Le film par LIBERATION.
Citation:
Baril. Paul Thomas Anderson explore le mythe du capitalisme américain à travers la figure satanique d’un prospecteur de pétrole. Une fresque grandiose.
P.A.
Longtemps, l’Amérique nous a gonflés. Depuis quelques mois, elle envoie à nouveau des signes : pas de cinéma plus passionnant en ce moment (comme si chaque film voulait préparer le terrain électoral). Pour ne prendre que ces trois derniers mois, c’est De Palma décrivant où ensont les images et les preuves (Redacted), Gray faisant tenir la tragédie dans une voiture lancée sous un déluge (La nuit nous appartient), Haynes racontant non pas une, mais six vies du héros Dylan (I’m Not There), les Coen délirant les zones de danger (No Country…).Et aujourd’hui, Paul Thomas Anderson siphonnant le retour aux sources. De quoi les cinéastes américains ont-ils hérité au juste ? De tout le ressenti envers l’administration Bush, de l’effondrement économique annoncé, d’une position hégémonique mise à mal. La sensation que le tournant se joue en ce moment et que, si l’Amérique ne choisit pas une autre voie, la partie est finie pour de bon. Todd Haynes nous le disait en décembre : «On a la possibilité de sortir de cette période de retour à l’ordre qui n’a pas commencé sous Bush, mais sous Nixon.» Le cadre avait plus que jamais rétréci, mais comme chaque fois que le cinéma américain recommence à se mesurer à ce qui était le rêve fondateur de l’Amérique et s’aperçoit que la réalité déçoit ou trahit le pacte initial, il ressort le meilleur de lui-même. Sans doute parce que la dernière chose à laquelle entendent renoncer l’Amérique et son cinéma, c’est leur légende.
Folie meurtrière. Et le film, dans tout ça ? En commençant par l’Amérique d’aujourd’hui, en rêvant à Hollywood comme entreprise sans cesse recommencée, on n’aura fait que parler de There Will Be Blood. Qui est, de l’ivresse à la folie meurtrière, la description clinique d’une aventure américaine. Démente, tragique, théâtrale, exagérée.
Librement adapté des 150 premières pages d’un roman épique d’Upton Sinclair, Pétrole (réédité en France aux éditions Gutenberg), il raconte l’Hollywood d’avant Hollywood, histoire de ces hommes chercheurs d’or noir, partis pour la Californie au tout début du XXe siècle pour creuser la terre, faire pousser les derricks, tracer des voies ferrées afin de convoyer le pétrole.
Nous sommes en 1889. Une guerre de pouvoirs s’amorce. La religion vient de se trouver dans le capitalisme naissant son plus dangereux ennemi. A la tête de cette ruée vers le siècle, un possédé, Daniel Plainview, dont le prénom se confond avec celui de l’acteur qui l’incarne totalement, Daniel Day-Lewis. Il a désormais quelque chose de Clark Gable dans les Désaxés, peut-être parce qu’il joue ce rôle-là comme si c’était le dernier : pour être tout à la fois l’aventurier, l’intelligence, la vision, l’ambition, mais aussi le fou, le menteur (capable de se persuader lui-même d’être accompagné d’un enfant qui serait son fils et d’un homme qui serait son frère), le diable, il ne garde, de ses rôles passés, que le pouvoir de capter l’attention, mais renonce totalement à séduire.
Son jeu ne dévoile rien du personnage, sans jamais le tirer non plus du côté de l’ambiguïté : c’est comme s’il cherchait avant tout à voir jusqu’où, jusqu’à quelle réalisation possible pourraient l’emmener ses propres mensonges. Il n’est pas le mal, il est le capitalisme incarné. C’est pourquoi le regarder, c’est toujours le regarder faire. Sans pouvoir bouger. Sans savoir condamner. Même sa chute ne saurait constituer une bonne nouvelle. Sa présence est autre chose qu’humaine.
Montée en puissance. Une pièce ayant toujours deux faces, Plainview l’amoral incarné ne trouvera ici son équivalent qu’en Paul Sunday, jeune prêcheur illuminant le reste de la vallée. A chacun son lot de mensonges. Paul Thomas Anderson observe leur aventure commune et leur lutte cynique à la fois comme un metteur en scène de théâtre et comme un documentariste. Il est Harold Pinter ET Joris Ivens.
Quand vous nourrissez le borderline shakespearien tout en éprouvant une joie de gosse à voir des échafaudages se monter, vous zigzaguez entre deux formes de cinéma : le premier fabrique une scène pour que la folie s’exprime. Le second, des puits pour que l’énergie jaillisse. L’incroyable puissance de geyser de There Will Be Blood, c’est de ne jamais voir de contradiction entre les deux voies, ne jamais briser cette longue et unique montée en puissance que constitue le film. Les deux sont vues par Anderson comme des moments où l’organique prend le pas sur le reste : la même violence éjaculatoire, la même sauvagerie épuisée. A la façon d’un rampant, There Will Be Blood s’avance, au rythme de la partition médusante du guitariste de Radiohead Jonny Greenwood, comme l’un des films les plus hypnotisants de la décennie. Et comme un tournant pour toute une génération de cinéastes américains.
