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Dans ce coin bobo du IXe arrondissement de Paris, la rue d’Aumale est aussi paisible que cossue. La sérénité des riverains est néanmoins parfois troublée depuis que Thierry Solère, élu régional, ancien député, et surtout ex-conseiller d’Emmanuel Macron, s’est installé, dans le vaste appartement qu’il occupe avec sa nouvelle compagne, une communicante. Thierry Solère reçoit, beaucoup, à toute heure, et pas n’importe qui. Le ballet des berlines au pied de l’immeuble, les gardes du corps qui font le pied de grue : tout indique que le conseiller officieux, un temps écarté des premiers cercles de l’Elysée, est à nouveau dans le jeu. Et dans un des rôles de l’ombre qu’il affectionne : celui d’agent de liaison entre la macronie et l’extrême droite.
Car ces derniers mois, selon nos informations, le binôme du Rassemblement national, Marine Le Pen et Jordan Bardella, a été reçu à plusieurs reprises rue d’Aumale. Pas en même temps, mais parfois en présence de membres éminents du camp présidentiel, comme l’ex-Premier ministre Edouard Philippe ou l’actuel ministre des Armées, Sébastien Lecornu, tous deux très proches de Solère. La dédiabolisation du RN passe aussi par ces rencontres secrètes.
Mercredi 12 juin, deux témoins racontent à Libération avoir vu Jordan Bardella sortir de l’immeuble à 16h30, et s’engouffrer dans la DS qui l’attendait. Que figurait au menu de ce rendez-vous avec Solère ? Le timing de la rencontre écarte l’hypothèse d’une visite de courtoisie. Trois jours plus tôt, Macron a annoncé avec fracas la dissolution de l’Assemblée nationale, offrant un potentiel boulevard au RN, caracolant en tête des élections européennes, et plongeant la droite et la macronie dans une crise profonde. Les deux hommes ont-ils parlé du parti Les Républicains qui était, au même moment, en train d’imploser à quelques kilomètres de là, après le ralliement d’Eric Ciotti, le chef de LR, au RN ? Solère, issu de l’UMP, connaît le sujet, lui à qui on a prêté la mission de dynamiter la droite au profit du camp présidentiel. S’agissait-il pour l’Elysée, dans ce nouveau contexte, de prendre officieusement langue avec un potentiel Premier ministre ?
Un «trait d’union» avec «tout le monde»
Interrogé par Libération, l’Elysée botte en touche en répondant que Thierry Solère n’a plus de fonction en relation avec la présidence. «Auprès du Président, il a un rôle informel, nuance en privé un conseiller de Macron. Il peut prendre des contacts avec la droite, mais Bardella ou Le Pen, cela ne correspond pas à une demande du Président.» Contacté, Jordan Bardella n’a pas répondu à nos questions sur le motif de sa présence rue d’Aumale ce jour-là. Quant à Solère, il refuse de s’exprimer pour cet article et dément formellement toute rencontre, assurant que les gens «deviennent fous». A la question : «Vous ne savez pas ce que Bardella faisait devant chez vous ?» L’élu a cette réponse : «Ben non.»
Transfuge de LR en 2017, au service d’Edouard Philippe à Matignon puis d’Emmanuel Macron à l’Elysée, Solère joue au sommet de l’Etat le rôle «d’officier traitant», confie un conseiller politique, de «trait d’union» de la macronie avec «tout le monde». Mais l’intéressé a été progressivement contraint de prendre du champ, lesté par un nombre record de treize mises en examen (l’affaire est toujours en cours), dont il conteste le bien-fondé. En mai 2022, le député des Hauts-de-Seine annonçait sur X qu’il ne candidaterait pas à sa réélection. «Après dix années au Parlement, il est désormais temps pour moi de poursuivre cet engagement politique sous une forme nouvelle», disait-il, précisant qu’il continuerait «à accompagner politiquement» le président de la République. En juin 2023, il confiait à Libération : «Je fais le lien entre le Président et des personnalités aussi diverses que Arnaud Montebourg et Marine Le Pen.» Avant cela, en 2021, le même assurait avant un débat entre Darmanin et Le Pen, au cours duquel le ministre de l’Intérireur et grand ami de Solère avait estimé que Le Pen était «molle» sur la question de l’islam et de l’immigration : «Il faut débattre avec Le RN, bien sûr. C’est pas parce qu’on leur parle qu’on est complaisant.» Solère est aujourd’hui simple conseiller régional majorité présidentielle d’Ile-de-France.
