Quinze décembre 2005. Après quatre ans d’instruction, le réalisateur Jean-Claude Brisseau est condamné à un an de prison avec sursis et 15 000 euros d’amende pour harcèlement sexuel sur deux actrices lors de la préparation de son film Choses secrètes (2000). 11 août 2012. Le cinéaste reçoit le Léopard d’or au festival de Locarno pour La Fille de nulle part. Le même jour, Noémie Kocher, l’une des deux plaignantes de l’affaire, se casse la figure. « Je me suis bloquée le dos pendant quinze jours, raconte-t-elle. Je ne pouvais plus marcher. Cette chute ne devait rien au hasard. Même des années après, ces violences-là vous blessent. »
À l’époque, l’affaire fait couler beaucoup d’encre. « Les traumatismes dus à la violence sexuelle peuvent finir par cicatriser. On peut travailler dessus. Mais la façon dont certains médias ont traité l’affaire Brisseau, décrédibilisé la parole des plaignantes et encensé leur agresseur, est longtemps restée une plaie ouverte. Aussi traumatisante que l’agression elle-même. »
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Se replonger dans la presse de l’époque relève en effet du bain de boue. La crème du cinéma d’auteur se pressait pour signer une pétition publiée par Libération en faveur de Jean-Claude Brisseau, « artiste blessé » forcément incompris. Aux Cahiers du cinéma, nos confrères évoquaient les méthodes soi-disant inattaquables du cinéaste – son « absolu respect pour les personnes qui sont filmées ». Les Inrocks évoquaient les actrices plaignantes et leur « ignorance profonde de ce qu’est le cinéma ».
Toujours dans les colonnes de l’hebdo culturel, Serge Kaganski lâchera à l’occasion de la sortie des Anges exterminateurs (2006) et de sa quête artistique (filmer le plaisir féminin) : « À notre connaissance, la femme qui servit de modèle pour le tableau L’Origine du monde n’a pas fait de procès à Courbet. » À Télérama, la journaliste Véronique Brocard (qui ne fait plus partie de la rédaction) écrit un article sur « les limites de l’art ». « Son appréciation de l’affaire lui appartient, dit Noémie Kocher, mais à ma connaissance, c’est la seule à s’être donné la peine de lire la commission rogatoire. »
On est au début d’une remise en cause sociétale profonde qu’il faut avoir le courage de mener jusqu’au bout.
Noémie Kocher, 54 ans, est ce qu’on appelle aujourd’hui une lanceuse d’alerte. Une pionnière. Et une « survivante ». « Ce terme est tellement plus juste que le mot victime, qui nous cantonne à un statut passif. Pour survivre, il faut parler, agir, se battre. » En 2019, Télérama contacte la comédienne pour qu’elle raconte son histoire. Le mouvement #MeToo vient de faire tomber Harvey Weinstein et fait trembler Hollywood. Elle accepte à reculons, par devoir. La plaie est encore vive. « Mais si je ne témoigne pas, alors qui parlera ? »
Cinq ans plus tard, on la sent presque apaisée. L’avènement si long à venir d’un #MeToo du cinéma français charrie son lot de mauvais souvenirs mais lui apporte aussi une forme de réparation. « C’est fondamental que des titres comme Télérama ou Les Cahiers du cinéma commencent, même timidement, à se remettre en question. On est au début d’une remise en cause sociétale profonde qu’il faut avoir le courage de mener jusqu’au bout. » Certes, la « grande famille » du cinéma n’a pas transformé la dernière cérémonie des César en manifeste contre les violences sexuelles dans le cinéma mais la standing ovation qui a salué la prise de parole de Judith Godrèche permet de mesurer le chemin parcouru.
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Entendre les mots « consentement », « emprise », « prédation » dans la bouche de ses benjamines lui fait venir les larmes aux yeux. Noémie Kocher sait bien ce qu’elle leur doit. « Mon avocate a fondé sa plaidoirie sur le décryptage du phénomène de l’emprise. Cette explication a joué un rôle décisif dans la condamnation. » Rétrospectivement, le verdict prononcé à l’encontre de Jean-Claude Brisseau ressemble d’ailleurs à « un miracle ». Il y a vingt ans, ces concepts d’emprise et de consentement résonnaient dans le vide. Au pire complètement inconnus, au mieux considérés comme les savants suppôts d’un puritanisme chicanier venu des États-Unis. Quant à la prise en charge policière et judiciaire des affaires de violences sexistes et sexuelles (VSS), elle était encore plus défaillante qu’aujourd’hui. Noémie Kocher mesure « sa chance » d’être tombée sur « sur une grande juge et des gendarmes extraordinaires ».
