J’avais trouvé la bande-annonce sympathique. Elle vendait une satire à gros sabots et calibrée pour étriller tout le monde, donc au final personne, mais qui semblait au moins bien rythmée. Mais en effet :
Film Freak a écrit:
C'est fou comme la promo ne vend qu'un seul des aspects du film, du moins qu'une seule de ses trames
Pour rentrer dans le vif du sujet, on est très rapidement confronté à ce phénomène (je ne sais pas s’il a un nom) où la caricature est tellement lourde et tellement excessive qu’elle n’a plus qu’un lien superficiel avec le sujet de base et en devient inoffensive, épargnant ainsi le sujet en question tout en prétendant toujours le moquer. C’est évidemment volontaire, et pas le fruit d’une quelconque inaptitude comme je le démontrerai par la suite. Par exemple au début, lors du festival littéraire lorsque Monk débarque dans la conférence de la romancière— le titre de son roman, puis l’extrait qu’elle en lit au public, visent l’usage littéraire du parler vernaculaire des noirs-américains… Mais l’exagération de ce parler vernaculaire est tellement poussée, tellement ouvertement grotesque, la déformation va tellement loin dans l’exagération qu’on bascule aussitôt dans l’irréel (basculement couronné par la
standing ovation du public conquis). On est plus dans la caricature, la moquerie ou la dénonciation, on est carrément dans l’absurde… mais qui cherche néanmoins a passer pour du croquis féroce, ce qui est lâche et malhonnête. Pareil lors de l’extrait télé "
celebrating the diversity of the african-american experience" sur fond de scènes violentes et misérabilistes en mode drive-by/esclavage : on comprend parfaitement l’intentionnalité, mais on dirait surtout qu’ils ont voulu refaire les spots de
Robocop, en pas aussi réussi (trop lourd) et qui plus est discordant avec le reste.
La confrontation entre Monk et la même romancière vers la fin est en revanche bien plus intéressante, particulièrement bien écrite dans la manière dont la nana est incapable de développer le moindre propos sur son travail, le moindre argument pour le défendre, menant à un dialogue de sourds perdu d'avance pour le mec certes défaillant mais sincère face à un pur bot. Dommage que cela fasse suite à cette caricature initiale aussi auto-désamorcée : la conclusion ne colle pas avec l'intro. Si les extraits lus au début avaient pu susciter chez certains spectateurs du film la même réaction que chez les critiques blancs ou le public du festival, à trouver ça magnifique, inspiré, bien écrit, puissant, là le film aurait remporté quelque chose haut la main. Il aurait clivé avec une caricature réussie. Car cette scène-là, celle de la confrontation, est vraiment dans le réel, mordante et acerbe. Mais de fait insuffisante. La femme noire restant une des icônes de la religion intersectionnelle, il ne fallait pas prendre trop de risques niveau blasphème. D'où le fait que je considère tout ça comme étant volontaire, et non accidentel.
D'autant plus que lorsqu’il s’agit de se moquer des blancs, ou plus particulièrement de cette catégorie de blancs aux prises avec la
white guilt, c’est très bien fait. La
white guilt, c’est ce phénomène qui consiste à cultiver la haine de soi et de son groupe d’appartenance, ou plutôt d’une vision entièrement fantasmée, diabolisée, de ce groupe, doublée d’une fascination angélisée pour les minorités. Ne me sentant pas concerné, ni individuellement, ni collectivement, par cette mentalité que j’apparente sans problème à un profond désordre mental faite d’auto-flagellation délirante, j’ai trouvé sa dépiction dans le film impeccable— de l’étudiante blanche, grosse, aux cheveux bleus qui câble parce qu’il y a "
nigger" écrit au tableau alors que c'est dans le titre d'un classique et que le prof est noir, jusqu’aux membres du jury transits par un torchon écrit comme tel dans un accès de rabaissement de soi par un auteur furieux. Même si l’humour est faible, le portrait est sans appel, pas du tout dans le même registre que les caricatures profondément (et volontairement) ratées mentionnées plus haut. Il y a suffisamment de vidéos youtube de gens comme ça pour constater que le film n’exagère même pas. Pas étonnant qu’il s’autorise cette fois-ci à être aussi acéré, ces blancs-là sont méprisés par tout le monde de tous bords, et à juste titre. Tirer sur une ambulance n’est jamais risqué.