Le Point racontait en décembre qu’il était depuis revenu en grâce, notamment pour avoir été un des seuls à alerter le Président sur la forte probabilité de voir le projet de loi immigration rejeté à l’Assemblée nationale. On dit Macron «fasciné par ses réseaux phénoménaux», confie un ancien de l’Elysée. Solère était d’ailleurs du dîner de la majorité à l’Elysée, le 12 décembre, et garde en son sein des amitiés fortes. «Il est drôle et produit des analyses fines», dit un interlocuteur, qui assure aussi que les rapports de Solère avec le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, comme avec Sébastien Lecornu et Edouard Philippe, relèvent de l’amitié «réelle», pas simplement politique. Il a quotidiennement l’ancien Premier ministre au téléphone, et le ministre des Armées est l’un des habitués de l’appartement de la rue d’Aumale. Solère revient régulièrement à l’Elysée. Il y a ainsi passé la soirée du premier tour des législatives, jusqu’à une heure avancée de la nuit, avec une poignée de ministres et de proches d’Emmanuel Macron, comme Richard Ferrand, pour qui le champagne a été débouché : l’ancien président de l’Assemblée nationale fêtait ce soir-là son anniversaire. Ce mardi 9 juillet, le conseiller régional et son compère, Sébastien Lecornu, étaient reçus à la table d’Emmanuel Macron, à la présidence de la République.
Le soir de la dissolution, le cortège de Lecornu avait stationné devant chez Solère. Mercredi 19 juin, sa DS, accompagnée d’un fourgon et de deux motos, a de nouveau longuement attendu le ministre devant l’immeuble. Lecornu en est sorti autour de 19 heures. Et, cinq jours plus tard, ce dernier est revenu à nouveau rue d’Aumale, après une réunion électorale à Bondues (Nord), cette fois en compagnie de Gérald Darmanin : les deux étaient allés soutenir Violette Spillebout, la députée macroniste en campagne, finalement élue au second tour. Ce soir-là, un lundi, ils ont débarqué chez Solère… vers minuit.
«Qui vous raconte ces mensonges ?»
Trois mois plus tôt, mi-mars, Sébastien Lecornu, était déjà venu dîner rue d’Aumale, mais dans une configuration différente cette fois : en présence de la cheffe de l’extrême droite. Marine Le Pen a franchi le porche de l’immeuble le samedi 16 mars pour une rencontre avec l’un des ministres les plus proches du chef de l’Etat, restée secrète jusqu’à présent. La compagne de Solère avait pris soin de quitter les lieux au préalable. Les agapes se sont terminées tard dans la nuit, aux alentours de 2 ou 3 heures du matin.
Réveillés par le moteur de la voiture de Le Pen, garée à moitié sur le passage piéton, qui tournait en son attente, des voisins ont appelé la police. Marine Le Pen se déplace en effet dans un cortège de deux véhicules, dont le second transporte ses officiers de sécurité. Quatre voitures officielles en pleine nuit dans l’une des rues les plus tranquilles du quartier, cela se remarque… Sollicitée, Le Pen assure ne pas avoir été à Paris ce soir-là. Solère et Lecornu démentent quant à eux auprès de Libération avec les mêmes mots : «Qui vous raconte ces mensonges ?»
