Dans Indiana Jones et la dernière croisade, le héros adresse à ses élèves l'affirmation suivante : "l'archéologie est la recherche des faits et non de la vérité". Par opposition, il serait possible de stipuler que l'art est la recherche de la vérité et non des faits. En tout cas, c'est précisément ce qui transpire de cette adaptation de la biographie de Steve Jobs écrite par Walter Isaacson, ouvrage exhaustif que le scénariste Aaron Sorkin ne cherche jamais à transposer à l'écran. Disons-le d'emblée, Steve Jobs est, encore plus que The Social Network, une oeuvre dont la paternité semble incomber davantage à son scénariste qu'à son metteur en scène. Les choix audacieux qui guident ce biopic atypique sont ceux de Sorkin, même lorsqu'ils informent la mise en scène de Danny Boyle. Et ce qui intéresse Sorkin, ce ne sont pas les faits, mais la vérité.
Il est intéressant de constater que, suite à ses débuts au théâtre, la filmographie d'Aaron Sorkin se divise en deux moitié vraisemblablement distinctes. Il y eut d'abord trois longs métrages (Des hommes d'honneur, Malice, Le Président & Miss Wade) et trois séries télévisées (Sports Night, The West Wing, Studio 60 on the Sunset Strip), soit six créations originales. Toutefois, lorsque l'auteur revient au cinéma, c'est avec un film tiré d'un livre inspiré de faits réels (La Guerre selon Charlie Wilson) et ce sera le cas pour chacun de ses scénarios de long métrage qui suivirent comme The Social Network et Le Stratège. Même The Newsroom, son retour sur le petit écran avec une création originale, est délibérément situé dans un passé récent pour traiter spécifiquement d'événements réels. Toutefois, ses précédentes incursions dans le réel n'étaient pas des biopics mais des moments spécifiques de l'Histoire. Les coulisses de l'intervention des États-Unis dans le conflit entre l'U.R.S.S. et l'Afghanistan, les coulisses de la création de Facebook, les coulisses de la façon dont les statistiques ont changé le base-ball. Contre toute attente, Steve Jobs ne déroge pas à la règle.
Steve Jobs explose toutes les règles d'un genre sclérosé, refusant la sempiternelle construction du récit allant de la quasi-naissance du protagoniste jusqu'à sa mort en listant les principales étapes de la vie de la personne comme un best of dans le vain espoir d'aspirer à une exhaustivité rendant hommage au parcours de la célébrité dans son intégralité. Au lieu de ça, Sorkin a suivi le célèbre slogan de la marque créée par Steve Jobs : "Think different". Ainsi le scénariste confère-t-il à son film une originalité, une intensité et une densité qui permettront non seulement à Danny Boyle d'y trouver son compte, d'un point de vue thématique et esthétique, mais surtout, qui permette, par la manipulation narrative, par la trahison de la réalité, des faits, à mieux atteindre la vérité.
Par bien des aspects, Steve Jobs apparaît comme le film-somme d'Aaron Sorkin. En réalité, il s'agit de son opéra. Structuré en trois actes qui se déroulent chacun - en temps réel - une quarantaine de minutes avant le lancement d'un produit-phare (mais pas nécessairement les plus grosses réussites de Jobs, au contraire), le scénario prend carrément des allures méta-sorkiniennes. Vous connaissiez ses "walk-and-talk", ces scènes de dialogues entre deux personnages (ou plus) à travers des couloirs, dynamisant le texte? Ici, ils durent quarante minutes. Il vous a habitué à plonger dans les coulisses de la Maison Blanche ou d'une émission de télévision? Ici, nous sommes littéralement dans des coulisses. Celles de différents halls symphoniques, soulignant davantage l'aspect opératique de cette forée dans le réseau mental de Steve Jobs via une approche qui n'est pas sans rappeler celle de Birdman, film-cerveau s'il en est. Comme presque tous les écrits de Sorkin, le film étudie l'interaction morale entre la performance publique et le comportement en privé. Steve Jobs était célèbre pour ses keynotes. Steve Jobs c'est l'anti-keynote.
