 juillet 1957, « l’état de dénutrition parfois
pathologique des jeunes enfants » et jugeait insuffisantes « les 1 487 calories par jour
consenties aux adultes ». « Les cantonnements sous tentes ou huttes de feuillage ne
correspondaient pas du tout aux besoins des populations, et des enfants en
particulier, aussi bien l’été que l’hiver »
[11]
.
13
Au gouvernement général, les impératifs sanitaires étaient alors totalement
méconnus. Concernant l’assistance, il n’était question que « d’exécution de petits
travaux d’hydraulique et de viabilité » dans les regroupements provisoires, et de
constructions d’habitations dans les regroupements définitifs. Les perspectives
essentielles étaient administratives. On y soulignait que les décisions importantes ne
14
pourraient être prises que par les préfets
[12]
, mais on ne pouvait ignorer que l’étatmajor interarmées avait bien précisé que tout ce qui concernait les regroupements
était décidé à l’échelon des généraux commandant les corps d’armée et des trois
Igames.
Le conflit d’attributions fut vite résolu. Tout indique que, à partir de 1958, la création
de nouveaux regroupements appartenait en fait aux seules autorités militaires, le
plus souvent à la demande des commandants de quartiers et de secteurs. Pour
faciliter les opérations, au nom d’impératifs de bouclage, puis de nettoyage de zones,
des populations entières étaient remises à une unité militaire de secteur qui les
parquait derrière des barbelés sans se soucier des possibilités de les y faire vivre. Au
jugement du chef de bataillon Florentin, qui appartint ensuite à l’inspection générale
des regroupements, « de jeunes officiers, peu préparés aux réalités économiques et
sociales, gavés de formules de guerre subversives, voulant avoir « leur regroupement
» se livrèrent à des expériences dont les résultats furent lamentables »
[13]
.
15
Le nombre total de ces centres dits « de regroupement », « de resserrement », voire «
de recasement », fut dès lors multiplié : il passa de 382, au 1 novembre 1957, à 900,
au 1 novembre 1958, ce qui signifiait que les populations regroupées doublèrent,
passant d’environ de 360 000 à 800 000 personnes. Dans le corps d’armée d’Oran, les
effectifs des regroupés furent multipliés par 2,5, dans celui d’Alger par 3,5. Encore ces
chiffres étaient-ils parfois minorés, comme le démontra la note sur les centres de
regroupement de mars 1959
[14]
Le principe des regroupements fut même étendu aux populations nomades et semi-nomades, malgré la faiblesse reconnue des « bandes ennemies », spécialement dans
le Sud-Oranais et le sud du corps d’armée d’Alger. L’espoir de les sédentariser et de
briser ensuite ce qui restait de leurs liens traditionnels était souvent sous-jacent à
des décisions sans mobile militaire. Les officiers parlaient certes de protéger les
populations menacées, de supprimer le ravitaillement des bandes, mais surtout de
préparer le référendum et de développer la propagande française pour une Algérie
nouvelle. On mit du temps à s’apercevoir que cette politique de regroupement des
nomades dans d’immenses camps de tentes entourés de barbelés qui pouvaient
contenir de 3 500 à 7 400 personnes, fut une « catastrophe » économique et politique.
Les troupeaux pouvaient sortir le matin des camps, mais devaient rentrer le soir
même sous peine d’être abattus. Comme ils broutaient en peu de temps l’espace
herbeux qu’ils pouvaient parcourir en une journée, il n’y eut bientôt plus dans les
terrains au pacage rare que la terre et les cailloux et les bêtes sans nourriture
dépérirent. La diminution du cheptel atteignit à la fin de 1958 environ la moitié des
effectifs, selon les autorités militaires, et deux tiers selon les sous-préfets. Dans tel
secteur du Sud-Oranais, celui d’Aïn Sefra, les 14 regroupements avaient provoqué en
un an la disparition de 50 000 moutons sur 72 000
[15]
. Pour acheter quelques vivres,
la majorité des petits propriétaires avaient dû vendre leurs moutons et souffrirent
ensuite d’une sous-alimentation chronique et d’une forte mortalité. Parce que le seul
17
travail toléré consistait dans la cueillette de l’alfa pendant un temps très court et
qu’on ne pouvait ouvrir de chantiers de construction, aucun remède ne fut apporté à
cette situation de chômage dramatique. Sur le plan politique, l’exaspération des
populations était signalée dans tous les rapports d’inspection : dans certains
regroupements, les nomades en venaient à dire « qu’ils souhaitaient la délivrance par
le FLN ».
Les mêmes constats inquiets se retrouvaient sous la plume de quelques hauts
responsables. S’agissant des centres du Nord-Constantinois, le général Mauet
signalait, le 19 juillet 1958, la « situation déplorable » de plusieurs d’entre eux. Le
général Gouraud se déclarait, le 11 octobre 1958, « préoccupé de l’état pitoyable de
misère physiologique et de désarroi moral » dans lesquels il avait trouvé certains
regroupements : « J’ai décidé de ne plus entreprendre de regroupements [...], sauf
exception. »
18
Mais d’autres généraux entendaient au contraire accélérer la politique des
regroupements qui « devaient être préparés, soulignait le général Massu le 24 mars
1959, par les unités de quadrillage, en liaison avec le 2 Bureau, le 3 Bureau et les SAS
qui disposent des crédits nécessaires ». Les commandants de secteurs étaient en fait
laissés libres de procéder aux regroupements resserrements éventuels qu’ils
jugeaient opportuns.
19
e e
Le nombre des regroupés mal connu des administrations centrales augmentait de
manière incontrôlable. À Constantine, le 3 Bureau de l’état-major informait Alger
que les 334 centres de regroupement des quatre départements de l’Est-Algérien
rassemblaient, au premier trimestre 1959, 327 650 personnes, soit le « douzième de la
population »
[16]
. Mais d’autres services militaires ou civils avaient abouti
antérieurement à des totaux supérieurs : 360 000 en octobre 1958, 370 000 en janvier
1959. Pour l’ensemble des trois igamies d’Algérie, le million de regroupés était atteint
au 1 juin 1959. Encore omettait-on dans ces statistiques le chiffre des regroupés
nomades sahariens
[17]
.
20
e
er
Le 27 mars 1959, rappelant une série de notes antérieures, le général Olié condamnait
le principe des regroupements provisoires : une centaine (contre 234 définitifs). Pour
lui, ils risquaient de devenir « un dangereux élément de déséquilibre social et un
ferment de mécontentement politique ».
21
Simultanément, il indiquait au délégué général Paul Delouvrier que les
commandants d’unité ne devraient plus avoir le droit de procéder eux-mêmes à des
regroupements. Le délégué général, qui avait effectué une importante visite
d’inspection le 24 février à Saïda et reçu une longue étude sur la situation dans la
région due au colonel Bigeard
[18]
, fut, semble-t-il, convaincu par les généraux Olié et
Parlange. Il adressa finalement aux responsables militaires, le 31 mars, une directive
22
La politique des regroupements devant l’opinion
selon laquelle aucun regroupement ne devrait à l’avenir être opéré sans son accord.
Était-ce le signal d’une reprise en main par l’autorité centrale de la politique de
regroupements ?
Delouvrier s’y préparait en fait depuis son arrivée à Alger. Il avait envoyé six hauts
fonctionnaires civils visiter une quinzaine de regroupements dans les départements
d’Orléansville et de Tiaret, et dans l’arrondissement de Blida. À partir de leurs divers
rapports, une synthèse fut rédigée à sa demande par un jeune stagiaire de l’ENA,
Michel Rocard. Delouvrier y fit allusion dans sa circulaire du 31 mars, où il parlait
d’un million de regroupés.
23
Mais le rapport de synthèse de Michel Rocard, qui devait rester confidentiel, fut
communiqué par un membre du cabinet d’Edmond Michelet au journal Le Monde et
publié le 18 avril 1959 sous le titre : « Un rapport révèle la situation souvent tragique
du million d’Algériens regroupés »
[19]
.
