Témoignages dans "le Monde" de quelques civils russes près de la frontière
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Et les Russes, que pensent-ils de cette guerre ? Selon le seul sondage existant sur le sujet, réalisé par l'institut d'Etat VTsIOM, 66 % sont pour. Pour « l'opération militaire spéciale de défense du Donbass », plus exactement. Les mots ont leur importance et plus on s'éloigne de Moscou, plus ils semblent se diluer, avalés par l'immensité russe.
C'est dans la région méridionale de Belgorod que la photographe Maria Turchenkova est allée prendre le pouls d'un pays qui ne se sait pas encore en guerre mais la soutient. Seuls ceux qui le vivent dans leur chair réalisent l'ampleur du drame qui se joue à quelques kilomètres, de l'autre côté de la frontière avec l'Ukraine. Parents de prisonnier, proches de soldat, eux ont peur. Des bruits des combats, audibles dans le lointain, autant que des messages rassurants de l'armée. Pour les réfugiés du Donbass, peur aussi, mais cette fois de l'armée ukrainienne.
Restons dans les chiffres : environ la moitié des Russes s'informent exclusivement par la télévision. Dans la « gloubinka », la campagne russe, elle est souveraine et sème volontiers la confusion. On est « contre la guerre » mais aussi « contre les nazis, les terroristes . Avec les Ukrainiens mais pour le rétablissement de l'Union soviétique... Ceux qui se sentent perdus s'en remettent à la figure ras surante de Vladimir Poutine, dont la popularité ne fait que croître dans les temps de crises aiguës.
Et puis, de toute façon, s'il subsistait des doutes, reste cette question en forme de certitude : « Que pourrais-je changer ? » C'est un leitmotiv en Russie : la politique n'est pas pour le peuple, mieux vaut se tenir à l'écart d'un monde sale ou, pis, dangereux. Ceux qui affichent leurs convictions en bandoulière sont rares. Il y a celui qui « désespère de rencontrer quelqu'un qui pense comme [lui] à Belgorod ... Et celui qui cite le président et ses menaces nucléaires : « Avons-nous besoin d'un monde dans lequel la Russie n'existerait pas ? »
« Mon fils de 27 ans est dans l'armée depuis 2015. Il vit près de Moscou avec sa femme et leur fils de 4 ans. Il m'a dit qu'on les avait envoyés en Biélorussie pour effectuer des exercices militaires. On s'est parlé le 23 février. Lorsqu'un ami à lui m'a envoyé une vidéo et demandé : "Est-ce que c'est bien ton 'Roma' ?", j'ai cru devenir folle. C'était lui, en uniforme, capturé en Ukraine, totalement perdu. Des voix l'interrogeaient en ukrainien, lui demandant d'où il venait et pourquoi. A un moment, il s'est mis à pleurer. J'ai appelé son chef, qui m'a dit que je devais attendre, qu'il m'appellerait s'il avait de "bonnes nouvelles ". Mais attendre quoi ? La fin de la guerre ? Nous sommes le 2 mars et j'ai peur d'allumer la télévision. Je suis contre la guerre, je veux que mon fils revienne sain et sauf. Vous croyez qu'il est parti pour tuer des gens ? Non ! Il n'était même pas entraîné au combat. Les Ukrainiens nous demandent d'aller manifester, de réclamer le retour de nos enfants. Mais où irais-je seule ? »
« Je suis d'origine ukrainienne. Depuis le début de l'invasion russe, je proteste, seul, contre la guerre. J'arpente la ville avec un gilet jaune par-dessus mon manteau bleu, pour symboliser le drapeau ukrainien, et une pancarte "Non à la guerre" en ukrainien. J'ai été arrêté par la police, accusé d'avoir organisé un rassemblement illégal. Je désespère de rencontrer si peu de gens qui pensent comme moi à Belgorod. »
« Je veux que tout soit de nouveau comme à l'époque de l'Union soviétique : que nous soyons tous ensemble, que je puisse retourner sans problème à Kharkiv. Poutine nous a tout bien expliqué lorsque nous avons envoyé l'armée en Ukraine. [Les Ukrainiens] sont anti-Russes, ils interdisent la langue russe à l'école. La violence continue de régner dans les républiques [autoproclamées] de Donetsk et de Louhansk. Les réfugiés de ces territoires ont été obligés de fuir jusqu'en Sibérie. Donc notre armée a dû aller là-bas pour instaurer la paix. Nos militaires se comportent avec sérieux et loyauté dans cette opération, ils traitent correctement les prisonniers de guerre, ils ne bombardent pas les villes. Je suis un citoyen russe et je ne laisserai personne nous dicter quoi que ce soit. J'ai entendu parler d'éventuelles sanctions, mais nous, on s'en fiche. Aujourd'hui, ils disent une chose, demain, une autre. Quand nous aurons vaincu, tout ira bien, et tout retournera à la normale. Et si nous sommes vaincus ? Poutine l'a dit très clairement : "Avons-nous besoin d'un monde dans lequel la Russie n'existerait pas ?" »
« Le jour du lancement de l'opération militaire, je me suis réveillé à 5 h 20 pour aller au travail. Soudain, les murs de ma maison se sont mis à trembler et j'ai entendu le rugissement des lance-roquettes et des équipements militaires. Je n'ai pas eu besoin d'allumer la télé pour comprendre que ça avait commencé. Il y a eu des rumeurs sur une possible évacuation, mais finalement non, et maintenant tout est calme. J'ai foi en notre armée, tout ira bien. Si Poutine a pris cette décision, cela va fonctionner. Notre objectif, c'est la paix en Ukraine, et je crois que nous devrions être optimistes. Si nous devons partir d'ici très vite parce que nous sommes trop près de la frontière, nous ne pourrons aller au-delà de la région de Belgorod, car nous n'avons pas de famille ailleurs, ni l'argent pour tout recommencer à zéro. Je suis calme, mais ma femme, elle, est nerveuse et inquiète. Elle regarde la télévision et tente de comprendre pourquoi l'armée se bat à la fois ici, à la frontière, et à Kiev. »