Troisième volet de la trilogie officieuse de Sorkin sur les connards géniaux et le rejet comme moteur de la création, après The Social Network et The Newsroom, Steve Jobs est le contraire d'une hagiographie ou d'une propagande pour Apple. Renouant plus que jamais avec ses origines de dramaturge, Sorkin signe un récit qui ressemble davantage à une pièce shakespearienne, avec son roi tyrannique entourée d'une cour loyale qui le respecte autant qu'elle le déteste. Dans une de ses nombreuses répliques suintant la mégalomanie et l'arrogance, Jobs se compare d'ailleurs à un personnage de Shakespeare : Jules César, empereur entouré d'ennemis. Et ces mêmes "ennemis" reviennent à chaque instance, à chaque nouveau lancement, avec une régularité presque surnaturelle, ce qui n'est pas un hasard car il s'agit d'une invention du scénariste. "Évidemment, Steve n'a pas eu de confrontations avec les cinq mêmes personnes 40 minutes avant chaque lancement de produit. Mais le contenu de ces confrontations est bien réel", explique-t-il. Jamais autant à l'aise que dans les dynamiques de groupe, Sorkin se sert de ses antagonistes comme autant de fantômes qui reviennent sans cesse hanter le personnage principal. Si la structure et l'arc de The Social Network rappelaient Citizen Kane, ceux de Steve Jobs évoquent davantage Un chant de Noël de Charles Dickens.
Ces scènes d'agôn, débats et joutes oratoires dans la tragédie antique, confèrent par leurs dialogues plein de conflit et leur compte à rebours tacite une intensité au récit qui laisse le spectateur éprouvé en fin de séance. Bien qu'il ne montre que trois moments de la vie de Jobs, sans compter trois furtifs flashbacks, l'approche épurée mais iconique de Sorkin, en opposition à l'approche macro de la majorité des biopics, donne paradoxalement l'impression d'avoir vu toute une vie défiler devant nos yeux, cernant parfaitement l'homme derrière l'icône symbolisant toute une génération hyper-connectée mais semblablement détachée. Un homme à l'image de ses machines, dissimulant derrière une apparence séduisante son incompatibilité avec les autres "systèmes opérationnels", qu'il s'agisse de ses employés ou de sa fille. En mêlant ce dilemme intime - le refus de Jobs, enfant adopté, de reconnaître sa fille Lisa - à l'entreprise du visionnaire, mettant dès le début en parallèle l'ordinateur et l'enfant, Sorkin trouve le Rosebud de ce Scrooge. Il trouve la vérité de Steve Jobs.
Comme plusieurs des films de Danny Boyle, c'est un portrait de la déshumanisation et une réhumanisation. Venant lui aussi de la scène, Danny Boyle n'a pas peur des one man shows en huis-clos (cf. 127 heures) et apporte sa dose d'énergie au film, par l'entremise de plans à la Steadycam tenant le rythme haletant du protagoniste et des dialogues, tout en exploitant au mieux le terrain afin de proposer une mise en espace à la fois dynamique par sa constante mobilité et porteuse par les décors choisis (loges, orchestre, ou engueulade publique de l'estrade vers l'audience). Le réalisateur choisit également trois formats distincts pour chacun des trois actes. Le lancement du Mac est filmé en 16mm, baignant ces débuts dans un grain qui rend état de la nature encore "faite maison" de l'entreprise encore naissante. Le lancement du cube NeXT est tourné en 35mm pour un deuxième acte grandiloquent de Cinéma avec un grand C, où les retournements de situation et les actions se font plus "cinématographiques" et le machiavélisme de Jobs est illustré avec toute l'élégance qu'il se doit. Le choix du numérique pour le dernier tiers, avec cette image d'une netteté sans pareil, propre et froide, comme un produit Apple, traduit le contrôle enfin atteint par Jobs mais aussi l'ère de la transparence. Le roi est nu et l'heure est à la remise en question.
En un sens, le casting de Michael Fassbender - extraordinaire dans le rôle, portant presque le film à lui tout seul bien que superbement épaulé par le reste de la distribution - est représentatif de l'approche de Sorkin et Boyle. Il ne ressemble pas du tout à Steve Jobs mais il en capture parfaitement l'essence. En interview, lorsqu'il est interrogé sur la véracité des faits montrés dans le film, Aaron Sorkin répond la même chose qu'à l'époque de The Social Network, qui prenait déjà des libertés pour mieux raconter son histoire : "Ceci est une peinture et non une photographie." Et c'est exactement ce qu'est Steve Jobs. Pas un vulgaire biopic factuel mais le portrait impressionniste d'une vérité. Une oeuvre d'art.
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