24
Ce texte apportait des informations inconnues du gouvernement, comme l’existence
de centres de regroupement clandestins qui fonctionnaient sur des crédits d’intérêt
communal : les statistiques de regroupés étaient ainsi minorées. Mais les lecteurs du
Monde devaient être bien plus attentifs à diverses révélations dramatiques. De
nombreuses observations et conclusions des enquêteurs précisaient « le manque de
ressources » des populations regroupées, la faiblesse de l’assistance des autorités, la «
mortalité infantile élevée » et même « la menace de famine ». La situation sanitaire «
très généralement déplorable » était soulignée non par des statistiques inexistantes,
mais par des exemples : dans tel village-camp où étaient recensés 900 enfants, il en
mourait près d’un par jour ; ailleurs, dans l’Ouarsenis, trois en quatre jours. En
moyenne, « une loi empirique a été constatée : lorsqu’un regroupement atteint mille
personnes, il y meurt à peu près un enfant tous les deux jours ». Un rapport médical
précisait que, dans un regroupement, « l’état physiologique général de la population
est tel que les médicaments n’agissent plus ». Le rapport d’enquête précisait que 200
000 regroupés qui n’avaient plus du tout accès à leurs anciennes terres et à leurs
réserves alimentaires étaient totalement sans ressources. Ils ne subsistaient que par
des distributions irrégulières de fort maigres rations : « Dans un des cas observés,
elles se limitaient à 11 kg d’orge par adulte et par mois, ce qui est peu lorsqu’il y a des
enfants en bas-âge »
[20]
. En conclusion, l’enquête suggérait de décharger les cadres
locaux de l’armée de tâches que, déjà accablés de besognes, ils ne sont pas à même
d’assumer.
25
Le Secours catholique était lui aussi informé de la situation puisqu’il distribuait «
depuis trois ans des vêtements et des vivres pour une valeur de 950 millions de francs
». Mais il constatait que les 9/10 provenaient des États-Unis et qu’en France la presse
26
faisait « un silence complet ». C’est pourquoi son secrétaire général, Mgr Jean
Rodhain, décida d’aller enquêter en Algérie sur « les centres de repliement »
[21]
. Il
publia dans La Croix du 11 avril, puis du 17 avril, quelques-unes des informations qu’il
avait recueillies. Il y soulignait l’état de sous-alimentation de beaucoup des
regroupés et s’alarmait des « progrès de la tuberculose ». Le 26 avril, il rendit public le
résumé d’un rapport qu’il avait présenté à Alger et à Paris. L’essentiel de ses
conclusions tenait en quelques phrases : « Des hommes ont faim. Des enfants ont
faim » ; les autorités ont « le devoir de remédier actuellement à la sous-alimentation
d’une partie notable du million de personnes dites réfugiées ».
La presse française reprit presque unanimement les informations concordantes des
six enquêteurs officiels et de Mgr Rodhain. Successivement, Libération le 18 avril,
France-Observateur le 19, France-Soir le 20, en publièrent l’essentiel. Ils furent suivis par
Le Populaire le 22 avril, L’Humanité le 25, Le Figaro le 30. Le dernier retint quelques
chiffres révélateurs : « Sur un million de musulmans déplacés, 400 000 vivent dans
de bonnes conditions, 400 000sont insuffisamment installés, 200 000 sont dans une
situation précaire », maisil donnait aussi les pourcentages dramatiques sur la grande
misère desvillages de regroupement. L’Humanité parlait de ces centres où
meurentchaque semaine des centaines d’enfants, de femmes et de vieillards,
tandisque France Soir retenait que, « même là où l’expérience avait le mieux réussi,les
responsables ont admis que le revenu par habitant avait diminué d’unquart, ou
moins d’un tiers ». Seul Paris Journal (11 mai) se montra hostile auxrapports et titra
avec une certaine inconscience : « Un million d’Algériens apprennent à vivre au XX
siècle ».
27
e
Il affirma ensuite que Delouvrier aurait dit que « moins d’enfants mouraient dans les
camps que dans les douars du bled ». Mais, le 26 mai, le propos fut vigoureusement
démenti par La Croix qui en désigna l’auteur.
28
Le cardinal Feltin, archevêque de Paris, et le président de la Fédération protestante
de France, le pasteur Marc Boegner, avaient déjà lancé conjointement avec l’accord
de Paul Delouvrier un « appel en faveur des regroupés » qui fut senti par l’opinion
comme un véritable SOS
[22]
. Interrogé sur le nombre des regroupés, Mgr Rodhain
répondit que, si l’on totalisait les regroupés et les repliés accourus dans les banlieues
des villes, le total dépassait certainement de beaucoup le million
[23]
.
29
Comme le délégué Paul Delouvrier avait riposté à certaines critiques de la presse en
disant : « que ceux qui parlent des regroupements viennent les voir », Le Figaro
envoya Macaigne, qui réalisa une enquête patronnée par les autorités d’Alger dans
deux regroupements, dont celui de Bessombourg. Le journaliste, accompagné du
sous-préfet de Collo, révéla que la population regroupée n’y disposait d’aucun moyen
d’existence, à l’exception des 120 salaires mis à la disposition d’une société de lièges.
Les responsables n’y faisaient « distribuer la nourriture qu’au compte-gouttes »,
affirmait le journaliste qui avait été bouleversé par la vision d’adultes aux faces
creuses, de jeunes aux bras squelettiques. « Dans ce camp où vivent 1 860 enfants sur
30
2 400 personnes, aucune distribution de sucre, de pois chiches n’a eu lieu depuis un
an, aucune de matières grasses depuis 8 mois »
[24]
. Des sénateurs modérés «
s’émurent de l’atroce misère des Algériens au camp de Bessombourg qui ne leur avait
pas été révélée par leurs collègues au retour d’Algérie ». Cependant que des
intellectuels écrivirent dans Le Monde (30 juillet), tel Roger Ikor : « Je me sens
responsable. Si je me taisais, je serais coupable »
[25]
. Le Figaro poursuivit ses
reportages et annonça le 7 octobre que le camp de Bessombourg serait maintenu : «
Les enfants devraient donc passer un troisième hiver avec des vêtements en loques et
des couvertures qui n’en peuvent plus »
[26]
.
En Algérie, la presse publia au contraire des reportages orientés sur quelques « bons
regroupements » où chaque famille disposait d’une vache laitière. Les conclusions
s’inspiraient d’un article modèle de L’Écho d’Alger (14 juillet 1959) : « les deux tiers des
regroupements sont valables ». Il n’y était pas question de l’aide du Secours
catholique, mais parfois des distributions réalisées par la Croix-Rouge française
[27]
.
Les efforts des Sections
31
Administratives Spécialisées pour lutter contre le chômage y étaient évoqués, mais
rarement leurs résultats dans les regroupements
[28]
. En revanche, les journaux
d’Algérie avaient signalé avec humeur qu’il avait fallu pour financer l’installation des
centres de regroupement augmenter le prix de l’essence de 9 F par litre (La Dépêche
quotidienne, 1 juin 1959). Cependant, des « lettres d’Algérie » furent publiées sous ce
titre par la revue des Jésuites, L’Action populaire ; elles décrivaient notamment ce
qu’était la situation des nomades des hauts plateaux regroupés à 1 200 mètres
d’altitude : « Rien pour les bêtes, rien pour les gens ; impossibilité de se déplacer,
chômage catastrophique, proportion de tuberculeux, mortalités infantile et adulte
effrayantes. »
32
er
Pour le FLN, plutôt silencieux jusque-là sur les regroupements
[29]
, l’occasion
d’intervenir était favorable : il lança dès avril 1959 une campagne contre « la barbarie
colonialiste qui enfermait un million d’Algériens dans les camps de regroupement »
(El-Moudjahid, 21 avril). L’organe officiel du FLN donnait le 10 mai la définition
suivante de la politique des regroupements : « C’est fondamentalement la
déportation et l’emprisonnement dans un village » ; mais il stigmatisait ces centres
comme étant « des camps de la mort lente, tous les matins, un enfant meurt dans
chacun des centres organisés par l’Armée ».
33
Dans un appel à l’ONU le 28 avril, le FLN se disait convaincu que le secrétaire général
des Nations Unies ne pourrait pas « rester indifférent devant la lente asphyxie d’un
million d’Algériens de femmes et d’enfants ». Cet appel fut suivi de la demande
présentée par 25 pays du groupe afro-asiatique d’inscrire la question algérienne à
l’ordre du jour de l’Assemblée générale.
34
L’impossible freinage de la politique des regroupements
La radiodiffusion du FLN assura le 25 mai que « l’appel des chefs religieux français en
faveur des regroupés révélait leur effroyable tragédie ». Puis vint, le 29 mai,
l’explication : « La France recherche l’extermination du peuple algérien mais, avec
l’aide de Dieu, notre peuple triomphera de la France malgré la sauvagerie de celle-ci.