Par la suite, le rapport aux dilemmes d’écrivain de Monk m’ont peu parlé : ses états d’âme ne fonctionnent pas, d’autant plus que les sommes en jeu sont colossales et la problématique financière au premier plan (cf. la sous-intrigue avec sa mère et les frais engendrés, le fait qu’il soit remercié de son poste d’enseignant etc.). L’écriture alimentaire est indissociable de l’histoire de la littérature, « écrire pour écrire » étant un phénomène largement récent et marginal. Ce que lui propose son éditeur, écrire du rentable sous pseudo et du littéraire sous son vrai nom, c’est la définition même du
victimless crime. Je pensais tout du long à ces dizaines et dizaines d’auteurs de pulps des années 70 et 80 qui écrivaient d’un registre à un autre avec 4 ou 5 pseudos différents parce qu’ils n’avaient pas le luxe de faire autrement et vivaient souvent de ça. Ou même, encore mieux et bien plus proche du sujet (en grande partie raté) du film, le tristement célèbre (et quasi-illisible) Quan Millz qui cartonne avec ses hits d’exploitation trashissimes auto-publiés, bourrés de fautes de frappe et n’épargnant aucun détail sordide de la vie dans le ghetto, mais avec des titres et des couvertures
ex-tra-or-di-naires (j'ai celui-là bien en évidence dans mon salon) :
D’ailleurs, pour faire écho au cirque que doit jouer Monk pour faire vivre son alter-ego, il y a des spéculations comme quoi Millz, dont on ne trouve aucune photo, serait en fait un
white cis straight male, ce qui ferait automatiquement de ses bouquins non plus des brûlots d’exploitation communautaires, mais sans doute l’œuvre la plus raciste de la littérature américaine (à noter d’ailleurs qu’en checkant les RS à son sujet, non seulement il est énormément lu, mais l’écrasante majorité de ses fans sont des femmes noires… comme le démontre bien Coraline, qui kiffe
Fuck alors qu’elle est avocate, qu’elle a une grande maison, suscitant le rejet brutal de Monk). Rien que ce sujet, que je ne fais que survoler, est plus passionnant, riche et révélateur que bien des choses montrées dans le film concernant l’image que l’auteur a de lui-même et de son travail, de son lectorat. Comme quoi il y avait matière à vraiment être corrosif partout, pas que sur les cibles faciles.
Car en effet, le rejet épidermique de Monk pour ce
pandering littéraire n’est pas non plus exploré de manière très satisfaisante. "
My problem is that books like this aren’t real." Ah bon ? Qu’est-ce qui explique leur succès, alors ? Plus spécifiquement au sein de la communauté noire-américaine ? Tout mettre sur le dos de la
white guilt est paresseux. Et ce faisant, le film rate l’occasion de pousser plus loin l’exposition pourtant méritée de ce qui se joue de manière flagrante au sein de cette communauté, qui explique plus limpidement ce qui ronge Monk : à quel point les classes noires supérieures refusent la réalité sordide des classes inférieures, malgré leur succès culturel (
The Wire pour le côté
elevated genre et bonne conscience, rayonnement international du rap et ses clichés etc.). Les classes noires aisées sont connues pour leur silence assourdissant, qui s’apparente à du déni, au sujet de la criminalité surreprésentée dans les stats criminelles de leur lumpenprolétariat, silence que des comédiens comme Chris Rock abordaient pourtant librement dans leurs spectacles il y a près de 30 ans, brocardant cette hypocrisie pour le coup très spécifique, et à laquelle personne ne veut vraiment toucher. Le film poursuit cette omerta.
Ainsi, cette non-fin me paraît fort logique. Le film n’a jamais vraiment commencé, la plupart des sujets les plus brûlants sont soigneusement évités. Impossible de finir ou conclure dans ces conditions. Encore une fois, le meta s’impose comme la solution de repli typique du Rien à Dire™.
Restent des moments touchants perdus un peu au milieu de tout ça, notamment niveau relations familiales et sentimentales. Ca reste cependant bien convenu. La sous-sous-intrigue Alzheimer sert surtout de prétexte à surligner d’avantage encore le
dysfunctional family porn déjà bien appuyé (car en effet, passé un certain niveau de vie, toutes les communautés ont globalement les même problèmes en occident : budget, solitude, anxiété, dépression, manque de communication, regrets etc.). Le film jouant sur autant de tableaux différents, voire discordants et manquant d’habilité la plupart du temps, c’est vraiment pas plus mal que ça cherche pas à aller plus loin sur un sujet qui mérite mieux.
Intéressant malgré lui, et très, très insuffisant quand on s'intéresse à ces sujets.