Bon, ce post est pour the black addiction. Je ne peux m'empêcher de rebondir sur le prémice de discussion entamé sur un autre topic. Par avance, je m'excuse pour le bordélisme foutraque de ce message, mais (par pure flemme, je l'avoue
) je me suis contenté de reprendre en vrac l'essentiel de ce que j'ai dit sur un autre forum (fréquenté, je crois, par certains d'entre vous ici). C'est trop long, très (vraiment très) redondant (je dois me répéter cinq ou six fois sur certains points), mais j'espère que ça donnera une idée de ce que je pense d'
Inland Empire et des raisons pour lesquelles je le trouve passablement raté.
Stark a écrit:
Le présenter comme un film stérile me fait bien rigoler quand même car c'est à mes yeux une recherche d'intensité à chaque instant. Bref... n'en parlons pas si tel est votre souhait.
Pour répondre à Duck de manière extrêmement rapide: Je suis un peu un vendu à Lynch (un vendu tout court en fait, tu t'en rendras compte) mais je trouve qu'il pousse ses concepts d'écriture au maximum dans ce film. L'oeuvre par excellence où les affects interviennent en premier lieu, ils décident de tout et dirige la narration, le montage ect... Comme toujours chez Lynch mais ici c'est poussé au maximum et très expérimental. C'est toutefois très simple en même temps, une ligne directrice, un trauma mis en scène de l'intérieur...
Après, on peut se pencher sur l'oeuvre de Lynch en sémioticien et apporter du sens à chaque élément du film, moi ça ne m'intéresse guère. La construction affective du film m'intéresse bien plus.
Je préfère Mulholland car il est plus glamour mais les deux films sont sublimes et se complètent parfaitement à mes yeux.
Ce que tu appelles "recherche d'intensité" est pour moi recherche de performance, boursouflure, j'irais même jusqu'à dire (en exagérant un petit peu) "bourrinage". Je trouve IE particulièrement épais dans ses effets. Je vais y revenir un détail, ainsi que sur tout le reste. Je vais notamment essayer d'expliquer pourquoi le film échoue totalement sur le plan affectif, pour moi (et c'est bien là que le bât blesse le plus).
Après une vision en dvd - et deux vision ciné, oui, oui, je m'accroche, on est ici dans le pur masochisme ! - ce film me paraît toujours aussi peu envoûtant, toujours aussi dénué d'émotion, me semble bel et bien marquer la triste dérive d'un cinéaste complètement enferré dans ses tics et ses procédés les plus éculés, incapable de se remettre en question, de mettre son système en crise, de remettre son art en jeu.
Lynch est ici dans l'auto-caricature complète ; autant je pouvais être clément suite à mes visions ciné, autant, désormais, l'impasse dans lequel le cinéaste est ici enfermé me crève les yeux.
Et je trouve que Lynch n'a jamais autant été dans cette position si "dictatoriale", presque "oppressante", de l'Auteur. D'ailleurs - remarque sans valeur mais qu'on peut trouver révélatrice - son film s'appelle
Inland Empire, titre bien plus imposant que
Lost Highway ou
Mulholland Drive, qui exprimaient le voyage, la ligne de crête, le parcours intérieur. Là-dessus Lynch impose à son titre les lettres capitales (caprice ou petite poussée d'ego) : attention, l'EMPEREUR est de retour. Perso, je me refuse à écrire ce titre en majuscules, il ne les mérite pas.
Pour quelques fulgurances de style, combien d'effets boursouflés et amateuristes (ces zooms ralentis sur Hollywood Boulevard, dignes de Peter Jackson, ces passages brutaux en lumière "négative" qui donne l'impression qu'un filmeur du dimanche joue avec son caméscope, ces gros plans hyper exagérés à la Jeunet ?) ?
Une fois qu'on a compris que Lynch donne dans la mise en abyme démultipliée, les miroirs sans tain, les jeux de reflet perpétuels entre réel et fiction, qu'y-t-il de plus à gratter ? J'ai la franche impression qu'un tantinet perdu par l'absence de scénario qu'il s'est imposé, Lynch noie le poisson en pliant, nouant et re-nouant toujours plus les fils de sa fiction, en un jeu de plis et de déplis d'une gratuité totale.