» Toutes les radios arabes répercutèrent cette propagande qui dénonçait pêle-mêle
les « camps de concentration », les « centres d’enfermement », voire le « génocide ».
Les radios les plus modérées montraient aussi la soumission des regroupés à l’ordre
militaire (réveil au clairon, couvre-feu annoncé par une sonnerie), « l’atteinte à la
dignité des populations dont la vie tout entière dépend de la charité des officiers des
SAS ». Mais elles ignoraient que, parfois, la résistance et la révolte s’exprimaient par
le refus du travail obligatoire imposé aux hommes
[30]
. « On nous oblige à construire
de nos mains notre propre prison. Si encore on nous nourrissait comme on le fait
pour les prisonniers. »
35
Cette propagande inquiéta l’Armée qui, pour riposter aux attaques contre les centres
de regroupement, créa le Comité d’action psychologique et subversive (APS). L’APSAlgérie lança dès lors une campagne pour célébrer les « Mille villages »
[31]
: « Chaque
jour, des milliers de Français, militaires et civils, ont lutté pour que les habitants de
ces villages puissent trouver dans leur nouvelle existence l’occasion d’une
amélioration de leurs conditions de vie et d’une ouverture sur le monde moderne. »
36
Le délégué général Delouvrier, qui avait ordonné par sa directive du 31 mars 1959 de «
suspendre toute création de nouveaux regroupements », se heurta au veto du général
Challe. Pour celui-ci, les regroupements suivant automatiquement les opérations, il
fallait nécessairement « continuer d’en créer sans être débordé » et « étudier les
conditions de vie des regroupés ».
37
Delouvrier, qui voulait « concentrer tous nos moyens sur les regroupements
existants », imagina de confier à des groupes de travail itinérants la mission de se
rendre sur le terrain, pour établir les programmes donnant à chaque regroupement
des bases économiques saines. Ces commissions restreintes étaient placées sous la
direction d’un officier de SAS. Au 1 août 1959, elles avaient visité 864 centres, dont
467 seulement leur parurent viables
[32]
.
38
er
Delouvrier décida ensuite de créer une inspection générale des regroupements de
population, l’IGRP. Il en confia la direction le 1 décembre 1959 au « chef prestigieux
des képis bleus » (les officiers des Affaires indigènes du Maroc), le général Georges
Parlange. Celui-ci avait d’abord été chargé du commandement civil et militaire de
l’Aurès, puis était devenu conseiller au cabinet de Delouvrier. Le général Parlange
jugeait très sévèrement la politique des regroupements et ses conséquences
immédiates et plus lointaines. La population avait été acculée par son « exode à une
39
ruine totale » : « Elle est maintenant uniquement justiciable de nos services sociaux
et médicaux. » « Il faudra aider plus d’un million d’Algériens à se refaire une vie ou à
retrouver leur ancien habitat abandonné. » Après enquête, il constatait (le 15 février
1960) que la directive du 31 mars 1959 n’avait pas été appliquée : « Dans les CA de
Constantine et d’Alger, on continue sans autorisation (la création de regroupements)
en qualifiant les nouvelles opérations du terme de « recasement ». Parlange ne
voulait reconnaître comme valables que les regroupements améliorés devenus «
nouveaux villages » et inscrits dans le cadre du plan de Constantine
[33]
.
Le 25 mai 1960, Delouvrier expliqua dans une circulaire que les regroupements
provisoires devaient disparaître, cependant que les regroupements définitifs
porteraient désormais le nom de « nouveaux villages, de nouveaux hameaux ou de
nouveaux quartiers ». Ils seraient créés sur décision de commissions mixtes civile et
militaire, après avis de la commission itinérante chargée de l’aménagement rural.
Pour présenter ce programme, il utilisa le slogan de « Mille villages » formulé par le
général Parlange, avouant qu’il voulait renverser l’état d’esprit hostile aux
regroupements créé par « la diffusion malheureuse d’un rapport officiel ».
40
Le général Parlange mesura les difficultés de faire appliquer une politique homogène
par des autorités civiles et militaires divisées et opposées. Il se heurta à ce qu’il
appela « l’indiscipline généralisée »
[34]
. Il lui fut en réalité très difficile d’obtenir la
réduction de la population des centres provisoires surpeuplés, sinon en constituant
des « points de resserrement » (que le bon sens aurait dû appeler « desserrement »,
d’autant plus que les militaires parlaient volontiers de « resserrement » au sens de «
regroupement »). Quant à la construction des « nouveaux villages », précédée
d’enquêtes sur leur future viabilité, elle fut retardée par des dissensions compliquées.
Les chefs de SAS, suspectés de renforcer le pouvoir civil s’ils n’étaient pas officiers
d’active (ce qui était le cas de beaucoup d’entre eux, officiers de réserve ou
fonctionnaires civils), étaient tenus à l’écart par les chefs des 2 et 5 Bureaux des
états-majors locaux. Ceux-ci estimaient que les considérations politiques,
économiques et sociales devaient céder le pas aux « impératifs tactiques », même
dans les régions pacifiées. Plus nettement, certains officiers n’acceptaient pas que «
les regroupements deviennent une tâche civile menée par les militaires ». Sur le plan
psychologique, les regroupements étaient la grande affaire de l’armée. Le général en
chef Crépin n’avait-il pas écrit à ses généraux, le 8 avril 1960 : « Nous ne pourrons
gagner la guerre que si nous gagnons la bataille des regroupements. »
41
e e
Dans ces conditions, le nombre des regroupements ne cessait de s’accroître. Il serait
passé de 1 342 au 1 octobre 1959 à 1 679 au 1 juillet 1960 selon l’autorité civile,
cependant que l’autorité militaire arrivait à un total de 2 025 centres où vivaient 1 513
172 personnes
[35]
. Au 1 octobre 1960, l’autorité civile recensait au total 2 104 centres
et 1 660 514 personnes regroupées, tandis que l’autorité militaire en connaissait 2 202
avec 1 766 055 personnes
[36]
.
42
De manière inexpliquée, le pourcentage des centres définitifs ou « nouveaux villages
» atteignait 55,6 % pour les militaires, et 48,6 % pour les civils.
43
Examinées dans le détail, les informations n’étaient pas moins difficiles à
interpréter
[37]
. Dans les quatre départements relevant du corps d’armée d’Alger, on
aurait décompté, à la fin du 1 trimestre 1960, 503 875 regroupés, ce qui représentait,
selon les militaires, par rapport à la population rurale « un musulman du bled sur
cinq ». Au cours du troisième trimestre, selon les services civils, on en comptait 662
000 (soit 31 % de plus, ce qui, paraît-il, signifiait « qu’un musulman du bled sur trois
est désormais regroupé [sic] et que 11 % des regroupés doivent être assistés »). Malgré
l’aide de la Croix-Rouge, du Secours catholique et de la Cimade, qui avaient distribué
en un trimestre 100 quintaux de céréales et 6,5 tonnes de lait en poudre, on
reconnaissait une « certaine sous-alimentation générale et une santé assez moyenne
». Dans le département d’Orléansville, qui comportait 585 000 ruraux, on recensait, à
la fin de juin 1960, 241 000 regroupés (soit 41 %), parmi lesquels 15 % avaient perdu la
quasi-totalité de leurs moyens d’existence et devaient être ravitaillés. En octobre
1960, le délégué Delouvrier vint mener une enquête dans les camps de ce
département. Il constata qu’à la suite des opérations Constellation et Cigale, 37 % des
ruraux regroupés allaient être « à notre charge ».
44
er
Au fil de ses rapports, le général Parlange citait des chiffres et des pourcentages
parfois bien plus considérables. On y lit que, sur « plus des trois quarts de la
population regroupés dans l’arrondissement de Teniet el Haad, 40 % l’étaient de
façon précaire » ; dans celui de Tenès, où 69 % de la population étaient regroupés, 11
240 (15 %) vivaient complètement assistés, mais ce chiffre était sous-estimé, disait-il.
Le pourcentage des personnes ne vivant que d’assistance aurait atteint 27 % des
regroupés dans le département de Tizi-Ouzou, et 10,7 % dans la région du corps
d’armée d’Alger
[38]
.
45
Un rapport du 31 octobre d’un officier de l’Inspection générale des regroupements,
portant sur 8 500 regroupés dans les arrondissements de La Calle et SoukAhras,
évaluait à 50 % le nombre de ceux qui vivaient « de façon miséreuse » du fait des
superficies très limitées de terres cultivables autorisées, du manque de pacages et de
troupeaux, et de la faiblesse des salaires de travaux saisonniers. Il précisait d’ailleurs
que les regroupés étaient privés de 48 % de leurs terres de culture et de 80 % de celles
de parcours.
