La cantatrice Maria Malibran se meurt, entourée de ses amants et accompagnatrices, mais cette mort sera encore suffisamment contrôlée pour être un lent et douloureux chant d'amour: un dernier récital un dernière floraison, des brûmes de Naple à la Bavière enneigée. L'amour est plus froid que la mort, ainsi il est plus facile à contrôler et à offrir.J'exagerais en disant que le dispositif de Schroeter est facile (je ne suis pas rentré du tout dans
Eika Katappa, par contre
Argila avec son split-screen est très intéressant), j'étais toujorus à la limite d'abandonner La Mort de Maria Malibran et pourtant quelque chose me retenait, le dispostif était répétitif mais des fragments de film et de citations avaient une “force” d'évocation, une beauté littéraire et une justesse qui justifiaient l'effort d'attention et faisaient exister les personnages (le principe du collage des derniers Godard doit peut-être pas mal à Schroeter). Assez curieux de voir les films plus “narratifs” que Schroeter a fait dans les années 80 et 90.
Film étrange, il s'agît d'une suite de “tableaux vivants”, somptueux et langoureux, pratiquement toujours en plans fixes, centrés autour de Candy Darling (celle-là même que dans “Take a Walk on the Wild Side” de Lou Reed) dans le rôle de la Malibran, entourée de femmes (Magdalena Montezuma, Ingrid Caven, Christine Kaufmann) qui apparaissent tantôt comme ses amantes, tantôt comme des rivales, ou comme des doubles renvoyées par un miroir invisible (le spectateur?). Les actrices miment une sorte de récital ou de baiser impossible, toujours retardé, sur fond de musique classique (ou bien de choses plus kitsch, comme Marlène Dietrich ou Elvis) et récitent des textes de la grande tradition romantiques (que je n'ai pas identifiés, à part peut-être Hamlet, il y a l'air d'avoir des textes de Novalis ou Kleist), superbes, parfois avec leurs propres voix, souvent avec un doublage désynchronisé par des voix fémines de tragédiennes de télénova qui donne un effet comique. Des cartons insistent sur leurs passages les plus poétiques. Les textes sont souvent des monologues féminins, ou le personnage parle d'amour et d'une résolution existentielle radicale (mourir ou voir mourir et surmonter sa mort ou celle de l'autre comme une convention sociale). Peu de scènes de dehors, sauf un conte morbide à la Chaperon Rouge en forêt enneigée, où Christine Kaufman perdue et frigorifée se fait énucléer par son sauveur contre un peu de pain, un croquemitaine en frac joué par Montezuma, et une scène de rupture amoureuse assez rigolote dans un parc au pied d'un gigantesque bunker (la tour de falk de Vienne je crois).
Cela ressemble un peu à “
Inauguration of the Pleasure Dome” d'Anger, mais en moins agressivement ésotérique, plus doux, et annonce un peu l'esthétique camp de Guy Maddin, avec ses allusions à l'expressionnisme allemand vu comme un cinéma fondamental, mais avec une différence: chez Maddin le film est fermé sur lui-même, délimite un univers “parallèle”, distordu, mais cohérent (la famille oedipienne réduit le surnaturel, elle disfonctionne moins dans le conte que dans le réel). Chez Maddin le travail du spectateur est un travail d'interprétation et de rectification, le film est une narration posée contre la subjectivité du spectateur, qui n'a pas besoin de lui pour s'achever, il fait appel à un ” horizon”extérieur qui est la subjectivité de ce spectateur. Chez Schoeter l'intrigue est incomplète (Malibran expose pendant une heure son dispositif, répété ad lib, et finit dans la dernière demi-heure par évoluer vers quelque chose de plus narratif, on dirait que la fatigue des acteurs était nécessaire pour effectuer le saut de crédibilité) , et l'hétérogène et le manque sont internes au film : comme si les personnage au début étaient trop consommés par leur désir pour que la fiction ne commence, il leur fallait juste s'exercer. De plus, si les situations sont celles du conte, le film essaye de traduire un contexte historique réel: celui du romantisme européen du XIXème siècle, vu comme un espace cosmopolite, tragique mais humain, conscient de lui-même mais pré-idéologique, une Europe à la fois rêvée et interpêtée. Comme déjà dit, le film est en deux temps le récit du film commence après la mise en scène de son explication, de son “herméneutique”, il s'agît d'aller à l'envers du cinéma classique, partir de la connaissance du sens d'une situation, de sa signification, vers son image, son fantasme, que l'on épuise rapidement: c'est lui qui meurt (il reste quelque chose d'un peu brechtien: la distanciation est donnée d'emblée). Le manque autour duquel le film est centré n'est pas la subjectivité du spectateur, ses émotions ou désirs (comme chez Maddin) mais quelque chose de collectif, social et réel, un espace politique (celui du romantisme), qui a été dépassé, était finalement plus précaire et mortel que la subjectivité de ceux qui en étaient les contemporains: c'est le point de vue de la projection sur le réel (une impasse, mais dont le sens est achevé).