Inland Empire, film-concept, film-objet, film vide.
Et puis, je trouve assez court tout ce discours supra lourd et rebattu sur le rapport film/réalité. Une première heure entière basée sur la confusion d'une actrice entre son rôle et son identité - on a vu plus original. Plus tard, le coup de la caméra qui rentre dans le champ après la mort de l'héroïne est d'une balourdise que j'ai du mal à digérer ; Lynch sait-il que
Blow up a été tourné il y a quarante ans ?
De manière plus générale, le film m'a donné l'impression d'un recyclage éhonté. Recyclage de tous les procédés lynchiens (identités multiples, décrochages spatio-temporels qui tournent à vide, jeu systématique de la permutation...). Recyclage de tous les motifs stylistiques (on en rajoute dans les grondements sonores, les stroboscopes, les lampes rouges, les rideaux, les étoffes...). Recyclage de la scène d'audition et de la voisine extralucide de MD, des mondes parallèles de
Twin Peaks... Recyclage des vieilles ficelles robbe-grilletiennes, de ce que l'on a vu chez Polanski, Bergman, Resnais (le film pille sans vergogne dans
Le locataire,
Persona,
L'année dernière à Marienbad...)
Je serais prêt à passer outre la froideur complète, la sécheresse théorique, l'absence totale d'émotion du film, mon manque d'implication affectif (après tout, c'est un sentiment subjectif), mais voir qu'un cinéaste d'habitude aussi subtil et ambitieux que Lynch s'éloigne à ce point de toute prise de risque pour réutiliser dans l'outrance et la parodie absolument tout ce qu'il a déjà fait, en mille fois mieux, avant, me déçoit au plus au point. C'est un film parfaitement symptomatique de ce qui peut arriver de pire aux grands cinéastes : ce que j'appelerais le syndrome de repli, la fuite de toute ouverture, de toute altérité, de toute respiration (un peu ce que nous offre Burton, par ex, dans son carbonisé
Sweeney Todd). Tout y évolue dans un univers "lynchissime", préfabriqué, étouffant, qui ne communique plus du tout avec le monde extérieur, qui n'entretient de rapport qu'avec lui-même. Et je suis assez stupéfait de lire des commentaires récurrents sur la prétendue "liberté" d'
Inland Empire alors qu'à mes yeux le rapport que Lynch entretient avec son univers est justement aliénant au dernier degré, dans la mesure où il ne fonctionne que dans l'autarcie la plus complète, complètement refermé sur lui-même.
Pour moi, IE demeure une expérience qui demeure obstinément cérébrale lorsqu'elle se voudrait sensorielle. D'une part parce que le réseau narratif tissé par Lynch, qui ne fait que se répéter sans cesse trois heures durant, m'apparaît à la fois beaucoup trop ostensible, trahissant un cheminement d'artiste moins intéressé par
ce qu'il dit que par
comment il le dit. D'autre part parce que le langage cinématographique qui le soutient me semble terriblement lourd et affecté. C'est difficile à dire, mais pour moi Lynch devient ici un cinéaste maniériste (on pourrait dire tape-à-l'oeil), tellement soucieux de produire l'effet (donc l'impact sensoriel) qu'il le tue. A titre d'exemple, l'armada stylistique qu'il déploie pour exprimer le trouble de Sue avant sa virée sur Hollywood Blvd (trente secondes de stroboscopes et de hurlements) traduit un sévère manque d'inspiration et une inclination assez triste à la facilité. Idem lorsque la brune polonaise se fait frapper par le Fantôme : gros plans appuyés, rictus, éclairs, hurlements... Et rebelote lorsque Sue se fait se fait à son tour frapper par son mari : même propension au grand-guignol grotesque. De toute façon, à chaque fois que Lynch veut exprimer la terreur, il se contente systématiquement de charger l'écran de stroboscopes et la bande-son de hurlements. Ce ne sont que quelques exemples...