46
Un autre officier, le plus actif de l’IGRP, le commandant Florentin, insistait sur
l’importance de l’effort d’assistance, mais aussi sur le coût « énorme au sens
étymologique » de la politique des regroupements. En effet, 750 000 personnes
vivaient des aides et secours consentis, les emplois militaires et ceux des chantiers de
construction (pistes, adductions d’eau) représentant 200 000 emplois. Mais il n’en
calculait pas moins que, pour l’ensemble de l’Algérie, 25 % des populations
regroupées restaient sans aucune ressource : sur un total de plus de 2 millions de
ruraux déplacés, il fallait prévoir l’assistance de 500 000 familles. Pour loger
47
-
seulement 300 000 familles, 360 millions de NF (Nouveaux Francs) étaient
nécessaires. Or, l’habitat ne représentait que la moitié des dépenses totales
[39]
: le
général Crépin, qui incriminait la lenteur dans les attributions de crédits, réclamait
par exemple, le 8 décembre 1960, 50 millions de NF supplémentaires pour les
nouveaux villages : 148 millions avaient été prévus. La raison qu’il invoquait était que
les crédits des services civils programmés pour 1961 ne dépasseraient pas ceux de
1960, soit 50 millions. Par ailleurs, 21 millions avaient été consacrés à l’aménagement
des centres provisoires et 20 millions seulement aux besoins alimentaires et
vestimentaires des personnes nécessiteuses. Le Comité des affaires algériennes
condamna de plus la « sous-consommation surprenante » de ces crédits destinés aux
besoins urgents. Les crédits mandatés pour l’aide alimentaire n’atteignaient à la fin
d’octobre 1960 que 5 millions sur 19 750 000 de crédits délégués. Le Comité proposa
de les porter à 25 millions dans le budget en 1961.
Dans son dernier rapport d’ensemble, le général Parlange énumérait certes «
quelques résultats de sa volonté constante d’améliorer les centres de regroupement »
: l’attribution gratuite de 18 000 maisons, l’ouverture de salles de consultation
médicale dans les nouveaux villages et le taux relativement élevé de scolarisation des
enfants (de 20 à 30 %). Mais, soulignant les carences, il ne cachait pas que « 33,6 % des
familles regroupées restaient insuffisamment abritées » et que 11 % de la population
des villages de regroupements ne vivaient que d’assistance
[40]
. Il recommandait de
réduire au maximum la cadence de création des regroupements et précisait : « Il faut
même dégrouper chaque fois que cela est possible. Faute de quoi nous allons à un
échec irréparable qui anéantirait tous les efforts politiques, militaires et
économiques consentis depuis cinq ans »
[41]
. Le 22 décembre 1960, le général
Parlange demandait à être déchargé de ses fonctions : c’était un constat d’échec.
Conseiller technique de Delouvrier, il n’avait pu imposer ses vues à l’armée.
48
Un autre bilan fut présenté anonymement par le 3e Bureau de l’EMI dans la
continuité de son opposition à ce qu’il appelait « le fantomatique Bureau des
regroupements » du général Parlange. « Depuis les directives du 25 mai 1960, il a été
procédé au déplacement de 1 200 000 personnes officiellement regroupées, sans
compter au moins 300 000 personnes recasées. » Les chiffres étaient faux pour la
période concernée, de même que l’affirmation selon laquelle l’IGR aurait préparé en
réalité un regroupement de trois millions de personnes vivant en habitat dispersé
dans quelque 3 000 nouveaux villages. Le 3e Bureau suggérait « dès lors de porter
remède à de graves déficiences en quantité dans le personnel technique ». Il
recommandait aussi « la suppression de la timidité dans la mobilisation des
ressources agricoles au profit des centres de regroupement »
[42]
.
49
En fait de timidité, les rapports du général Parlange avaient courageusement
dénoncé, par exemple, la diminution des ressources pour les 100 000 Kabyles de
l’arrondissement de Fort National (resserrés en 135 villages), malgré les mandats
envoyés par les travailleurs en métropole. Il condamnait les regroupements «
50
ordonnés en catastrophe dans l’Ouarsenis » et leurs conséquences. Les regroupés
relevaient désormais pour moitié d’une assistance totale et l’on pouvait seulement
leur distribuer 10 kg de blé par famille et par mois. « Des habitants de l’Ouarsenis
m’ont déclaré, écrivait-il : « Avant nous mangions des glands, mais au moins nous
mangions. »
Le général commandant le corps d’armée de Constantine convenait en décembre
1960, après lecture des rapports de l’IGRP, de l’urgence d’une aide alimentaire plus
considérable ; elle devait être par exemple « quintuplée » pour les regroupés du
secteur d’Akbou, car écrivait-il, « il faut 7 kg de semoule par personne et par mois, et
ils n’ont que 1 kg ». Une assistante médico-sociale avait prévenu qu’en octobre 1960
elle avait trouvé à Ighzer Amokrane « des enfants âgés d’un mois à quatre ans et
demi, dans des états de maigreur épouvantable. Parmi les bébés qui avaient été
admis à l’hôpital, une trentaine sont morts. Cet état de choses est dû à la grande
misère où se trouve la majorité de cette population réfugiée dans des conditions
incroyables. Les secours alimentaires sont d’environ 900 grammes de semoule par
personne et par mois : quant aux petits enfants ils n’y ont pas droit. » Elle précisait
que le sous-préfet d’Akbou avait vainement réclamé des quantités plus fortes de
semoule. Une autre attachée médico-sociale, amenée à travailler dans divers villages
de regroupements en 1960, y avait, écrit-elle, « trouvé des enfants décharnés qui
survivent pour combien de temps dans des conditions inimaginables [...] ; des
gamines de 8 à 10 ans qui n’étaient pas malades sont mortes de faim »
[43]
.
51
Au début de 1961, la situation ne paraissait pas s’être sensiblement améliorée
[44]
. Les
regroupements provisoires, dits aussi « non satisfaisants », constituaient la moitié
du nombre total des regroupements et retenaient environ 45 % des regroupés.
52
Le commissariat général aux actions d’urgence, créé le 27 mars 1961 pour remplacer
l’IGRP, faisait procéder à des distributions gratuites de vivres grâce à des
importations dites « massives » de semoule et de pommes de terre ; on ne mourait
plus de faim, assurait-on aux journalistes. Pourtant, des rapports d’inspection
signalaient encore, par exemple dans le secteur d’Aflou, « une mortalité importante
qui a pu être accentuée par la sous-alimentation des enfants et le manque de
vêtements » ; ailleurs dans le regroupement d’Aïn Sidi Ali, une manifestation de
protestation révéla que « cinquante enfants sous-alimentés étaient morts dans les
douze derniers jours »
[45]
. Toujours au début de 1961, un directeur départemental de
la santé, le Dr Martin, jugeait après enquête que les rations journalières moyennes
attribuées aux regroupés étaient dans l’ensemble insuffisantes. Divers témoignages
d’officiers allaient dans le même sens : « Jamais les secours dont nous disposions ne
nous permirent d’aller beaucoup plus loin que le maintien de la population au niveau
minimum de l’équilibre vital » (Nicolas d’Andoque : L’Épopée silencieuse des SAS). Et le
secrétaire général de la préfecture de Médéa affirmait en 1961 que « les centres de
regroupement à quelques exceptions près constituaient une régression pour la
population, alors qu’ils devaient être des facteurs de progrès social et économique ».
Sur le plan de l’habitat, les responsables des constructions parlaient d’amélioration,
de « confort minimal » acquis dans les villages nouveaux pourvus d’eau, mais des
témoins étaient sensibles à la « clochardisation » de réfugiés dépourvus de tentes. La
misère permettait certes, comme l’a souligné Pierre Miquel, d’obtenir des
engagements dans les rangs des supplétifs
[46]
. Mais l’humiliation ressentie par des
paysans privés pour la plupart de leurs terres et de leurs troupeaux était très bien
perçue par les officiers des Affaires algériennes qui en soulignaient les conséquences
: « Une hostilité manifeste à tout ce qui est français ». Dans ces conditions, l’action
psychologique vivement recommandée n’avait guère d’efficacité
[47]
. Elle se bornait le
plus souvent à une séance hebdomadaire et à la diffusion par haut-parleur de bandes
enregistrées de propagande en français et en arabe. L’écoute en était faible. Selon un
jeune aspirant, « je fais mon baratin mais les musulmans se terrent chez eux ». Parmi
les présents, la plupart attendaient, selon les informateurs des groupes de contact, «
la fin des centres d’enfermement » ou « les commencements de réalisation des
promesses de redistribution des terres ». En principe, la moitié des terres concernées
par l’action de la caisse pour l’accession à la propriété et à l’exploitation rurale
(CAPER) devait être attribuée à des paysans regroupés qui avaient perdu leurs terres.