Dans un texte assez connu, Michel Foucault a défendu l'intérêt de ce film en parlant d'un rapport au corps inédit: mise en scène d'yeux, de bouches libres et proliférants, qui auraient échappées à l'ordre du réalisme et au dictat anthropomorphe. Il est vrai que la maquillage de Candy Darling est impressionnant, mais dans le bonus (une interview de 2008) on sent Schroeter assez gêné par cette interprétation, même s'il reconnaît sa dette envers la lecture de Foucault; il y a peut-être un forçage de la part de Foucault. Le film n'est pas une expérience-limité érotique. Les personnages sont souvent cadrés au niveau du buste; avec une distance incompressible, celle des portraits de la renaissance que l'on trouve chez Giovanni Bellini ou Frans Hals. L'esthétique du film est à la fois camp et humaniste, plutôt que bataillienne ou sadienne. Ce qui prolifère est plutôt du texte, les références littéraires, reliées directement les unes aux autres, enchaînées. Le monologue intérieur d'une femme qui réfléchit sur la mort de son mari, visiblement décédé dans un accident de la route, rejoint l'intensité de celui d'Ophélie: avant d'être consummé par leur désir, ces femmes étaient consciente de la faiblesse de ce désir, c'est cette faiblesse qu'elle essayent en vain d'avouer au monde, qui ne retient que l'image d'un sacrifice terminal .
Cette inertie, cette faiblesse par laquelle l'homme préfère nommer son désir que l'achever, n'arrête pas la mort mais empêche le mépris, elle se comprend comme une pose (dans les bonus du DVD, Shroeter apparaît comme un poseur amusant, théâtral, wilden, mais ce qu'il dit sur son cinéma, sa technique, son rapport au temps, reste objectivement intéressant et précis, sobrement mélancolique), et c'est là qu'est placée la caméra de Shroeter. Le problème de Schroeter paraît plus être celui de l'impuissance de la “grande” culture face à la vérité fulgurante/vulgarité programmée de la culture populaire que la tansgression (ce qui l'intéresse c'est la fragilité des archétypes -Ophélie, la Malibran, Mabuse- qui les dénature et les nomme, l'idée de Walter Benjamin qu'il pourraient être sauvés en étant critiqués après coup est ici annulée: même la critique et l'ironie les use tragiquement et inévitablement). Là où Foucault a raison, c'est qu'il crée un espace dont on ne voudrait pas sortir, imprécis mais juste, un lieu de rencontre apaisé entre des sphères que le monde sépare (deux ans après le film Candy Darling mourrait de leucémie, Christine Kaufman , actrice en plutôt commerciale, lançait une ligne de produit de beauté promouvant des canon de beauté très normatifs). Un espace partiellement concédé à l'imagerie: celui du deuil amoureux dans le grief, de l'ambition raisonnable mais inassouvie, de la reconnaissance pudique du monde par l'outsider ; la seule fiction est de le supposer neutre et transparent, de nier qu'il fût une projection, de supposer qu'on y était rentré par accident.