Et je ne parle pas des quelques séquences d'un grotesque achevé : quand Lynch s'attarde au ralenti sur une tâche de ketchup et la filme comme l'indice de la plus pénétrante étrangeté, le ridicule l'emporte définitiement. Franchement, on voudrait faire une parodie de Lynch, on ne s'y prendrait pas autrement. On peut toujours me répondre que le cinéaste s'adonne ici volontairement à l'auto-dérision, je serais presque prêt à le croire... si seulement le rouge de ketchup n'embrayait pas ensuite sur une scène où l'on voit la brune polonaise, visiblement en proie à un tourment profond, en train de prier dans une scène que l'on devine éminemment sérieuse. La voilà, la logique affective passablement ratée de Lynch : c'est l'exemple typique d'un rapport de causalité foireux qui fout tout par terre, pour moi. Le cinéaste filme cette tache, a priori, comme une blague potache (?), puis en fait le moteur purement esthétique d'une scène que l'on devine très grave. C'est la dissonance entre ces deux impressions qui ne fonctionne pas chez moi. Je me retrouve le cul entre deux chaises, trop perplexe pour ressentir le faux humour de l'une (ah ben c'était pas censé être drôle en fait ?...) et la gravité de l'autre (heu... comment puis-je m'émouvoir pour la Polonaise alors qu'elle introduite par un plan de ketchup vulgaire ?). Tu me diras, c'est un détail, c'est ridicule de m'attarder sur des trucs si anecdotiques : certes, tu as raison, mais c'est, à l'échelle microscopique, parfaitement symptomatique du ratage qu'est le film à mes yeux.
Une fois de plus,
Inland Empire ne me semble apporter strictement rien de nouveau par rapport à ce que Lynch a fait auparavant. Il ne fait que radicaliser et démultiplier les précédents procédés du cinéaste, pour le simple plaisir de l'exploit, du tour de force. Ceci, associé au fait qu'il me semble avoir abandonné jusqu'à l'idée de chercher de nouvelles formes d'expression pour lui, me semble très dommage.
Ce souci de remise en question, Lynch l'avait auparavant mis sur la table à chaque film, de
Blue velvet à
Mulholland Drive - et jusque dans les plages contemplatives d'
Une histoire vraie (film au passage bien plus audacieux et courageux pour lui). C'est totalement subjectif évidemment, mais l'émotion induite par la mise en scène - celle des images et des sons - me semble plus présente dans les textures duvetées, les travellings soyeux et les jeux de forme et de lumière aussi admirables (et à mes yeux bien plus prégnants car bien moins affichés) des précédents films.
Je crois qu'il y a un malentendu vis-à-vis de IE : on confond la subordination de Lynch à une imagerie plus ostentatoire, plus agressive, avec ce qui serait une forme d'expression nouvelle pour lui. C'est faux, selon moi. C'est surtout un exemple parfait de ce que le "
style" (qui n'est ici que caricature et grand-guignol) produit de plus fâcheux lorsqu'il écrase tout le reste. Tout, ici (personnages, atmosphère, intrigue...) est complètement phagocyté et étouffé par la lourdeur de la forme : pas un plan sans un acteur grimaçant, une contre-plongée appuyée, un effet de lumière agressif, une afféterie sonore surlignée. C'est l'un des pires problèmes du film, pour moi : tout se fait bouffer par ce style hyper
hyper appuyé qui ne laisse rien respirer, c'est usant. Certains appellent ça de l'expressionnisme, j'appelle ça une charge de la boursouflure, sans la moindre subtilité. D'un bout à l'autre, tout n'est que manifestation d'une propension au tape-à-l'oeil enflé, que je n'aurais jamais imaginé chez le grand formaliste qu'est (était) Lynch. Le film aligne les effets les plus faciles pour faire naître tension, malaise ou terreur, et - à quelques exceptions près - je trouve qu'il se rétame sur toute la ligne. D'innombrables afféteries formelles m'ont paru totalement gratuites et à côté de la plaque : je me demande bien la raison du ralenti sur Dern qui entre chez elle vers le début du film, ou encore cet autre ralenti assez minable sur le visage du Fantôme à la fin de sa première apparition (au passage, le "méchant" le plus grotesque et le moins effrayant de toute la filmo lynchienne). Le manque d'inventivité de Lynch pourrait être illustrée par cette scène (une parmi d'autres) où, en guise de dispositif visuel, il invente un ballet très artificiel de faisceaux lumineux sur les visages des putes apparaissant pour la première fois, agitant comme il peut une demi-douzaine de torches électriques dans la pénombre pour essayer de créer un semblant d'envoûtement et de décalage. Tout IE est là, pour moi : une batterie d'effets sur-appuyés censés masquer une terrible pauvreté esthétique. Percussions associées aux battements de coeur, stridences lumineuses pour forcer le ressenti du spectateur, flashs revenant de façon mécanique : tout cela est vu et revu, et témoigne d'un flagrant épuisement d'inspiration plastique.