Mais cela ne pouvait concerner que 5 000 familles en cinq ans, exactement 71 727
hectares pour 4 600 familles choisies dans 52 centres. Toutefois, on ignore si même
ces prévisions modestes furent respectées
[48]
. Dans la région de Djelfa, un officier de
SAS fit interroger 600 nomades Ouled Naïl : « Accepteriez-vous d’être regroupés
dans un centre ? » ; « 68 % refusèrent de répondre, 20 % dirent : Non. »
54
Même l’aide médico-sociale gratuite, plus appréciée, ne provoquait pas la
reconnaissance espérée
[49]
, alors que 45 % des centres de regroupement disposaient
en 1960 d’une infirmerie ou d’une salle de soins, et que trois habitants sur quatre les
fréquentaient
[50]
. En moyenne, les médecins militaires passaient une ou deux fois
par mois dans ces infirmeries (ils auraient été au nombre de 468 sur 778 médecins
militaires et civils de l’AMG, au total).
55
Selon les mêmes sources officielles, l’ouverture d’écoles aurait été bien accueillie : sur
1 860 instituteurs militaires, 1 147 (61,6 %) enseignaient dans les villages de
regroupement et l’armée s’enorgueillissait par exemple de fournir trois fois plus
d’instructeurs ou instituteurs militaires que les civils dans le département de TiziOuzou, alors que, dans le département d’Alger, il y avait deux fois plus d’instituteurs
civils que militaires.
56
Ainsi s’explique le fait que certains officiers se félicitaient de la « reprise en main des
populations » et pensaient qu’il fallait à tout prix préserver le capital psychologique
que représentaient les regroupements pour la « bataille de l’autodétermination ».
Plus simplement, le 3 Bureau proclamait que « persévérer dans la politique des
regroupements c’était garder le contact avec le sixième de la population ».
57
Une tentative de politique de « dégroupement »
Au contraire, dans la perspective d’un cessez-le-feu, le général commandant en chef
Gambiez annonçait, le 18 mars 1961, qu’aux opérations militaires il faudrait
désormais substituer « l’opération Rénovation rurale ». Celle-ci consistait
essentiellement à consolider les regroupements viables, à dégrouper
progressivement les autres et à aider les miséreux. Le 3 Bureau de l’EMI protesta et
avertit sèchement le 11 avril que toute population dégroupée tomberait
automatiquement sous l’emprise du FLN. Le délégué Jean Morin dut temporiser, car
« les dégroupements risquaient, disait-il, d’opposer les militaires aux fonctionnaires
civils au moment où l’unité d’action est plus que jamais impérative ». « Le retour à
l’habitat dispersé ne serait donc qu’exceptionnellement autorisé. »
58
e
Après l’échec du putsch du 21 avril, le délégué et le général Gambiez précisèrent, le 29
mai dans une circulaire signée conjointement, la nouvelle politique des
dégroupements qui serait assortie de la création de centres ruraux économiquement
plus valables
[51]
. Jean Morin avait déjà annoncé, en même temps que l’Interruption
des Opérations Offensives (IOO), le rétablissement de la liberté de circulation dans
les arrondissements qui allaient bénéficier de l’IOO. Cela rendait nécessaire une
réalisation rapide de tous les dégroupements qui seraient demandés par les
intéressés. Les regroupements qui avaient donné lieu à des constructions définitives
seraient maintenus, de même ceux qui, bien que provisoires, pourraient être
valablement transformés parce que situés dans les lieux où les populations
trouvaient des moyens de vivre. À titre d’essai, 100 000 Algériens qui n’avaient pu
être installés dans les villages nouveaux seraient autorisés à regagner leurs foyers. En
fait, 36 500 personnes le furent pendant la trêve.
59
Les dégroupements d’ensemble étaient prévus pour 950 000 personnes alors
installées dans les centres provisoires « non satisfaisants ». Mais on hésitait sur les
chiffres de celles qui désiraient partir et dont la volonté serait respectée
[52]
. On
estimait pourtant à 220 000 ou 240 000 le nombre des familles volontaires, soit 1 100
000 ou 1 200 000 personnes sur 2 075 000 regroupés. Le coût total de la « rénovation
rurale » des dégroupements pourrait atteindre 376 millions NF.
60
Le nouveau commandant supérieur des forces en Algérie, le général Ailleret, répéta
dans une brève circulaire du 6 juillet 1961 quelle était « l’idée qui inspirait la politique
de dégroupements : supprimer progressivement toute contrainte dans
l’implantation des populations, dans la mesure où le permettraient les impératifs de
sécurité, tout en facilitant l’accès à des conditions de vie moderne »
[53]
.
61
Or, à en croire les chiffres officiels, militaires comme civils, la dynamique des
regroupements prévus en 1960 se poursuivit lentement en 1961. Le total des
regroupés passa de 1 762 000 au quatrième trimestre 1960, à 2 126 000 à la fin du
deuxième trimestre 1961. Les centres de regroupement auraient été au nombre de 2
62
Conclusion
213 en septembre 1960, et de 2 392 en avril 1961. La zone du corps d’armée de
Constantine comptait 678 centres en janvier 1961, avec 701 673 habitants, et 743 en
décembre 1961, avec 764 000 habitants, ou 611 928 si n’étaient pris en compte que les
regroupements viables. En février 1961, dans la zone du corps d’armée d’Alger, il y
aurait eu 744 000 regroupés (ou 763 000 ?) dans 1 071 villages ; ils étaient 777 269 (ou
795 000 ?) en février 1962
[54]
.
Malgré les contradictions des statistiques, on peut estimer que le mouvement des
dégroupements fut presque insensible avant 1962. Comment l’expliquer ? Certains
regroupés, inquiets des réactions des moudjahidine, refusèrent, il est vrai, la solution
du retour immédiat, laquelle supposait le plus souvent la reconstruction de leurs
villages ou de leurs gourbis. La sécheresse qui avait sévi en 1961 et diminué les
récoltes de céréales put décider certains regroupés à compter sur la distribution des
vivres dans les camps. Du côté français, l’armée protesta de diverses manières contre
la politique des dégroupements. Dans le corps d’armée d’Alger, le général Vézinet
demanda « de tout mettre en oeuvre pour limiter au maximum, et au moins jusqu’à
la cessation des hostilités, les dégroupements » (30 mars 1961). Simultanément, il
autorisait l’ouverture de regroupements nouveaux pour 55 000 personnes. Dans
l’Aurès, où, dès 1960, le sous-préfet d’Arris recommandait de « ne pas “rater”
l’opération dégroupement en la précipitant », les militaires refusèrent absolument,
fin 1961, d’appliquer ces dégroupements inexplicables au point de vue de la
sécurité
[55]
. Ailleurs, ceux-ci furent vivement déconseillés par des officiers des SAS
[56]
ou volontairement retardés. Dans la région d’Akbou, par exemple, les « regroupés ne
furent invités à regagner leurs villages d’origine qu’à la fin d’octobre 1961 et le
mouvement de retour, qui fut de faible amplitude dans les mois suivants, s’accéléra
seulement après juin 1962 ». Dans d’autres régions, l’armée fit connaître le 20 février
1962 qu’elle ne pourrait distraire de son potentiel les moyens requis par cette
opération de dégroupement, avant qu’elle ait la certitude que le cessez-le-feu serait
respecté
[57]
. Dans l’arrondissement de Tablat, les populations, bien que rassurées par
le cessez-le-feu, attendirent la stabilisation d’une période encore troublée pour
rejoindre leur zone d’habitat traditionnel
[58]
. Du point de vue de l’administration
française, « l’exode soudain et anarchique des populations, générateur de troubles
humains et économiques », qui était redouté depuis le début de 1962, ne s’était pas
produit. Quelques responsables rédigèrent des « procès-verbaux de clôture » de leurs
regroupements. Les villages abandonnés à leur sort avant d’être achevés ne
représentaient plus qu’une agglomération de gourbis. D’autres, au contraire,
possédaient l’infrastructure d’un village parfaitement viable : « il est dommage que
l’oeuvre n’ait pas été menée à terme. »
À l’heure des bilans, l’armée reconnut que « les déplacements de populations
auxquels elle avait été contrainte par les impératifs de la pacification » avaient pu
être « trop rapides », mais ils s’étaient révélés efficaces sur les plans militaire et
social. Non seulement ils avaient affaibli le soutien logistique apporté à la rébellion
mais, concernant « quelque deux millions de personnes », ces déplacements avaient
abouti, disait-elle, à la création de milliers de villages dont « plus de 50 % définitifs et
prospères ». Les regroupements avaient permis l’ouverture d’écoles et de centres
médicaux ; ils avaient favorisé l’apparition d’activités nouvelles artisanales et
commerciales, et modernisé l’habitat traditionnel des campagnes.