L’objectivation de la jeune actrice et l’invisibilisation de celle de plus de 50 ans forment les deux pôles d’une même misogynie.
Vingt ans après, comment vit-elle la révolution en marche ? « C’est bouleversant de se retrouver en présence de toutes ces femmes qui font avancer les choses, Judith Godrèche, Anouk Grinberg, Charlotte Arnould et les autres. De ressentir leur douleur, leur colère et la sororité qui nous lie. » Pour Noémie Kocher, l’une des spécificités de ce #MeToo à la française est à chercher du côté des « petites filles ». Ces mêmes fillettes têtues et rebondissantes auxquelles Judith Godrèche a rendu hommage au micro des César, vendredi soir.
La petite sur le cheval, sexualisée par Depardieu dans les images tournées par Yann Moix en Corée du Nord et diffusées par Complément d’enquête, les témoignages conjugués de Camille Kouchner, Vanessa Springora ou de Judith Godrèche… « C’est parce que ces femmes étaient mineures au moment des faits que leurs témoignages sont socialement plus audibles. » Et Noémie Kocher de se souvenir combien il était dur, en 2005, de faire reconnaître que l’on pouvait à la fois être majeure et victime. « On nous a tout le temps reproché d’être des femmes adultes. Sous-entendu forcément consentantes puisque, dans le cas contraire, il nous aurait suffi de dire non. Aujourd’hui, on sait que c’est beaucoup plus compliqué que cela. »
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Pour « se réparer », l’actrice est notamment devenue scénariste. « J’ai écrit un traitement inspiré de la réalité de mon histoire, j’ai un très bon producteur. Pour le moment nous n’avons pas trouvé de diffuseur. » Plus tard, au fil de la conversation, Noémie Kocher y reviendra : « Écrivez-le bien : mon film, je vais le faire. » Le geste artistique n’est pourtant pas la seule voie vers la résilience. L’autrice et actrice est engagée au sein de la commission AAFA (actrices acteurs de France associés)-Soutiens, qui agit pour prévenir et lutter contre les violences sexistes et sexuelles. À l’initiative d’un code de conduites destiné à être annexé aux contrats de travail, cette commission recueille notamment des témoignages de victimes (1), qu’elle accompagne et oriente en fonction de leurs besoins. Noémie Kocher tient à signaler une autre commission au sein de l’AFFA, « le tunnel de la comédienne de 50 ans ». « Car l’objectivation de la jeune actrice et l’invisibilisation de celle de plus de 50 ans forment les deux pôles d’une même misogynie. »
Informer vaut mieux qu’interdire, parce qu’à partir du moment où on impose, la réflexion ne se fait pas.
Quel sort réserver aux œuvres des cinéastes accusés ou condamnés ? Interrogée sur les sorties des prochains films de Jacques Doillon et Benoît Jacquot (le producteur de CE2 a depuis annoncé son report sine die), Noémie Kocher soupire. « C’est une question très compliquée. Pour moi, l’artiste est indissociable de son œuvre, mais il me semble que chacun devrait pouvoir décider pour lui-même d’aller ou non voir ces films. Informer vaut mieux qu’interdire, parce qu’à partir du moment où on impose, la réflexion ne se fait pas. » Il n’a jamais été question pour elle d’empêcher Jean-Claude Brisseau de faire son travail. Mais pour au moins deux de ses films, « le public devait savoir qu’il ne s’agissait pas de fictions. Choses secrètes comme Les Anges exterminateurs ont été fabriqués en exerçant des violences sexuelles sur les actrices ».
La comédienne préfère ne pas songer à ce que lui a coûté son courage d’avoir parlé et traîné le grand cinéaste en justice. « Finalement, le combat que j’ai mené est plus important que les rôles que je n’ai pas eus sur grand écran. » Noémie Kocher a beaucoup travaillé pour la télévision où elle a trouvé un espace de travail moins vertical, plus collaboratif. Dans le cinéma d’auteur, au contraire, difficile d’échapper à la figure du réalisateur tout-puissant, d’autant plus génial qu’il est transgressif et vampirise ses interprètes pour mieux capturer l’instant de vérité. « Souvenons-nous de ce que disait le metteur en scène Peter Brook : “Jouer est un jeu”, et doit le rester. »