Le film me paraît aussi être le plus gratuit et tâtonnant de Lynch. Il gribouille, essaie d'expérimenter sans se rendre compte qu'il redessine grossièrement ses motifs précédemment portés à un niveau d'accomplissement sans égal. Mais je ne suis pas surpris quand je mets le film en rapport avec sa genèse : celle d'un
work in progress élaboré au jour le jour, le réalisateur avançant au hasard, cherchant une virginité nouvelle sans se sourcier d'un quelconque projet réfléchi, mais retombant finalement, et le plus inconsciemment du monde (pour cause !) dans tous ses travers. L'expérience ne me semble pas concluante : elle me fait l'effet d'un chantier inachevé et régressif (artistiquement parlant). ll serait temps pour lui de s'imposer de nouveaux défis, de repenser en profondeur son langage et ses moyens (quand je repense au sublimissime
Une histoire vraie ! - désolé d'y revenir... ).
J'en reviens à l'une des choses les plus tristes du film : la réutilisation des procédés aux dépends du renouvellement. Le principe est ici le même que pour son précédent film : une femme (la brune polonaise) projette ses angoisses et ses tourments à travers un prisme "psychique", fonctionnant sur le mode de la pulsion, qui révèle son "monde intérieur" (le rêve précédemment, la fiction - cinéma, télévision - ici). Elle s'invente un double (le personnage démultiplié de Laura Dern ici, sa propre image idéalisée dans MD) pour prendre en charge et transcender, sous forme cathartique, son cauchemar.
Lynch se contente juste de multiplier le réseau de mises en abyme (le procédé le plus éculé qui soit : film dans le film, actrice qui confond vie et rôle, etc...), ce qui peut rendre le film a priori plus complexe. Mais il me semble pourtant plus limpide que les autres films du réal', sans doute parce que les procédés qu'il utilise, on commence à les connaître par coeur.
Le film m'apparaît également plus "prévisible" dans sa facture à cause de sa démarche pirandellienne, s'ouvrant à un réseau des hypothèses où tout est possible, détaché de tout enjeu narratif - donc émotionnel - et d'une gratuité complète : ainsi, chaque permutation, chaque "changement de possible" ne trouve aucune tangibilité par rapport à ce que l'on a vu avant, et ne fait que disperser un peu plus le fil d'un récit qui n'a plus de "centre" émotionnel. Plus simplement : Lynch déshumanise ses personnages à un tel point qu’ils peuvent ensuite, dans la deuxième partie du film, changer perpétuellement d’identité et de cadre de vie sans rien modifier profondément ni au film ni au souvenir que nous avons de l’histoire qu’ils avaient commencé à vivre ensemble.