64
Ce bilan optimiste ne répond pas aux diverses observations critiques que
formulèrent de 1957 à 1961 de nombreux responsables. Sur le plan militaire, les
comptes rendus de certaines zones, notamment celles de l’Est-Constantinois,
soulignaient dès 1958 la disparition progressive des jeunes hommes qui étaient «
incorporés ensuite par les hors-la-loi ». Ils notaient la reconstitution des
organisations politico-administratives du FLN au fur et à mesure de leur destruction
et l’échec de l’action psychologique. Les autodéfenses de centres n’arrivaient pas
partout à se constituer
[59]
et la Sécurité Militaire y découvrait fréquemment des
cellules FLN dont les responsables étaient « des rebelles qui s’étaient engagés comme
harkis sur ordre de leurs chefs »
[60]
.
65
Les officiers supérieurs n’étaient pas tous de l’avis du général Crépin quand il
déclarait à l’envoyé du journal Combat, Raoul Girardet : « Les regroupements seront
dans dix ans la revanche de l’armée. Et tout le monde le reconnaîtra. Ils ont remodelé
une nouvelle Algérie rurale. » Dès 1959, plusieurs officiers supérieurs prévenaient que
« les centres de regroupement provisoires risquaient de devenir un dangereux
élément de déséquilibre social et un ferment de mécontentement politique ». L’afflux
des ruraux venus se réfugier dans les vieux quartiers des principales villes et dans les
bidonvilles ne servait pas la cause de la France
[61]
: tout au contraire, il pourrait
expliquer partiellement l’agitation renaissante dans les grandes villes à partir de la
fin de 1960.
66
Le chômage massif provoqué par les regroupements inquiétait tout autant les
responsables. Les emplois créés par la construction de villages ou l’ouverture de
pistes étaient très insuffisants pour y remédier. Certains officiers ne cessaient de
répéter aux regroupés que l’assistance apportée par l’armée ne pouvait être que
provisoire. Ils ne devaient pas garder une mentalité de réfugiés, mais trouver au
contraire des occupations rentables, parmi lesquelles tel colonel citait « la pêche... et
le tourisme ». L’inspecteur général des regroupements, le général Parlange, se
désespérait de l’échec.
67
Lui qui avait souhaité « le progrès social » et « l’équipement rationnel des campagnes
» avait fait part au délégué général du gouvernement de ses constatations : « Il faut
bien reconnaître que regroupement correspond souvent à déracinement et
s’apparente à une politique de terre brûlée. Les conséquences en sont graves sur les
plans humain, économique et social.
Les hiérarchies anciennes sont bousculées, le goût du travail disparaît, car il est facile
de devenir client de l’assistance publique. Sur le plan économique le déracinement
s’est souvent traduit par une pauvreté accrue. Il est facile certes de déclarer que les
populations vivaient antérieurement de rien, du moins leur pauvreté était-elle viable
car leur isolement permettait une instable économie familiale. » Ainsi le constat de
paysans ruinés, déracinés, « installés avec fatalisme dans la misère dont ils rendaient
responsables les Français », s’imposait dès 1960 à un officier général très informé,
comme il s’imposera à presque tous ceux qui, militaires ou civils, furent au contact
des réalités. Le déracinement imposé à plus de deux millions de ruraux fut peut-être
la conséquence économique et humaine la plus irrémédiable de la guerre d’Algérie.
Ainsi s’expliquent ces caractéristiques de l’Algérie postérieurement à 1962 : l’exode
rural et la ruralisation des villes.
69
Sur le plan de l’histoire militaire et politique, plusieurs interrogations peuvent être
posées : la politique des regroupements fut-elle une arme décisive pour l’armée
française ? A-t-elle provoqué, accéléré ou non, la prise de conscience nationale dans
les masses rurales algériennes ? La constitution d’immenses camps de
regroupements, l’enfermement « à l’ombre des tours de guet d’un million et demi
d’hommes, de femmes et d’enfants », à nouveau dénoncés en 1960 dans la presse
parisienne
[62]
, choquèrent l’opinion en France et à l’étranger. Le peuple français tout
entier en fut rendu responsable. « Vous êtes coupable de non-assistance à des êtres
humains en danger de mort qui sont selon la loi des citoyens français ». (Jean
Amrouche).
70
Les regroupements ne se révélèrent pas plus en Algérie l’arme psychologique ou
politique efficace que certains idéologues avaient imaginée : l’encadrement partiel
des populations rurales regroupées ne parvint pas à les faire basculer du côté des
Français. Certes, l’ALN souffrit de son isolement relatif, surtout au point de vue des
renseignements, mais elle ne fut pas coupée de toute aide et sa propagande politique
fut souvent bien reçue.
71
Les officiers et administrateurs civils français étaient divisés quant à l’appréciation
de la prise de conscience nationale des ruraux. Certains pensaient que l’insurrection
fut et resta une puissante jacquerie traditionnelle, puisque c’était dans la
paysannerie que se recrutèrent les combattants des katibas. Mais d’autres ont affirmé
en observateurs que les gigantesques déplacements imposés et maintenus pendant
des années furent tenus sur l’heure par les populations pour une des pires violences
du régime colonial
[63]
. « Plus de trois millions d’Algériens ruraux ont disparu de nos
campagnes », affirmait El-Moudjahid le 31 mars 1960
[64]
sous le titre : « Un peuple
déplacé »
[65]
. La moitié des paysans ont dû quitter leur demeure, tel était, paraît-il, le
sentiment de la population algérienne.
Nombre de centres de regroupement
(Algérie entière)
DATES NOMBRE DE CENTRES DE REGROUPEMENT
1 novembre 1957 382 dont 246 centres définitifs
1 janvier 1957 492
1er avril 1957 567 dont 373 centres définitifs
1er juillet 1958 662
1er septembre 1958 788
1er novembre 1958 900 dont 544 centres définitifs
1er janvier 1959 936
1er avril 1959 1 033
1er juillet 1959 1 222 dont 715 centres définitifs
1er octobre 1959 1 242 dont 743 centres définitifs
1er janvier 1960 430 (Oranie)
1er juillet 1960
1 679 (source civile) dont 822 centres définitifs
1 719 (source civile) dont 897 centres définitifs
2 025 (source militaire)
1er octobre 1960
2 104 (source civile) dont 1 024 centres définitifs
2 232 (source militaire) dont 1 213 centres définitifs
1er janvier 1961 2 380 dont 1 163 « nouveaux villages »
1er avril 1961 2 392
Dès lors, la propagande et les slogans nationalistes du FLN l’emportèrent : « La
France s’acharne sur nos paysans. Elle veut utiliser la famine et le désespoir. Seule la
reconquête de l’indépendance pourra sauver l’Algérie »
[66]
.
73
Sur le plan international, les condamnations étaient à peine moins vives : en
décembre 1961, l’ONU adoptait en séance plénière une résolution où il était dit que «
les regroupements de populations [en Algérie], les internements et les
emprisonnements continuaient d’accroître la tension mondiale ». En se laissant
entraîner, à partir d’une opération « zone interdite », à une politique de
regroupement généralisée, les autorités françaises commirent donc une erreur
grave.
74
1er décembre 1961 1 075 (dans la région d’Alger)
— Sources : 1H2030, 1H4394, 1H1599.
Notes
* * Article initialement paru dans Militaires et guérilla dans la Guerre d’Algérie,
Complexe, 2001.
[1]
Ce texte fut signé le 17 février 1703 par de Montrevel qui avait reçu la mission de
rétablir l’ordre troublé par la révolte des Camisards. Il est moins connu que les
consignes du capitaine Charles Richard dans son étude sur l’insurrection du Dahra
(1845-1846) : «La première chose à faire pour enlever aux agitateurs leurs leviers,
c’est d’agglomérer les membres épars de ce peuple, de nous le rendre saisissable.»
