Zad a écrit:
Je connais mal Herzog, je ne connais quasiment pas la période qui l'a rendu célèbre (et ça m'attire que très moyennement, Aguirre et tout le tintouin), mais je sais que le Herzog récent, celui de Grizzly Man et de Bad Lieutenant, libre, léger, à la confluence casse-gueule de l'ultra-conscience très fabriquée d'une mise en scène composite et ultra-réfléchie, et d'une légèreté invraisemblable, sans aucun complexe, gorgée d'affect et de mélancolie, me fascine au plus haut point.
Alors on trouvera peut-être facile, évidemment, c'est toujours la même chose avec Zad, cliché que je m'enthousiasme à ce point pour un Herzog de 2008 dur à dénicher, vu par quelques happy fews en festival et jamais sorti en salles, mais voilà, c'est bien le cas, c'est un petit miracle qui se produit dans ce film né sous le patronage évident du meilleur David Lynch (qui produit). En bien des endroits, le film est un petit frère incontestable au Bad Lieutenant : même folie douce, chaque plan plus douce et plus folle, même fragmentation de moments, de plaisir hébété à regarder le monde, comme si l'étrangeté même de voir un bipède était hallucination, mêmes ruptures dingues des conventions de mise en scène, même mélange de routine du cinéma US (film de prise d'otage construit en flashes-back) et de contamination réjouissante d'une théâtralité déviante, même fascination pour les animaux bizarres (ici des flamants roses, des autruches, etc.), même décrochage mini-DV pour une séquence documentaire époustouflante...
Ce qui perturbe davantage encore, c'est que Bad Lieutenant pouvait "justifier", "s'expliquer" de sa folie par la prise permanente de drogues de son personnage principal. Ici, pas de substances illicites, bon le "héros" est fou, illuminé, entend des voix... Et c'est p-ê ce qui rend My son... plus beau encore que Bad Lieutenant, en ce qu'il n'y a pas de bad trip, tout semble prêt pour l'assomption générale, tout semble flotter dans un air pâle et incertain, tout est panthéisé au sens magique, au sens inquiétant, au sens incantatoire du terme...
Mais voilà, le film va un peu partout, ne raconte rien de précis, sinon un rapport halluciné et bouleversé au monde, un rapport de fascination pure pour le miracle de la vie, peut-être que c'est un film hippie quelque part, le film le plus hippie qu'on ait pu donner à voir ces dernières années? C'est sans doute cette in-décidabilité du film qui a causé ses malheurs en distribution. Une édition DVD serait la moindre des choses...
Je dirais à peu près la même chose, avec pareil une petite préférence pour
Bad Lieutenant.
My Son, My Son, What Have Ye Done (très beau titre au passage) est tout de même fascinant, très étrange aussi, pas que dans son fait divers ou sa vision du monde : la construction du film dépasse rapidement le côté Citizen Kane à base d'allers-retour pour épouser, par sa fragmentation, le rapport effectivement "bouleversé et halluciné au monde" du personnage. Le traitement de la musique, omniprésente (doit bien y en avoir 1h20 sur les 1h30 du film) va dans ce sens, englobant 3 séquences, a priori séparées, sous une même ambiance, faisant chevaucher l'humeur d'une scène du passé avec une du présent, venant en contrepoint ou en accompagnement. Là-dessus, j'ai pensé au Gus Van Sant de
Paranoid Park, qui lui aussi traite d'un dérèglement face au monde, sa beauté et son absurde, et la difficulté d'y trouver sa place, d'être en symbiose avec lui, de raccorder le son et l'image.
C'est pas étonnant que Brad Dourif soit le lien entre
Bad Lieutenant et celui-ci, lui qui pour moi est intrinsèquement lié au
Malin de John Huston, autre grand film sur une Amérique malade, où la folie couve derrière les façades, où un mec lambda se met à prêcher dans un mélange de mysticisme et de prosaïque.
Ce qui est cool, c'est qu'Herzog évite le film autiste ou l'exercice de style, tout ce qu'on voit est le résultat d'une rencontre avec le monde, et de l'absence d'emprise sur ce monde beau mais impénétrable, incompréhensible. Et Herzog évite toute solennité, toute lourdeur, tout est au contraire assez terrien mais au sens chamanique presque, comme pouvait l'être
Bad Lieutenant, et c'est souvent drôle ("au lieu de méditer, trouve des arguments", moi ça me fait rire).
Après, la construction vient parfois jouer un peu contre le film, le personnage de Dafoe servant un peu de tremplin pour une nouvelle histoire sur Brad. Pareil, Herzog se repose parfois trop sur ses acquis, je pense notamment aux animaux. Je l'imagine au scénario, en train de se dire "mais merde je suis Werner, il me faut des animaux chelous", il consulte son bestiaire, tiens il me reste les flamants et les autruches, allons-y. C'est pas que ce soit particulièrement mauvais dans le film, mais c'est un peu attendu, les autruches qui courent à la fin (plans pas tops en plus). Ce qui était beau jusque là c'était la façon dont ils étaient filmés (la mini DV de Bad Lieutenant ou de Grizzly Man) ou la folie de ces animaux (le poulet qui danse de la
Ballade de Bruno, les porcelets qui têtent la truie morte ou le dromadaire qui semble prier dans
Les nains, le cheval abandonné ou le papillon dans
Aguirre, le pingouin suicidaire d'
Encounters, etc.) qui ajoutaient quelque chose d'en plus, et de pas maîtrisé.
J'aurais du coup, même si on s'en fout, tendance à mettre un 4-4,5, MAIS rien que pour la scène "pourquoi tout le monde me regarde", avec ce regard-caméra-spectateur, dans les montagnes du Pérou, suivie par ces plans sublimes en Chine, je mets un bon 5/6.