Le programme (devenu systématique) est connu dès le début, le cinéaste se contente cloner un à un, sur le mode de la caricature vaine, tous les motifs qui font son cinéma. De là, un sentiment terrible de surplace, pour ma part, et rigoureusement aucune surprise (encore moins d'émotion), Lynch semblant se contenter de faire EXACTEMENT ce que tout le monde attend de lui (ses fans comme ses détracteurs, d'ailleurs) : toujours plus de failles spatio-temporelles, de dialogues abscons, de climats mystérieux, de personnages bizarroïdes, de rideaux rouges, de bourdonnements sonores... Mêmes principes de déconstruction désormais érigés en procédés normatifs : cette affaire du serpent qui se mord la queue, fait croire à un grand bouleversement, provoque l'attente, et retombe finalement sur ses pattes bien entretenues et rabattues depuis plusieurs films maintenant. Bref, l'impasse totale d'un artiste incapable de se renouveler, tâchant de surpasser ses précédents films en accentuant ses effets et surlignant ses tics. Il se prend le mur en pleine poire, à mes yeux. Une dernière fois (j'espère), je précise que je suis totalement fan d'
Une histoire vraie (souvent gentiment snobé par les thuriféraires du cinéaste, tiens donc...), magnifique illustration de ce qu'un artiste arrivé au faîte de son talent peut faire de plus admirable : la recherche de nouvelles formes de fiction et d'expression, sans rien renier de sa sensibilité (parce qu'il y a dans ce film tout ce que j'aime chez Lynch : le lyrisme, le romantisme, l'humanité, une certaine forme de naïveté aussi..., autant de choses désespérément absentes d'
Inland Empire).
En forçant un petit peu le trait, j'aurais envie de dire qu'il n'y a pas une scène, un procédé, d'IE qui n'existe pas, sous une forme ou autre, dans ses autres films. Dès la scène avec Grace Zabriskie qui nous refait le coup de la voisine-Cassandre allumée, tout vire à la litanie désincarnée, au musée auteurisant.
On pourrait s'amuser à comter le nombre assez ahurissant de séquences reprises de son précédent
Mulholland Drive, par exemple. Déjà citée, la scène inquiétante et torve où Louise Bonner rend visite à Betty est ici celle où Zabriskie avertit Nikki Grace du danger qui la guette (sauf qu'elle est filmée à coup de gros plans hideux, avec l'impression que Lynch se fout de sa propre gueule en lui octroyant un nombre record de répliques absconses sous LSD - quand je parle d'autocaricature...) : bref aucun mystère, aucun trouble, aucun suspense. L'anthologique séquence de l'expresso avec les producteurs mafieux se rejoue ici dans le plans atroces et tremboltants de cette même scène avec Zabriskie. Sommet de trouble, d'ambigüité, d'érotisme, la séquence d'audition de MD est remakée dans le hangar de IE : sauf qu'ici elle ne dégage strictement aucune émotion. La sublime séquence du Silencio de MD, avec ses enjeux métaphoriques sur le réel et l'ilusion et son dévoilement soudain de l'envers du décor (entres autres innombrables niveaux de lecture) est refaite à travers la "fausse mort" de Sue sur Sunset Blvd, la caméra entrant dans le champ tenant le même rôle que le play-back révélé. Et il y a des tas d'autres exemples...
