Affiche fournie avec tout studio d'étudiant entre 1994 et 1999, en attendant celle de Matrix.
Synopsis : à Los Angeles, le tumultueux chassé-croisé entre des tueurs à gages, la femme du mafieux qui les emploie, un boxeur qui skkkkkrrrcchhh skkrch krrch Jungle Boogie... Get down with the boogie... Jungle Boogie... Get it on...Revoir
Pulp Fiction trente ans après sa sortie est un exercice autocritique sur son propre rapport nostalgique avec le grand écran. Est-ce que la production cinématographique est passéiste à cause d’une demande de ses spectateurs -quelle que soit sa chapelle cinéphilique- ou bien par un effet d’entropie culturelle et artistique logique entamé il y a de ça plusieurs décennies ?
Car dès la sortie, événementielle et amplement commentée, du film en question, l’argument « vintage » s’imposait dès le carton d’ouverture. En une définition du « pulp », le réalisateur-scénariste auréolé du succès de son premier long véritable,
Reservoir Dogs, réaffirmait sa figure de prophète archiviste déterrant les cadavres d’un cinéma de genre ripoliné par la précédente décennie. Le ciné ricain des 80s était, on le sait, marqué par l’explosion des budgets et la tension permanente qui résultait de deux facteurs à la fois opposés et complémentaires : un rajeunissement du public et un conservatisme bon teint implanté au niveau politique et social (l’étendard de ce paradoxe étant le creuset du prophète de cette décennie : John Hughes). Un aspect boursouflé et ronge-crâne corrélé par le montage frénétique de ce qu’on appelle alors le « style MTV ».
L’orée des années 1990 montrant que le cinéma de yuppie
s’est définitivement implanté dans les studios (acté par
The Player d’Altman), le cinéma américain dit « indépendant » devient par défaut celui où « l’artisanat contestataire » subsiste. C’est en tout cas la thèse de Biskind et même la posture de Tarantino dans son
Cinéma Spéculation (et dans son podcast Video Archives) : « 70s good/80s bad ».
Avis tranché et manichéen certes, mais pas plus que le cinéma de Tarantino lui-même dont la force est de trancher entre ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Ce qui est bien et ce qui est mal. Et qui a dès le début installé le réalisateur comme porte-parole des cinéphiles mondiaux : les listes, les classements, les débats, ce qui est « in », ce qui est « out » nourrissent son style et son point de vue, comme ce
Pulp Fiction en atteste.
La critique récurrente des œuvres de Tarantino est connue : une trop grande complaisance pour son système alternant empilement de références visuelles ou sonores, et explosions fugaces de violence sanglantes et outrées. En entamant le film après bien vingt ans sans l’avoir revu, c’était, dans mon souvenir, celui qui se prêtait le plus à ces critiques. Or, en prenant en compte l’évolution à la fois du cinéma américain de genre et la propre œuvre de Tarantino, j’ai plutôt été saisi par un film à la fois plus modeste mais également incroyablement précis pour une « œuvre de jeunesse. »
Si le diable est dans les détails, le talent s’y niche également (comme le sait tout bon flic infiltré), et, ce qui frappe, c’est l’habileté avec laquelle Tarantino ménage déjà ce qu’il montre et ce qu’il dissimule, comment il prêche le faux pour savoir le vrai et comment le bien, le mal et la justice s’opposent drastiquement à ce qui est légal. On a taxé Tarantino de réactionnaire, de nihiliste voire d’abruti complet, dans sa façon de glorifier une certaine idée de la vengeance, et ce n’est pas le reste de sa filmographie qui aura détrompé ses détracteurs ni qui leur aura fait changer d’avis. Que le segment le plus impressionnant de ce film à sketchs soit celui central, avec son Bruce Willis ensanglanté hésitant entre trois armes avant de refaire le portrait d’un violeur SM, rappelle de façon ironique que le titre français d’un des films favoris de l’auteur n’est autre que
Légitime Violence.
