J'avance doucement dans ma rétro Brisseau même si je sais que le meilleur est loin derrière. Il y a une vraie rupture dans sa carrière avec Choses Secrètes, premier volet de sa pseudo trilogie sur le plaisir féminin où sa mise en scène et plus globalement la facture de ses films s'appauvrissent grandement leur donnant souvent l'allure de soap opéra érotique soft. D'autant que son univers s'amenuise autour de son obsession pour le sexe féminin, tout semble dirigé vers la possibilité de filmer des femmes nues qui se masturbent. Ca ne veut pas dire que les films sont mauvais (Choses Secrètes contient de très belles choses) mais clairement son dernier "grand" film c'est L'ange noir en 1996, Les savates du bon dieu que j'aime pourtant beaucoup (et qui est passionnant à replacer au sein de sa carrière) commence déjà à dérailler un peu.
Là ce film je l'avais vu en salles à sa sortie. Je n'en avais aucun souvenir à part cette voix off de Brisseau qui semble déblatérer des codes maritimes sur une radio (idée que je n'avais pas comprise à l'époque et que je n'ai encore pas comprise ici). Sa redécouverte totale entourée de la connaissance de ses conditions d'existence ont été assez passionnantes. Qu'est-ce que ce film ? Brisseau est condamné en 2005 pour agression sexuelle sur deux actrices lors d'essais pour son film précédent Choses Secrètes. Qu'on soit clair, ce n'est pas une accusation twitteresque ou un statut Facebook d'une actrice inconnue c'est une condamnation de la justice (qui sera d'ailleurs confirmée en appel quelques années après). La réponse de Brisseau ? En faire un film de fiction qui va mettre en scène, évidemment de son point de vue d'homme bafoué, ce pour quoi il a été accusé.
Entendons-nous bien, c'est comme si aujourd'hui Benoît Jacquot lançait la réalisation d'un film sur sa relation avec Judith Godrèche ou Depardieu qui ferait un film sur son rapport aux femmes. C'est totalement insensé, rien que l'évocation d'un tel projet provoquerait, à raison, des cris d'orfraie et un scandale évident. Et bien en 2006 Jean-Claude Brisseau a écrit ce film, trouvé un producteur, trouvé des financements (dont 400 000€ d'avance sur recettes m'informe ce topic
), trouvé des comédiens et comédiennes, a sorti son film en salles avec un très large appui de la presse et pour couronner le tout a été sélectionné à la Quinzaine des Réalisateurs (dont mon actuel boss était le sélectionneur
). Encore une fois, imagine-t-on aujourd'hui Benoît Jacquot monter sur la scène de la Quinzaine des Réalisateurs venir présenter son film sur Judith Godrèche ? Depardieu allait dire sur scène combien il aime les femmes ? Comment a-t-on pu à ce point tolérer un tel truc ? Un homme coupable d'agressions sexuelles, condamnée par la justice, célébré par la grande famille du cinéma dans le plus grand festival du monde et non seulement ça mais en plus pour un film qui vient précisément le dédouaner de ce pour quoi il est accusé. Je trouve ça proprement surréaliste.
Parce que rentrons dans le vif du sujet. C'est quoi Les anges exterminateurs ? C'est une autofiction où Brisseau raconte le processus de casting d'un film sur le désir féminin par un réalisateur naïf et sympathique qui ne s'appelle pas Jean-Claude mais François mais dont la voix off est bel et bien prononcée par Brisseau lui-même. C'est on ne peut plus clair et limpide, il raconte précisément ce pour quoi il est accusé. Ce qui est donc passionnant c'est de voir comment il décide de mettre en scène tout ça. Et plus le film avance, plus c'est gros et risible. Déjà le film est pour moi une espèce d'aveu involontaire totalement ironique. Le réalisateur du film (donc JC Brisseau) est dépeint comme un solitaire (il travaille seul, va dans un "bureau" où il n'y a que lui) qui reçoit des actrices en face à face (sans aucune personne du casting) et leur demande si elles sont capables de faire un essai érotique pour lui. Si elles acceptent il les emmène alors dans un hôtel de luxe et les filme en DV pendant qu'elles se masturbent totalement nues. Même sans parler d'agression sexuelle. En quoi cette démarche serait professionnelle et "normale" ? Si il réalise un film avec un contenu érotique alors on fait un casting qui va dans ce sens mais qui n'a pas à être une espèce de rendez-vous glauque dans un hôtel, seule avec un vieux réalisateur tout seul avec sa caméra. Vers la fin il dira cette phrase en voix off "
les choses du sexe qui ne sont après tout qu'une tempête dans un verre d'eau"...
Mais ce n'est rien à la limite par rapport à ce que Brisseau renverse l'habituel relation réalisateur actrice (cf Benoît Jacquot justement) où le premier se doit d'être amoureux de la seconde en nous écrivant des rôles d'actrices qui tombent toutes (ou presque) follement amoureuses de lui. Alors évidemment il se dépeint en grand naïf qui n'a rien fait pour ça, qui ne comprend pas pourquoi elles sont toutes folles de lui. Au-delà du ridicule de cet égotrip total et fantasmé, il rajoute des personnages d'anges (dont l'une est une des actrices de Choses Secrètes) qui le protègent. L'une de ses anges est également folle amoureuse de lui et se montrera jalouse de toutes ces actrices lubriques qui lui tournent autour. Plus tard dans le film elle lui sauvera la vie alors qu'il est agréssé dans le hall de son immeuble.
Il y a donc quelque chose de profondément dérangeant dans le film, dans son point de vue sur ces actrices ingénues qui tombent d'amour pour un réalisateur mystérieux et naïf et dont l'une d'elle est littéralement folle (se pensant possédée par le démon). On retrouve cette tentation de l'archétype du sauveur de jeunes filles perdues qui traverse son cinéma dont le personnage le plus marquant est sans doute Bruno Crémer dans Noce Blanche. Sauf qu'à se donner littéralement ce rôle paraît d'une prétention hallucinante. En poussant plus loin la seule victime évidente du film est bien lui-même (il sera quitté par sa femme, renié par le milieu et par ses actrices chéries et lui restera plus que ces anges, fantômes d'actrices passées).
Après le paradoxe c'est que je ne déteste pas le film en tant que film. Je continue d'adorer le regard naïf de Brisseau, cette espèce de candeur que je crois sincère et qui me le rend émouvant, ce cinéma à part loin de tout le microcosme du cinéma français. Les scènes érotiques sont par ailleurs très belles, pourtant filmées en plans fixes ou avec un léger travelling, il y a une vraie élégance que je continue de trouver belle. Même dans son regard sur ces actrices là encore je le crois sincère dans son intérêt pour elles, pour ce qu'elles ont d'érotique évidemment mais pas uniquement, dans la manière de filmer leur visage ou d'écouter leurs paroles.
Mais ceci étant dit, on ne peut que penser à ces deux victimes, reconnues par la justice, qui ont vu cet homme être célébré, écouté et d'une certaine manière même pardonné pendant qu'elles étaient réduites à des figures fictionnelles folles et inconséquentes. Personne pour les écouter, elles, pas une personne dans la profession pour dire que ce film dans ce qu'il représente était profondément dégueulasse, pas un mot pour les victimes comme si le cinéma était plus important que la vie. Et de se dire que c'était il y a moins de 20 ans et qu'heureusement aujourd'hui une telle chose serait impossible.