Une victoire du Front national (FN) aux élections régionales de décembre 2015 dans le Nord-Pas-de-Calais-Picardie et en Provence-Alpes-Côte d’Azur illustrerait la géographie électorale du parti d’extrême droite. Celle-ci n’a guère évolué depuis les élections européennes de 1984, auxquelles le FN obtint environ 10 % des voix : elle oppose un arc oriental allant du Nord aux Pyrénées-Orientales à une moitié occidentale bien plus rétive. Pourtant, le lieu commun d’un FN du Nord, social et populaire, qui séduirait les ouvriers, opposé à un FN du Sud, identitaire et économiquement libéral, davantage tourné vers les retraités, a fait florès ces dernières années (1). Cette opposition est loin d’être pertinente.
La carte électorale du FN ne correspond à aucune forme d’héritage historique. On pourrait penser que, dans la moitié méridionale du pays, les bons scores du parti à partir de 1984 actualisent un potentiel qui s’était déjà exprimé avec le phénomène poujadiste, en 1956, et surtout en faveur de Jean-Louis Tixier-Vignancour, défenseur de l’Algérie française et candidat à la présidentielle de 1965. Le développement frontiste profiterait ainsi d’une structure sociale favorable — poids de la petite bourgeoisie patronale et commerçante — et de l’importante présence de rapatriés d’Algérie. Cette idée doit être nuancée.
Avant 1984, l’implantation militante du FN est faible sur le littoral méditerranéen. La section de Marseille n’est par exemple créée qu’en 1983, soit onze ans après la naissance du parti, et la fédération des Alpes-Maritimes ne se développe elle aussi que de manière tardive (2). En 1984 et après, la carte électorale frontiste dans le sud de la France ne se confond ni avec le vote poujadiste de 1956 ni avec celui pour l’Algérie française de 1965 (qui recoupe largement l’implantation des rapatriés). Il en va de même dans le Nord, où l’essor du FN dans les années 1980 ne se confond pas avec le reflux de la gauche, et en particulier du Parti communiste (3).
Des parachutages réussis
Son développement rapide après 1984 s’accompagne, sur le plan électoral, d’une différenciation spatiale. Si les électeurs frontistes de Marseille ou de Nice ne sont pas exactement les mêmes qu’à Lille ou Roubaix, le parti, lui, continue de fonctionner de manière extrêmement centralisée, l’impulsion politique provenant de ses instances nationales, selon une habitude prise dès sa création. Surtout, les territoires les plus favorables sont pensés essentiellement comme des apanages : les dirigeants de premier plan viennent y chercher des terres d’élection favorables, même lorsqu’ils ont antérieurement construit un fief politique ailleurs. La région PACA joue ce rôle. MM. Jean-Marie Le Pen et Bruno Mégret, de même que Jean-Pierre Stirbois, bien qu’ils vivent tous trois en région parisienne, vont ainsi tenter de se faire élire dans les Bouches-du-Rhône en 1988.
Plus récemment, les parachutages de Mme Marine Le Pen à Hénin-Beaumont, en 2007, et de Mme Marion Maréchal-Le Pen à Carpentras, en 2012, répondent à la même logique : attribuer les territoires les plus favorables aux dirigeants nationaux plutôt que promouvoir des militants de terrain qui se livrent à un patient travail d’ancrage local. Il est vrai que, désormais, cette implantation semble durable, contribuant au développement du potentiel frontiste sur ces territoires. Dans ces conditions, il existe un jeu permanent entre le centre partisan et ses périphéries.
La division entre FN du Nord et du Sud ne permet pas non plus d’expliquer la géographie du vote frontiste, pour laquelle il convient de distinguer plusieurs échelles : celle des régions, qui oppose principalement l’Est et l’Ouest, et celle des agglomérations, où l’adhésion s’organise selon le « gradient d’urbanité » (4). On pourrait donc également parler d’une opposition entre Front des villes et Front des champs (ou entre Front des immeubles et Front des pavillons ?). Par exemple, lors des élections européennes de 2014, en Picardie, le FN rassemblait en moyenne 12,1 % des inscrits dans les centres-ville et 19,4 % dans les communes rurales. Une part importante des malentendus et des controverses autour de la qualification de ce vote vient probablement de la difficulté à penser l’articulation entre ces niveaux géographiques.
Dans le cadre de précédents travaux (5), nous avons établi — sur la base de données agrégées — une estimation de la proportion de votes FN (rapportée aux inscrits) de chaque catégorie socioprofessionnelle (en utilisant une nomenclature assez fine en 24 catégories) dans chaque département, lors de chaque élection présidentielle de 1995 à 2012. Si ces estimations demeurent bien sûr imparfaites, elles permettent de dégager une typologie des départements et de distinguer trois grandes catégories de vote FN (6).