Pour ceux qui aiment son cinéma et cette approche, il y a en effet déjà tout. Les acteurs sont éclairés dans un doux halo d’argent qui souligne autant leurs physiques qu’il ne matérialise leur sueur ou leurs postillons. Littéralement rendus iconiques, autant par cette lumière que par des choix vestimentaires ou de coupes de cheveux tranchés et signifiants (voir l’afro de Jules, ou le carré de Mia), ils donnent toujours l’impression d’évoluer dans un monde entre le terrestre et le paradis, d’être à la fois des anges et des démons. Même les tares physiques apparentes (l’embonpoint de Travolta, la calvitie de Bruce Willis), et que l’on cherche à cacher dans les autres productions, sont exposées et exploitées comme sous les coups de crayon d’un caricaturiste ou d’un artiste de BD.
À cette mise en image des corps régulièrement baptisés d’un sang des plus rouges, répond la ronde morale du karma (ou du Dieu de votre choix) qui les lie. Une ronde où filer deux t-shirts et du détergent peut te rapporter un nouvel ensemble pour ta chambre à coucher en chêne. Parce que c’est beau, le chêne. Chaque choix et dilemme se voit offrir des scènes de tension et de discussions (autant échange que débat) qui incluent le spectateur de manière active. La construction en puzzle narratif renforce les retournements de situation selon les deux axes : « le monde est dangereux », « la mort est rapide ». Là, où
Reservoir Dogs avait montré un de ses protagonistes agonisant durant tout le film comme lien narratif,
Pulp Fiction opte pour l’inverse avec les nombreux coups de feu mortels impromptus qui deviendront une signature.
Le petit monde de
Pulp Fiction est donc relié par cette valse de meurtres mais également par les liens du domaine d’activité des personnages. Jules et Vincent bossent pour Marsellus, marié à Mia, et ce même Marsellus truque les matchs de boxe auxquels participe Butch. C’est un monde secret qu’on pourrait qualifier de parallèle (ou souterrain même pour l’arrière-boutique de Zed et de la Crampe) symbolisée notamment par ces clubs de Los Angeles où la lumière du jour n’entre que lorsqu’on ouvre la porte. Là encore, la citation du début délimite le « territoire » de ces trois récits enchevêtrés. C’est un monde à la fois concret (l’insistance des très gros plans sur les objets et sur la bouffe) et fantaisiste, la mise en abyme étant accentuée par le roman de Modesty Blaise que Vincent lit aux chiottes avant de se faire flinguer. Dès lors, l’habillage musical et visuel fonctionne de la même manière que le monde de
Star Wars après l’ouverture « Il y a longtemps, dans une galaxie lointaine ».
Car tout comme cette dernière, la galaxie de
Pulp Fiction substitue progressivement à son artificialité sa cohérence. Et si les références à Hitchcock, Aldrich ou Godard peuvent à l’époque faire le sel des étudiants en cinéma, elles n’en sont pas moins indétachables de celles moins nobles. On peut renâcler à l’explication datée dans notre époque post-HBO/Netflix, au monologue de Jules expliquant ce qu’est un pilote de série tv, mais il est essentiel à la punchline du premier segment et le lien qui accompagne un dîner dans lequel un milk-shake est érotisé au même titre que les pièces d’échecs de
L’Affaire Thomas Crown. De même, l’autoréférence permet à la simple présence de Harvey Keitel de transférer le professionnalisme de son Mr White à celui de Winston Wolf et d’asséner son statut de légende dans le milieu où évoluent Vincent et Jules. Enfin, sans les avoir vus, tout un chacun se souvient autant de la triste histoire de Tony Rocky Horror que du calvaire des aïeux de Butch.
On compare à l’époque l’aisance de Tarantino à mixer ces influences et références à celles des artistes du hip-hop et le monde tentaculaire de Pulp Fiction offre les atours d’un album concept sur le thème « flingues et surf music ». Pas étonnant que la bande-son soit devenue incontournable dans TOUTES les fêtes d’alors jusqu’à la nausée. Et peut-être est-ce due aussi à cette régurgitation d’un objet déjà prédigéré qui en offre un souvenir confus et déformé. La horde de suiveurs engendrée par le film n’a pas aidé à sa juste place : plus phénomène culturel que véritable perle du film noir moderne.
