Quel film courageux.
Courageux d’une part quant à ce qu’il a fait des deux premières saisons de
Twin Peaks en tant que forme, en tant que monde parmi les plus reconnaissables et aimés — et à juste titre — de l’histoire de la télévision. Tout a été dit dessus, impossible de ne pas faire dans la redite : une série à la fois drôle, loufoque, excitante, inquiétante et tragique, aussi réussie que ratée (une bonne moitié de la saison 2 est à la lisière de l’irregardable), dont les thèmes musicaux ont autant de texture que les personnages et leurs dialogues (ce qu’on ne retrouve à peu près que dans
Lost (et dire que Badalamenti a été sorti de la CDM avec 0 voix, bande de rustres)), avec sa propre mythologie remplie de symboles bouleversants, portée par cette acuité unique qu’a Lynch pour les mécanismes du rêve, universels et intemporels.
Twin Peaks: Fire Walk With Me est connu pour sa subversion brutale de l’identité formelle de la série qu’on ne retrouve que par touches, rares poches d’oxygène dans un marasme d’horreur continue (la scène dans laquelle Laura et Donna sont allongées dans le salon et discutent, par exemple). L’écrasante majorité des personnages phares ont disparus. Pire encore, ils étaient là mais ont sauté au montage. L’une d’entre eux est même incarnée par une autre actrice. Non seulement ça, mais en plus aucune résolution n’est apportée à l’insoutenable cliffhanger qui clôturait la saison 2 — tout au plus dispose-t-on de quelques indices restés obscurs pendant près de 25 ans, jusqu’à la diffusion de la saison 3, miraculeuse.
Le film porte donc sur les derniers jours de Laura Palmer en reconstituant des éléments qui n’étaient évoqués dans la série qu’à travers dialogues et répliques, souvent lors d’interrogatoires de suspects. Cette redondance qui consiste à filmer ce qui avait déjà été raconté par d’autres dans les grandes lignes permet à Lynch d’opérer le virage partant de l’univers chaleureux et addictif du feuilleton, déjà basé, comme
Blue Velvet, sur l’horreur infiltrée au cœur de l’image d’Epinal de la petite Amérique, vers une exploration sans fard de cette horreur — celle de l’inceste, bien sûr, mais aussi et surtout de la manière dont le traumatisme sexuel ouvre les portes de l’enfer sur terre : drogue, prostitution, effondrement psychique, réseaux criminels et toute la cruauté qui sous-tend ces milieux.
Et Lynch de poser, avec une luminosité étincelante, la seule question qui compte face à ce débordement de corruption — celle de la possibilité du Bien. Non seulement il la pose, ce qui est déjà immense, mais il y répond : oui, le Bien est possible malgré tout ça. Et pas seulement chez Cooper. Regardez Laura, regardez la manière dont elle épargne Harold et James en sacrifiant leurs liens ; regardez la manière dont elle sort son amie Donna de la soirée de débauche dangereuse dans laquelle elle l’a suivie bêtement, par empathie mal placée mâtinée d’envie ; regardez la manière dont son ange parvient à sauver Ronette Pulaski à la fin, dans le wagon abandonné…
Personnage magnifique et précieux, incarné par Sheryl Lee bouleversante de bout en bout, passant d’un extrême à l’autre parfois au sein d’une seule scène sans coupe : terreur absolue, tristesse, cruauté, détermination, jubilation, résignation, assertivité, joie sans limite... C’est une prestation d’actrice parmi les plus impressionnantes de l’histoire du cinéma, chez un cinéaste dont c’est déjà un des points forts que de filmer des femmes extraordinairement expressives (Laura Dern, forcément), qui plus est au service de l’incarnation d’un personnage dont l’effondrement, malgré le contexte fantastique et horrifique, demeure vraisemblable — effondrement qui a pour effet principal de couper Laura du monde qui l’entoure (cf. la scène incroyable de son fou-rire lors de l’achat de drogue, qui continue alors que Bobby, aussi immature et débile que dans la série, « enterre » le cadavre du dealer) jusqu’à ces moments de bonté absolue et de courage radical mentionnés plus haut.