Par LE MONDE
Citation:
C'est au moment où il vient à manquer que du pétrole jaillit un film à la mesure de la fièvre qu'il a propagée tout au long de ce dernier siècle. "Il y aura du sang", promet le titre, et c'est vrai que le sang des hommes coulera. Mais le film cruel et magnifique de Paul Thomas Anderson est d'abord irrigué par le sang de la terre, qui jaillit dans le ciel, qui souille le sol, le corps et le coeur des hommes. A 38 ans, le metteur en scène de Magnolia est le premier de sa génération à produire un de ces grands films qui jalonnent l'histoire du cinéma américain.
There Will Be Blood commence au désert, dans les dernières années du XIXe siècle. Un prospecteur solitaire racle les dernières pépites laissées par la ruée vers l'or. Il le fait au prix de risques insensés, se trouve coincé, blessé, au fond de son puits et doit remonter au jour à la seule force de ses bras.
Cette longue séquence muette scandée par les ahanements du mineur, les bruits des machines rudimentaires, enveloppée dans le bruissement affolant de la partition de Jonny Greenwood, place tout de suite ce film dans des régions où le cinéma américain ne nous a pas emmenés depuis longtemps.
Il y a l'audace de la forme, ces longs plans sans paroles ; la puissance physique de ce personnage dont on ne connaît pas encore le nom, dont on devine, sous ses dehors animaux, qu'il est habité par Daniel Day-Lewis et la brutalité d'un paysage qui aurait pu servir à un western, mais n'est là que pour être détruit. L'or pour lequel le prospecteur a failli perdre la vie lui permettra d'entrer dans le XXe siècle. Daniel Plainview (un patronyme qui peut se traduire par "en évidence") achète de quoi trouver et exploiter du pétrole, en Californie du Sud. Un nouvel accident lui impose la garde d'un bébé, qu'il adopte.
Devenu un aimable petit garçon, H.W. Plainview accompagne Daniel lorsque celui-ci veut convaincre des fermiers de lui céder leurs champs afin de les couvrir de derricks. La présence de l'enfant permet au prospecteur de se présenter en père de famille rassurant. C'est ainsi que Plainview arrache, pour une misère, à un vieux fermier religieux, Abel Sunday, le droit de forer sur des terres où le pétrole jaillit de lui-même à la surface. Il encourt ainsi le ressentiment d'Eli Sunday (Paul Dano), fils d'Abel, jeune pasteur qui tente sans succès d'arracher à l'homme d'affaires une part des profits, et face à ce refus, l'affronte à coups de sermons.
L'ARGENT ET LE VERBE
Cette lutte entre deux formes de convoitise donne à There Will Be Blood une puissante colonne vertébrale. Mais le film d'Anderson ne peut se résumer à cette dualité entre pouvoir de l'argent et pouvoir du verbe. Le personnage de Daniel Plainview est à la fois évident et impénétrable. Daniel Day- Lewis lui prête un accent vaguement irlandais, l'afflige des grimaces d'une brute qui veut passer pour un brave homme, de la démarche d'un homme qui est tombé jeune au fond d'un puits de mine, et laisse affleurer par instants une part de tendresse (en une séquence étonnamment paisible, on voit Plainview dans un train, tenir H.W. encore bébé sur ses genoux).
Mais ces failles se referment une à une, à chaque fois que le désir frénétique de richesse de Daniel se heurte à un nouvel obstacle. L'incendie d'un puits, les manoeuvres d'Eli (Paul Dano, qui jouait le fils mutique de Little Miss Sunshine, est étonnant de jeunesse et de duplicité), la mise à distance de son fils, l'affrontement avec la Standard Oil, qui veut le priver du fruit de son travail, contribuent chacun à la fortune du prospecteur, mais aussi à son éloignement du genre humain.
Cette tragédie s'épanouit en un temps qui n'a jamais beaucoup attiré le cinéma hollywoodien, à quelques notables exceptions près, dont Citizen Kane. Entre la fin de la conquête de l'Ouest et le début de la Prohibition, il y a comme un angle mort, dans lequel Anderson s'engouffre.
Le travail du directeur artistique Jack Fisk (collaborateur d'élection de Terrence Malick) donne à voir la transformation du désert de Californie en paysage industriel et l'on ne peut s'empêcher de penser qu'au même moment, à quelques centaines de kilomètres de là, d'autres entrepreneurs, Thomas Ince, Mack Sennett, David Wark Griffith, sont en train de convertir les orangeraies en usines à rêve.
C'est un monde d'hommes, dont les femmes sont pratiquement exclues, où la puissance - physique et financière - détermine l'ordre social. There Will Be Blood offre le spectacle d'une force de la nature qui tente par tous les moyens de trouver la place qu'il désire - tout au sommet - dans cette jungle. Anderson a lui-même écrit le scénario, en s'inspirant de Pétrole ! (éd. Gutenberg), roman de 1927 de l'écrivain socialiste Upton Sinclair. Dans le livre, il était question de syndicats, ici il n'y a que des individus.
C'est ainsi que le film s'achève en une ultime confrontation entre Daniel et Eli, une quinzaine d'années après leur premier affrontement. Ce dernier acte est délibérément déroutant, frustrant. Sans le dévoiler, on peut déjà en souligner l'absurdité, le sordide.
Non seulement Anderson noircit un peu plus sa palette, mais surtout il la rétrécit, tournant délibérément le dos à la dimension épique qui a porté le film jusque-là. Dans ce renoncement aussi, il y a de la grandeur.