[2]
Les autorités civiles se refusèrent souvent à fournir les kilomètres de barbelés
réclamés par les militaires, vu leur coût élevé. Ceux-ci, qui réclamaient à cette fin 75
millions de francs par mois en 1957, obtinrent satisfaction.
[3]
L’inspecteur général Maurice Papon assurait à la fin de 1957 que «les
regroupements en Kabylie ont permis la reprise en main de la population [...] Ils
impliquent à échéance une modification fondamentale de la structure économique
et sociale de la population, le moyen de relever à moindre frais le niveau de vie de la
masse rurale. Cette politique constitue surtout pour demain l’espoir d’une action
efficace en cas d’élection.»
[4]
[5] 1H2576.
L’Igame de Constantine prévenait le 31 octobre 1957 que le chiffre des regroupés
dans le Constantinois (175 000) serait porté à 220 000 au 1 avril 1958 et à 320 000
dans les mois suivants, maximum qui ne sera pas dépassé. 1R367.
[6]
er
Dans le corps d’armée d’Alger, les regroupements provisoires demandaient 172
millions d’AF de crédits; les regroupements définitifs, 2 197 millions d’AF. Ailleurs,
dans la région de Djidjelli, Collo, El-Milia où le nombre des regroupés passait de 18
000 à 50 000, il fallut surseoir à l’extension des regroupements définitifs.
[7]
33 Dans une étude géographique publiée aux PUF en 1961 et intitulée Nouveaux
villages algérois, le professeur Xavier de Planhol écrit (p. 12) que les premiers
regroupements ont résulté de décisions concertées des populations qui se
réfugient tout à coup un beau matin auprès du poste militaire le plus proche et s’y
agglomèrent sous la tente avec leurs troupeaux et leurs biens.
[8]
Discours du préfet Maurice Papon au Congrès des cheminots syndicalistes Force
Ouvrière. Constantine, 9 mars 1958. 1H2553/1.
[9]
35 Ces instructions précisaient que l’origine du regroupement, c’est-à-dire son
caractère soit spontané, soit contraint, n’a pas lieu d’intervenir comme critère de
classement. Pourtant, dans une lettre au ministre-résident du 17 décembre, Papon
écrivait que «si certains ont été opérés sous la contrainte, d’autres de plus en plus
nombreux ont été sollicités ou spontanés».
[10]
Même dans le camp de Kanoua, camp de regroupés volontaires «sans clôture en
barbelés, ni mirador, l’alimentation paraît un peu légère», écrivait ce médecin
[11]
colonel.
[12] Instruction du ministre Lacoste (12 novembre 1957).
38 Pourtant, tel colonel précisait en commission mixte du département de Tlemcen
qu’il fallait désormais, en 1958-1959, ne lancer de nouveaux regroupements qu’avec
une extrême prudence. La mise en autodéfense de villages existants était
préférable à leur déplacement (1 mai 1958).
[13]
er
39 Dans le département d’Orléansville, la statistique d’octobre 1958 indiquait 96 982
regroupés. On s’aperçut ensuite que le total exact était de 123 000. Pour le
département d’Alger, le total aurait été de 33 959 regroupés pour 66 centres. Or, la
moyenne d’un centre était de 1 000 personnes. Le département de Sétif aurait
compté 66 800 regroupés en octobre 1958 pour onze arrondissements: «ce qui sousestimait au moins de moitié sinon davantage» le nombre des regroupés selon le
rapport d’enquête. 1H2030.
[14]
Rapport du commandant d’Espeisse: Les Populations nomades au Sud-Oranais,
1H2031. Dans un mémoire présenté au CHEAM en 1959, le capitaine d’Espeisse
étudiant les regroupements de la région de Tlemcen estimait qu’ils avaient «gêné la
rébellion», car les combattants ont vu leur ravitaillement compromis par un
«insurmontable allongement de leur ligne de communication».
[15]
Cette population sera évaluée en 1960 à 3 410 000, et le nombre des regroupés à 638
000.
[16]
Les chiffres que l’on trouve épars dans divers rapports sur les regroupés du Sahara
paraissent fort exagérés (221 000 au 1er janvier 1958 ? 331 000 en octobre 1958 ?,
alors que la population totale était estimée à 486 000 en 1954). Le chiffre de 150 000
nomades regroupés proposé par les enquêteurs de la note de mars 1959 semble plus
fiable.
[17]
Dans le secteur opérationnel de Saïda, on comptait sur 78 000 habitants, 43 000
regroupés, dont 18 000 sans aucun moyen de subsistance.
[18]
44 Ce chiffre d’un million devait être ensuite porté par des journalistes
malhonnêtes à «deux millions». Ceux-ci attribuèrent à Michel Rocard une phrase
mensongère: «La pacification fait qu’il y a actuellement deux millions d’Algériens
en camps de concentration.»
[19]
Des rapports militaires concernant la zone Sud-Constantine avaient révélé des
«situations extrêmement misérables». Les populations Kimmel regroupées contre
leur gré à Chenaouara ne recevaient en septembre 1958 que «4 à 5 kilos de grain par
personne et par mois» (lieutenant-colonel Henry).
[20]
46 Le rapport de Mgr Rodhain fut publié dans Témoignages et Documents n° 12, le
rapport remis à Delouvrier dans les n° 12 et 14.
[21]
L’appel fut entendu et, selon un premier bilan diffusé par Le Figaro 000 F furent
adressés aux associations (catholique 1 500 000 F, protestante 500 000 F au centre
de Protection de l’enfance 400 000 F).
[22]
Dans le numéro spécial de Vérité et Liberté (mai 1959), une note anonyme affirmait
qu’un «observateur bien placé parle de plus de 1 500 000». Mgr Rodhain devait
présenter dans La Croix du 29 décembre 1959 le bilan suivant : 1 450 000 regroupés,
300 000 nomades déplacés.
[23]
Le Figaro publia cet article le 21 juillet, mais l’enquête fut antérieure. Le général
Jannot la déclara brusquée et bâclée: «C’est une machination qui vise par la voix de
la grande presse à mettre une fois de plus en cause l’Armée et l’Administration.»
1H2573.
[24]
En 1962, certains officiers prirent conscience que «la population des
regroupements connut en 1959 une disette et une détresse profonde». Ils
l’attribuèrent «à l’hiver 1958-1959 froid et humide qui ajouta à la misère des
regroupés dont bien des maisons hâtivement construites s’effondrèrent».
[25]
L’une des conséquences de l’affaire fut la transformation de la note du 3 mars qui
répartissait en trois catégories la population des camps suivant l’évolution de leur
esprit politique. Désormais, les commandants de quartier et les chefs de SAS
étaient libres de leur classement. «Il ne faut pas cependant choquer les populations
par l’application malencontreuse de restrictions qui leur paraîtraient excessives.» 1
H2573.
[26]
Le journal Libération (7 mai 1959) affirma que les «dirigeants de la Croix-Rouge
française sont restés deux ans insensibles à la tragédie des camps de
regroupements».
[27]
Le regroupement de Merdj Erraguère (commune de Djidjelli) provoqué pour
soustraire la population à l’emprise rebelle et pour fournir de la main-d’oeuvre aux
divers chantiers de l’EGA (Électricité et Gaz d’Algérie) fut selon son commandant
un succès: 5 200 personnes, dont 2 300 enfants, perçurent 217 millions de salaires
en 1959. Les gens achetaient du pain boulanger, «la dîme aux fellaga est payée.
Allègrement».
[28]
L’Armée de libération nationale aurait considéré en 1955-1956 que l’évacuation des
zones de sécurité, «la déportation ou l’enfermement de leurs populations
dressaient tous les habitants contre les Français et facilitaient la propagande de
l’ALN» (témoignage d’un infirmier maquisard cité par Claude Paillat, in Deuxième
dossier secret de l’Algérie, Les Presses de la Cité, 1962, p. 172).
[29]
Dans certains regroupements, l’aide alimentaire n’était consentie aux hommes
valides qu’en contrepartie de leur travail ; cf. P. Bourdieu et A. Sayad, Le
Déracinement, appendice II, sur les regroupements du massif de Collo.