De plus, la narration vire ici au procédé mécanique. Mise en place d'une situation de base avec tout son environnement crypté qui sera décliné par la suite (phrases-codes, indices, symboles à n'en plus finir... attention l'overdose !) : ici, la partie "tournage à Hollywood". Puis traversée du miroir qui remet en question la réalité de ce que l'on vient de voir : ici, les épisodes Sue. Enfin, fusion entre les deux segments : ici, toute la dernière partie, entamée avec le coup à mes yeux assez "téléphoné" de la "fausse mort" de Sue (cette mise en abyme de la fiction qui n'en finit pas d'épuiser toutes les préoccupations post-modernes depuis un quart de siècle au moins) et bouclée avec la révélation finale (Nikki n'est qu'une projection de la téléspectatrice, cinéma=rêve, etc). Je ne nie pas du tout que la façon dont Lynch raconte ses histoires est inhabituelle par rapport à ce qui se fait ailleurs, seulement voilà : elle est devenue totalement normative et programmatique chez lui, et personnellement elle ne me surprend plus le moins du monde. Et il a beau essayer de noyer le poisson en multipliant les niveaux de fiction, les séquences télescopées, et en inventant toute un réseau stérile de mises en abyme, il me semble que ses procédés trahissent désormais une grosse impasse. D'autant plus que Lynch lâche la bride, plus que jamais, à toute une batterie d'indices, de clés, de motifs récurrents qui ne m'ont jamais paru aussi artificiels, comme si, conscient d'être le cinéaste du "jeu de pistes", il fallait qu'il batte tous les records d'os à ronger pour le spectateur. Alors il se lâche dans les phrases-leitmotiv (le "
Do you want to see ?", le "
Il est 9h45" que répond l'un des persos à quelqu'un qui le lui demande dans la rue - spectateur, te souviens-tu que c'est l'heure dont parlait Grace Zabriskie au début ? *clin d'oeil*), les mots-codes ("Axxon", "47"..), les symboles grossiers (lampe rouge=adultère=meurtre...), ou les effets de montage ultra-signifiants : ainsi, lorsqu'il insère une scène de racolage actif polonais début de siècle en plein milieu de la séquence "Sue en pute sur Hollywood Blvd", afin qu'on comprenne bien que l'histoire de l'une dédouble et répète celle de l'autre... C'est ce genre de gimmick facile qui me saute aux yeux et me navre, ce que je n'avais jamais expérimenté dans ses précédents films.
En terme de ressenti, je n'ai pas éprouvé de trouble, de peur, d'angoisse ou d'inquiétude (bref, d'émotion) face aux procédés grossiers que Lynch utilise ici. Je pourrais simplement dire que je l'ai trouvé assez éprouvant dans son filmage parfois franchement pénible - cette façon atroce, par exemple, de faire quasiment bouffer la caméra à ses acteurs, un peu comme Poiré filmant les dents jaunies de Jacquouille s'esclaffant dans une scène de repas disgracieuse des
Visiteurs. Ici, c'est érigé en style : overdoses de gros plans tremblotants sur des visages hystériques, suants, cadrés selon des perspectives plus ou moins nauséeuses. C'est bien simple, le film qui me vient le plus immédiatement pour évoquer la lourdeur stylistique d'IE est l'un des plus laids que je connaisse : le hideux
Vidocq. Qu'un immense formaliste comme Lynch tombe au niveau du Pitof, ça me scie. Quand je pense à la façon sublime dont le cinéaste insufflait chair, trouble et sensualité dans les splendides gros plans de
Blue Velvet ou
Mulholland Drive, la nostalgie me prend...
Mais tout cela ne serait au fond pas si grave si ces motifs éculés (et toute cette esthétique de la laideur) parvenaient à traduire et à se subordonner à la nature de ses personnages, à quelque chose de substantiel : en bref, s'ils n'étaient pas une fin mais un moyen. J'en reviens à ce que je regrettais plus haut : pour moi, IE n'est qu'une petite expérience de laboratoire, un film-concept désseché de tout enjeu humain, où rien d'autre ne compte que la théorie, la forme, la complexité de la construction. Les personnages-pantins n'y sont que les cobayes de Lynch, ils n'existent pas, noyés dans un histrionisme caricatural et vibrionnant. Et personnellement, ces gros plans récurrents ne me font pas davantage ressentir ce qui se passe au plus profond d'eux-mêmes, tant rien ne m'a semblé les caractériser d'autre qu'une hystérie, un grotesque permanents. Quand on a connu ces fabuleux et bouleversants personnages qu'étaient John Merrick ou Laura Palmer (entre autres) pour lesquels on sentait, de la part du cinéaste, un attachement, une compassion infinies, la vision de IE a de quoi laisser amer. Ces films (
Elephant man,
Twin Peaks...) n'existaient que pour leurs personnages, ils leur étaient entièrement dévoués. Ici, les personnages sont sacrifiés sur l'autel d'une démarche auteurisante et aliénante qui phagocyte la sensibilité affective. Il est d'ailleurs tout à fait symptomatique qu'apparaissent de façon récurrente ces séquences mettant en scène des lapins déshumanisés, voix atone et expressions figées, observés tels des poissons dans un bocal.