Même réponse en chœur à une demande d’explication concernant un autre rendez-vous, tenu chez le même hôte quelques jours avant, avec Jordan Bardella. S’agissait-il d’un sujet directement lié à une demande du chef de l’Etat, devant donc rester secrète, comme se demande un conseiller politique qui utilise le qualificatif d’«agenda président» ?
Que Sébastien Lecornu dîne avec les figures du RN, voilà le naturel qui revient au galop. Tout au long de la législature, le ministre s’est montré affable avec les députés d’extrême droite, n’hésitant pas, parfois, à reprendre leurs amendements, en faisant comme s’ils provenaient du gouvernement. Les parlementaires RN le considèrent comme un homme courtois, avec qui il serait très agréable de travailler, malgré leurs désaccords. A l’antithèse du garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, leur bête noire.
Un duel mis en scène
En décembre, c’est une autre personnalité qui se rend chez Thierry Solère pour dîner. Edouard Philippe a rendez-vous ce soir-là avec Marine Le Pen, comme l’entourage de l’ex-Premier ministre le confirme à Libération. Le patron d’Horizons, régulièrement derrière la cheffe du RN dans les sondages en vue de la présidentielle, met volontiers en scène le duel. Par stratégie ou conviction, il a clairement pris le parti de la dédiabolisation du RN. Aussi bien Philippe que les responsables d’Horizons ne cessent de dire leur hostilité à toute posture «morale» vis-à-vis du parti d’extrême droite, appelant à un affrontement «projet contre projet» pour 2027.
Mi-novembre, Edouard Philippe s’était ainsi félicité de la participation du Rassemblement national à la marche contre l’antisémitisme, qui fut un moment charnière de la quête de respectabilité du parti cocréé par des Waffen-SS. Quelques semaines plus tard, les deux responsables politiques se trouvaient donc autour de la même table… Il faut «se connaître» avant de «s’opposer», justifie l’entourage d’Edouard Philippe, qui note que, alors Premier ministre, ce dernier avait eu l’occasion de recevoir Marine Le Pen une ou deux fois entre 2017 et 2020, et a par exemple rencontré le secrétaire général du Parti communiste, Fabien Roussel, à la Fête de l’Huma. A des interlocuteurs, Thierry Solère a assuré que que «ni Marine Le Pen ni Jordan Bardella ou même Edouard Philippe ne sont venus chez [lui], individuellement ou collectivement, depuis le 9 juin». Ce qui ressemble à la confirmation que Libé lui demandait… Le rendez-vous du 12 juin avec Bardella, lui, a peut-être été déplacé pour une raison ou pour une autre.
Quel rôle a joué précisément Solère, durant les semaines cruciales avant, et après l’annonce de la dissolution ? Interrogé au cœur de la campagne des législatives, un conseiller gouvernemental veut nuancer le rôle joué par le «baron noir» de la droite : «On ne peut pas dire qu’il soit au cœur du jeu», assure-t-il, ajoutant que la campagne ne se jouait pas, de toute manière, à l’Elysée.
Mais le même disait avoir eu vent de la visite de Bardella chez Solère quelques jours après la dissolution, et rapportait que l’ex-conseiller avait passé des coups de fil la semaine de l’entre-deux-tours, au moment où se négociaient les désistements. L’un a été ébruité. Sur X, le 2 juillet, la candidate LR-RN Babette de Rozières a affirmé avoir reçu des appels du chef de cabinet de Gabriel Attal mais aussi de Thierry Solère, pour la pousser à se désister en faveur de la macroniste Nadia Hai. La candidate assure s’être vue proposer un poste de ministre ou de préfet, ce que Solère a démenti, sans nier le coup de fil. Les deux candidates ont finalement été éliminées au profit d’Aurélien Rousseau, éphémère ministre de la Santé d’Emmanuel Macron, qui se présentait sous l’étiquette Nouveau Front populaire.