La première correspond principalement à ses terres de mission, qui lui sont plutôt rétives : Ouest, Sud-Ouest — à l’exception de la vallée de la Garonne —, une large partie du Massif central et au-delà, jusqu’à la Nièvre et la Saône-et-Loire. Il faut y ajouter les Hautes-Alpes, Paris, les départements de la petite couronne ainsi que la Corse. Dans ces régions, ceux qui votent néanmoins pour le FN appartiennent moins aux classes populaires, sont moins souvent ouvriers et inactifs. Proportionnellement, les indépendants ou cadres retraités, les employés de commerce, les professions intermédiaires du secteur privé y sont surreprésentés. Là où le FN est plus faible, donc, il l’est surtout parce qu’il ne parvient pas à séduire le noyau dur de son électorat au niveau national : les ouvriers (entre 4 et 6 points de moins que la moyenne du pays en 2012) et les inactifs (essentiellement des femmes au foyer et des étudiants — environ 5 points de moins en 2012).
La deuxième catégorie rassemble des départements tous situés au sud de la Loire. A l’exception des Bouches-du-Rhône, tous les départements littoraux de la Méditerranée en font partie. On y retrouve également les départements de la vallée de la Garonne, et certains du sillon rhodanien. Il s’agit de départements plutôt urbanisés, dont certains formaient naguère le « Midi rouge ». Ici, le vote FN est surreprésenté parmi les salariés du secteur privé : ouvriers, employés, professions intermédiaires et cadres supérieurs. Il s’agit donc, au-delà des oppositions de classe, des mondes du travail qui vivent dans des territoires dont l’économie fragile, déconnectée des grandes métropoles inscrites dans la mondialisation, se situe essentiellement dans les services et dépend pour beaucoup du tourisme, des prestations sociales (en particulier les retraites, mais aussi le chômage, les allocations familiales, etc.) et de la fonction publique. Un tableau qui a peu à voir avec celui d’un « FN des bourgeois » que véhicule parfois l’idée de « FN du Sud ».
Enfin, la troisième catégorie correspond pour l’essentiel au grand quart — et même tiers - nord-est de la France (hors Paris et petite couronne). Il faut y ajouter une bonne partie de la région Rhône-Alpes (deux Savoies, Isère, Rhône), les Alpes-de-Haute-Provence et surtout les Bouches-du-Rhône. Si les ouvriers y votent plus FN qu’ailleurs (d’environ 4 à 5 points en 2012), c’est surtout parmi les inactifs que le parti réalise ses meilleurs scores. C’est vrai des retraités des classes populaires, mais aussi des autres inactifs : femmes au foyer, étudiants, etc. La préférence frontiste serait alors le symptôme de territoires dévitalisés économiquement, victimes de la désindustrialisation, qui conduit ceux qui sont déjà écartés de l’activité économique ou qui risquent de l’être (les ouvriers) à manifester ainsi leur désespérance.
L’agrégat des « électeurs du Front national » est donc hétérogène. Les intérêts sociaux que ce parti représente ne sont pas convergents ; parfois même, ils divergent franchement. On le voit notamment avec la redistribution économique : les actifs du secteur privé ont intérêt à ce qu’elle soit la moins importante possible, quand les inactifs et les fonctionnaires en dépendent pour leur survie.
Avant tout opposés à l’immigration
On ne peut pas dire que l’effort d’adaptation des dirigeants frontistes aux réalités locales soit très poussé : pour l’essentiel, la production de programmes et de supports de communication est centralisée et contrôlée par la direction nationale du parti. Mais certains dirigeants comme Mme Maréchal-Le Pen, M. Louis Alliot ou M. Florian Philippot développent au sein même du parti un discours, une ligne, correspondant à ce qu’ils considèrent — plus ou moins à juste titre — comme leur base sociale dans leur territoire d’implantation. Mme Maréchal-Le Pen articule ainsi une offre politique favorable aux petites entreprises et un discours stratégique visant à opérer l’« union des droites » autour d’elle.
Les différences sociologiques du vote FN tendent à s’estomper. Alors même que résonne l’antienne des « deux Front national », la direction néofrontiste cherche à homogénéiser le parti en faisant son miel de la désaffection croissante des classes populaires à l’égard des partis installés.
Cette unification passe par un discours qui, quelles que soient les différences sur lesquelles on se livrera, légitimement, à de minutieuses exégèses, reste structuré — peut-être plus que jamais — par la question migratoire (7). Toutes les études montrent que les électeurs frontistes se distinguent de tous les autres par l’absolue priorité qu’ils accordent à cet enjeu. Le discours « social-populiste (8) » du néo-FN doit ainsi être analysé pour ce qu’il est : un moyen de lever les obstacles au vote FN des groupes sociaux qui accordent encore une importance à la question sociale, abandonnée par la gauche.