Film courageux d’autre part parce que Lynch s’y déchaîne : tout ce début grotesque ouvertement meta qui rejoue le pitch de la série avec Chris Isaak à la place de Kyle MacLachlan qui ne voulait plus trop se mouiller dans cet univers (mais dont le personnage est utilisé avec toujours une immense humanité, surtout à la toute fin) ; la scène de l’aérodrome dans laquelle Gordon Cole, joué par Lynch, invite ses agents à déchiffrer les gesticulations de Lil pour comprendre leur mission, sketch que Pacôme Thiellement (on en pense ce qu’on veut, mais il est très, très fort sur tout ce qui a attrait à Twin Peaks) identifie avec beaucoup de justesse comme une mise en abyme des méthodes du réalisateur dans ce qu’il donne à déchiffrer aux spectateurs ; ces plans qui durent toujours au-delà du raisonnable sur un personnage dont l’humeur se décompose (Harry Dean Stanton, pris jusqu’aux larmes d’une terreur silencieuse dans une caravane) ou sur un objet — ici, un poteau téléphonique qui devient aussitôt plus menaçant que n’importe quel monstre de cinéma ; David Bowie qui sort littéralement de nulle part et dont plus de la moitié de l’intervention est noyée par une séquence d’angoisse pure dans un des lieux de villégiature pour les entités de la
black lodge (les couilles qu’il faut pour « sous exploiter » une telle star de cette manière…) ; cet érotisme triste, sans joie, nourri par les pulsions de mort de Laura (ce travelling magnifique, un des plus beaux de la filmo de Lynch, sur le sol de la boîte jonché de mégots et de bouteilles… ça pourrait être du Tarkovski) ; toute la séquence en bagnole, entre le gag de l’éclopé qui met trois plombes à traverser et l’oppression des bruits de moteur, des hurlements, des confrontations, cette apocalypse au sein du quotidien, ce dégorgement infernal à un feu rouge ; le
paradigm shift dans la cellule familiale des Palmer, lorsqu’il apparaît que la mère sait, ou en tout cas se doute de ce qui se passe, mais ne dit rien, et n’a rien dit par la suite ; le burlesque estomaquant du passage à l’acte final ; la beauté inouïe de cette paix enfin trouvée.
Film courageux enfin parce qu’il traite des violences sexuelles comme de la menace d’un anéantissement mutuel. Leland est possédé par un incube, ce qui pourrait être interprété comme une simple allégorie qui serait alors particulièrement maladroite, puisqu’elle le disculperait au nom d’une pirouette poético-freudienne. Mais l’incube en question (le fameux Bob) souhaite aussi posséder Laura. Il s’agit par conséquent d’un personnage à part entière, avec ses propres motivations, pas seulement d’une métaphore : Laura est la victime de Leland qui est la victime de Bob. Anéantissement mutuel donc, mais aussi global, bien au-delà des limites du foyer, de la ville de Twin Peaks et du monde sensible — thème qui sera plus amplement exploré dans la saison 3 dont le film donne bien plus le ton que les deux saisons initiales : la destruction d’une personne y équivaut au risque de celle de l’univers.
Il n’est pas question de politisation des violences sexuelles ici, de la même manière que Lynch ne politise pas le crime organisé dans
Blue Velvet ou
Lost Highway : son approche de la criminalité et de la déviance reste profondément attachée à l’idée de corruption, de corrosivité, quelque chose d’à la fois destructeur et contagieux, comme une maladie ou des radiations (cf. l’épisode 8 de la saison 3). Il y a matière à en discuter, mais dans tout les cas cette vision des choses n’est pas compatible avec notre
zeitgeist qui mise tout sur les systèmes et le politique, au détriment de vérités aussi psychologiques, pathologiques et bien sûr morales, que Lynch perçoit et restitue avec aplomb. Quand je pense à tous ces films sur « le trauma », veau d’or d’un cinéma qui se veut conscient et empathique mais qui est en réalité d’une parfaite idiotie et d’un opportunisme achevé, méprisable au possible (
The Whale, pinnacle de cette mouvance qui n’a désormais plus honte de rien), je ne m’inquiète pas quant à la pérennité de
Twin Peaks: Fire Walk With Me.
Très beau film, noir et terrassant.