Preuve en est de la scène qui dans mon esprit chichiteux de triste sire avait été étiquetée comme « surfaite » avec supplément « vivement que La montre en or débute » : l’overdose de Mia Wallace.
Cette fois-ci, la faculté qu’a Tarantino à déterminer à la fois le voisinage du dealer Lance ainsi que sa maison, et sa vie de couple avec Rosanna Arquette, m’a scotché. Mais c’est surtout la scène même du réveil de Mia qui m’obsède avec une combinaison de plusieurs imageries dont celle du cinéma d’épouvante. Ce plan en contre-plongée qui voit Mia blafarde, telle une créature de la nuit, se réveiller après un shoot d’adrénaline. Au vampire assassiné par un pieu, on réveille ici Mia avec une seringue tenue comme un poignard par un prince charmant bedonnant et dans le schwartz. Tout est sens dessus dessous : la mort devient vie, le dealer médecin, le sang s’extirpe du nez au lieu d’être ingéré, le vampire séducteur de donzelles est remplacée par une femme sur laquelle plane des rumeurs de tentatrice… Tarantino rembobine les formes et les replace dans un contexte fait d’ancien et de nouveau, le tout sous l’œil d’un personnage-relai du spectateur : voir le visage petit à petit fasciné et hilare de Rosanna Arquette.
Cette même Rosanna Arquette dont le rôle aurait pu être tenu par Pam Grier, ce qui aurait ajouté un couple mixte de plus dans le petit monde de
Pulp Fiction. Marsellus et Mia, Jimmy et Bonnie… et surtout Vincent et Jules qui pérégrinent tout du long des récits. Loin d’oublier le contexte contemporain de son fils et des récentes émeutes de L.A. dues à l’affaire Rodney King, Tarantino provoque en rappelant les dissensions (le drapeau confédéré dans la boutique de la Crampe) et envisage un rapprochement, à l’encontre de sa réputation de « nihiliste ». Qu’il soit issu d’un Œdipe mal dégrossi (si on juge par certains chapitres de
Cinéma Spéculation) ou d’une véritable prise de conscience de la fracture même de son pays (et dès lors, d’un poison qui irrigue toute la culture populaire qui en découle), le débat sans fin autour de son utilisation des codes de la communauté noire et du mot « nigger » est l’arbre qui cache la forêt de son regard sur les tensions raciales.
Car, sans avoir besoin de sensitivity readers ou d’injonctions publicitaires, Tarantino a, au cours de ses films suivants, proposé des changements de couleur de peau -
Jackie Brown,
Django Unchained – avec deux de ses personnages les plus « positifs » (sans pour autant oublier d’y apporter une part sombre dans les deux cas). Idem pour la place des héroïnes dans la fiction de genre, avec
Kill Bill ou
Death Proof. Il a également intégré petit à petit l’idée de l’Histoire humaine comme validant la persistance des récits de vengeance : comment ne pas imaginer des justiciers - même et surtout imparfaits – dans un monde qui a toléré et a prospéré sur l’esclavage ou la Shoah ? Une grille de lecture qui passe autant par la grande que la petite Histoire avec le meurtre de Sharon Tate dans
Once Upon A Time in Hollywood…
Il est ainsi dommage que le projet de
Star Trek écrit par le réalisateur ait été abandonné, car si cette manière de ranimer et réorganiser les genres jugés moribonds permet de rectifier le passé, porte-t-elle en le moyen de dépeindre le futur autrement que comme un terrain miné (le cercle de la vengeance de
Kill Bill) ?
Reste donc le passé plus ou moins glorieux transfiguré par les obsessions d'un collectionneur face à la lente déchéance de son petit monde-refuge. Et le parti-pris de tordre jusqu'à la chronologie pour terminer cette
fiction pulp sur une discussion d'où le pari est celui de la non-violence et d'une vie nouvelle offerte par un assassin-prophète qui à force de répéter les mêmes mots en finit par en comprendre... ou mieux, en apporter... leur sens profond.