Lynch se subordonne exclusivement à sa démarche ultra-conceptuelle au point d'en oublier tout le reste, tout ce qui fait à mes yeux la valeur d'une oeuvre réussie, incarnée, palpitante : la chair, la grâce, l'inspiration, la magie, la poésie... J'ai lu plusieurs critiques qui comparaient la structure du film à une équation. Ben voilà, c'est tout à fait ça :
Inland Empire tient plus du théorème mathématique complètement verrouillé sur lui-même, extrêmement théorisé, calculé, intellectualisé, et donc totalement froid, que de l'idée que je me fais d'une oeuvre vivante, avec sa part capitale d'intuitions, d'instincts, ses fragilités et ses "imperfections". Une autre (brève) discussion avec un grand défenseur du film m'a fait comprendre qu'il adorait IE parce qu'il "ressemblait à un disque", et que "l'histoire, on s'en fichait, tout était dans les variations que le réalisateur lui imprimait". Ben voilà, je suis d'accord avec lui en fait : avec ce film, Lynch se fiche de son histoire, de ses persos, de ce qu'il raconte. Ce qui compte pour lui, c'est le procédé, la démarche et l'idée en eux-mêmes. Du coup, je peux comprendre ceux qui concoivent le cinéma comme un art du "geste", de la forme pure, où l'affectif et l'humain n'entrent pas en ligne de compte. Ce n'est définitivement pas mon cas, je suis même dans une réception de spectateur diamétralement opposée. Le plaisir que l'on peut tirer face à une proposition théorique, une "installation", c'est bien (parfois grand), mais ce n'est rien par rapport à l'émotion provoquée par une oeuvre qui va bien de ça au-delà pour toucher à des choses plus cruciales.
Deux semaines avant la sortie de IE, j'avais assisté à une projection de
Twin Peaks Fire walk with me et
Mulholland Drive au terme de laquelle est intervenu le critique Hervé Aubron, des Cahiers du Cinéma. On l'a interrogé sur IE, qu'il avait vu en projection de presse, bien sûr, et il a fait part d'une certaine forme d'inquiétude qu'il ressentait sur la tournure que lui semblait prendre Lynch avec son dernier film. En gros, il disait que le "style", ce qu'il appelait le "culte" (ceux qui ont lu son livre-essai sur MD comprendront) y prend le pas sur la profondeur et l'écho des personnages, sur leur substance et leur densité. Le procédé y importe plus que la finalité. Pour reprendre ce que je disais plus tôt, Lynch y semble moins intéressé par
ce qu'il dit que par
comment il le dit. C'est un point de vue que je partage complètement.
Avec IE, Lynch ne s'intéresse qu'au procédé, à la théorie, à l'expérimental. Les personnages, ce qui les meut, le rapport entre eux et le rapport au monde dans lequel ils évoluent (et dans lequel nous évoluons aussi) ne l'intéressent plus. Ce n'est plus l'histoire qui est au centre de son projet, mais la façon dont il va la raconter, dont il tente d'en décliner les multiples variations, les multiples vitualités, à la seule fin d'en tester l'intérêt conceptuel. Cette prééminence de l'expérimentation pure, stérile, sur le contenu et la substance est, à mes yeux, un symptôme d'échec terrible. C'est un cinéma d'alchimiste, de pure forme, un cinéma cérébralisé (oserais-je dire autiste ?), qui ne vaut que pour lui-même, une petite machinerie déssechée de tout enjeu et de toute sensibilité humaine. C'est exactement le contraire de ce qui fait que les films de Lynch, habituellement, me bouleversent. Notamment, donc,
Mulholland Drive, dont les sublimes et si émouvants personnages féminins (Betty/Diane et Rita/Camilla) m'accompagnent tous les jours.
VOILA, C'EST LA FIN.
EDIT :
J'ai une petite question. Tu semblais sous-entendre dans ton petit commentaire qu'
Inland Empire est le plus abouti de films de Lynch (celui où il"
pousse ses concepts d'écriture au maximum") mais après vérification je me rends compte que tu ne le mets que quatrième de ton top. Pourquoi ?