[30]
La propagande officieuse de l’armée insistait depuis 1958 sur le pourcentage
majoritaire de regroupés «volontaires»: mai 1958, 65,5%; avril 1959, 66,4%; juin 1960,
68,3%. Mais divers rapports de secteurs notaient que «ces populations n’en
restaient pas moins d’une grande passivité et ne prenaient nulle part à la lutte
contre l’OPA» (de l’ALN).
[31]
[32] Briefing des commandants de corps d’armée du 4 avril 1H 1932.
[33] 1H2574.
59 «J’ai constaté partout que les autorités militaires continuaient à tous les
échelons à prendre des initiatives ou à donner des ordres qui sont en contradiction
formelle avec vos directives», écrivait-il au délégué Delouvrier.
[34]
Certaines habiletés de présentation pouvaient même laisser croire au
dégroupement des regroupements non viables. Ainsi le général commandant la
zone Nord-Constantine parlait de 100 000 personnes qui seraient dégroupées,mais
décidait en juin 1960 le «resserrement» de 70 000 personnes de villages différents.
[35]
Le général Parlange se disait le 15 octobre «effrayé de la prolifération des
regroupements» et demandait impérativement d’en limiter le nombre. Peine
perdue: les 434 regroupements du corps d’armée d’Oran en janvier 1960 étaient
devenus 572 en décembre 1960.
[36]
On peut s’expliquer que le département de Tiaret soit passé de 55 000 regroupés, à
la fin de 1959, 34 000 au 1 juin 1960, mais non à 124 455 au 1 novembre 1960 et à 85
255 au 15 novembre (1H4063) ; 47 regroupements avaient été créés sans accord
préfectoral.
[37]
er er
Le nombre de regroupés ne vivant que d’assistance était évalué à 48 145 au 1 juillet
1960 (9,55 % des regroupés), et à 73 123 au 1er octobre 1960 (10,7% des regroupés).
[38]
er
[39] 1H2574.
Une statistique confirma un peu plus tard l’exactitude de ces pourcentages.
Nombre de personnes ne vivant que d’assistance: 181318; nombre de familles
insuffisamment abritées: 97 609.
[40]
[41] H1119.
1H2031. La politique des regroupements des nomades qui se développa en 1960
n’était pas prise en compte.
[42]
Cette fille d’officier n’hésita pas à lancer des SOS aux autorités et des appels aux
organisations humanitaires pour obtenir des vivres. Cf. son livre: France ParisyVinchon, Là où la piste s’arrête, éd. Muller, 1992, p. 205-207.
[43]
Dans le Constantinois, on expliquait les résultats «tout à fait précaires» par la
faiblesse des crédits (150 à 180 NF par habitant). «Il faudrait porter les crédits à 250
NF par personne et regrouper 100 000 personnes». 1H3829.
[44]
[45] 70 1H4963.
P. Miquel, La Guerre d’Algérie, Fayard, p. 328. Il y est fait allusion aux mokhaznis,
aux harkis et aux volontaires des groupes d’autodéfense (GAD). Précisons qu’on
comptait 9 000 GAD pour 1 500 000 regroupés en juin 1960. À partir de septembre
1961, on leur retira leurs armes (trois fusils de chasse par GAD).
[46]
Du côté FLN, une vive action de propagande se poursuivait dans les radios arabes
contre «les camps de la mort lente où près de deux millions d’Algériens ont été
déportés et ne reçoivent que 40 grammes de blé par jour» (La Voix des Arabes,
18/08/1960). Ces radios célébrèrent en avril 1961 la création d’un village-modèle en
territoire tunisien où auraient été réunis les Algériens de deux centres de
regroupement, M’Raou et Sakiet. Ceux-ci se seraient enfuis à la faveur d’attaques
de l’ALN. Or, de source française, l’évacuation des 2 151 habitants de ces centres par
camions militaires fut, semble-t-il, achevée le 27mars 1961. Le «déménagement»
autoritaire de M’Raou avait été combattu à Paris par Mlle Sid Cara. Aucune «fuite»
en Tunisie ne fut signalée.
[47]
[48] Bourdieu et Sayad, op. cit, p. 41.
74 Une infirmière française des ASSRA, très dévouée à ses malades algériens,
avouait «souffrir quand elle entendait crier dans son dos: “Français assassins!”»
(rapport du 30 novembre 1960).
[49]
Pour la région d’Alger, on comptait, en octobre 1960, 299 infirmeries pour 963
centres de regroupement ; 217 médecins militaires et 42 médecins civils y
[50]
effectuaient des tournées. La moyenne mensuelle des consultations aurait été de
394 603 pour 663 044 habitants des regroupements.
76 1H 1268. «Reflets d’une situation de guerre, les centres de regroupement doivent
devenir maintenant le moteur d’une action de paix. En ce sens, leur avenir va
constituer la pierre angulaire du cessez-le-feu négocié vers lequel la décision
unilatérale d’interruption des actions offensives tend.»
[51]
Dans 22 regroupements de l’arrondissement de Milia, 90% des familles des
nouveaux villages demandèrent en mai 1961 à rentrer dans leurs mechtas d’origine,
100% pour celles des regroupements provisoires. 1H4446.
[52]
1H 1268/4, 1H 1096/1. Bien entendu, cette politique était condamnée par l’OAS. Le
Colonel Aoud écrivait en août 1961 que, au vu des avantages incontestables des
regroupements, il fallait en poursuivre la création: «Pour trois millions de
personnes qui restent à regrouper, le coût serait de 15 milliards, chiffres
parfaitement admissibles», in Le Problème algérien-Solution française, OAS, direction
centrale.
[53]
Par rapport au 1 octobre 1959, la population regroupée avait été multipliée par 2,13
jusqu’en février 1962.
[54]
er
1H3865-1H4329. Une enquête du préfet de l’Aurès de mars 1961 avait prévu que sur
90 902 regroupés, 42 728 étaient susceptibles de partir. Le général Ducournau s’y
opposa.
[55]
Ceux-ci firent valoir que les dégroupements ordonnés par les sous-préfets ne
tenaient pas compte du fait que les villages traditionnels avaient besoin d’être
préalablement reconstruits. Les SAS s’y emploieraient, promettaient-ils. Dans le
secteur de Khenchela, des populations regroupées à proximité de postes militaires
repliés s’étaient dégroupées, mais «avaient dû détruire les constructions effectuées
pendant la présence des Forces de l’ordre sous la pression des rebelles» (septembre
1961).
[56]
[57] 1H2031.
83 R. Petitjean, Les Opérations de regroupement et la création de nouveaux
villageois dans l’arrondissement de Tablât, Mémoire CHEAM, mai 1962.
[58]
Même dans les centres de formation des autodéfenses, les participants n’hésitaient
pas à révéler leurs principaux soucis: la misère provoquée par les regroupements et
le comportement des harkis.
[59]
[60] 1H1455.
Le FLN surestimait à 600 000 le nombre «d’émigrés vers les villes» entre 1954 et
1959, les services français en recensaient 448 000.
[61]
On peut retenir les reportages de Madeleine Franck: «Une femme chez les
déracinés des djebels», publiés en six articles dans France Soir (du 14 au 21 avril
1960).
[62]
Une partie des responsabilités en revenait, disaient certains officiers français, au
FLN. C’est pourquoi, en 1961, l’EMI se prononçait pour le recasement des PDR,
personnes déracinées par la rébellion dont il estimait le nombre à 100 000 et
suggérait d’en intégrer 30 000 environ dans les «Mille villages».
[63]
El-Moudjahid évaluait l’ensemble des populations «déplacées» à 2 660 000 (1 800
000 regroupés + 600 000 «émigrés vers les villes + 260 000 réfugiés en Tunisie et
au Maroc).
[64]
90 Le calcul du pourcentage des regroupés (1 958 302 au 1 trimestre 1960) peut se
faire: 1) par rapport à la population musulmane totale estimée au 1 janvier 1960 à
8 850 000 présents en Algérie; on obtiendrait 22,1%; 2) par rapport à la population
musulmane dite rurale (soit la population totale moins celle des 16 communes les
plus importantes), celle-ci était évaluée à 6 778 000 ruraux au 1 janvier 1960 et 6
950 000 au 1 janvier 1961; on obtiendrait alors 1 958 302: 6950 000 = 28,1%. Pierre
Bourdieu estimait à un quart de la population totale le nombre des regroupés en
1960 et à la moitié de la population rurale celui des déplacés (regroupements et
exode rurale «3 millions au moins» (Le Déracinement, p. 13).
[65]
[66] 91 El-Moudjahid, n° 81 (4 juin 1961).