Le plus beau film du monde pour moi, le seul dont je pourrais dire, sept ans après sa sortie, qu'il a changé ma vie. Impossible de résumer en quelques lignes tout ce que ce qu'il représente à mes yeux, d'honorer la richesse vertigineuse de ses niveaux de lecture, ou de rendre justice à la beauté absolue qui s'en dégage : ce mélange de fascination, d'émerveillement et de tristesse mélancolique. Démontage "en abyme" du cinéma et de sa relation à l'inconscient collectif, chapitre définitif sur Hollywood, cité dévoreuse des songes et des aspirations, tragédie de l'échec et de la désillusion, conte de fées moderne, élégie aux rêves et aux désirs des jeunes filles d‘Amérique, film-somme en même temps que prototype,
Mulholland Drive touche la nature profonde de l'âme humaine, dans sa grandeur comme dans ses écorchures : c'est un cinéma d'affect pur, qui suscite une émotion dévastatrice. Plus que cela, c'est une magnifique histoire d'amour, le film le plus sentimental de Lynch, scintillant d’un lyrisme infiniment romanesque, et la révélation de deux actrices sublimes, délicates, bouleversantes de sensibilité et irradiantes de sensualité, parangons de beauté que l’auteur, immense cinéaste de la figure féminine, filme avec grâce et affection. Couleurs satinées découpées dans la soie, nuits de lumières et soleils californiens, étreintes brûlantes, visages caressés, bande-son ensorcelante, blonde et brune capiteuses, caméra féline : le film délivre une séduction glamour d'une extraordinaire puissance évocatrice, génère une ivresse sensorielle semblant émaner du cœur brisé d’un personnage profondément romantique, l'un des plus fabuleux que le cinéma ait offert. Celui de Diane, l’amante abandonnée, la victime anéantie du miroir aux alouettes, dont la détresse et le chagrin, libérés dès les larmes au Silencio, fendent le cœur. Celui de la rieuse Betty, la douce ingénue qui découvre l’amour et la réussite, celle qui sauve, protège et aime sa belle, celle dont le sourire lumineux flotte à jamais dans les cieux nocturnes de L.A.
Quelques mots sur les multiples nivaux de lecture de cette seule séquence du Silencio, peut-être la plus belle et émouvante que je connaisse, qui me flingue plusieurs mouchoirs à chaque vision :
En fait, Lynch fait ici profession de foi. Il démontre que la magie de cinéma tient de l’illusion. La puissance du faux permet de créer la plus authentique des émotions. Le film lui-même est basé sur des artifices assumés et revendiqués (les genres hollywoodiens, les effets de style visuels et sonores, la photo chiadée...). On a beau le savoir, on est emporté. Le réalisateur nous rappelle à ce moment là que tout ce que nous avons vu, et auquel nous avons vibré, n’est peut-être pas ce que nous croyions être la réalité : et dès la séquence suivante, tout bascule, en effet. Les personnages ont disparu, le rythme n’est plus le même, l’ambiance euphorique se transforme en cauchemar. Un autre film commence.
A un autre niveau, la séquence s’adresse, non seulement au spectateur, mais au personnage de Betty. Si l’on admet que la première partie est un rêve (ou encore que la seconde est un cauchemar), le magicien s’adresse à elle en lui disant que ce toutes les émotions qu’elles a vécu (ou qu’elle vivra) ont beau être vraies et puissantes, la réalité sur laquelle elles se basent est mouvante.
Après l’explication, la démonstration. La leçon du magicien a été entendue. La chanteuse entre sur scène. Elle chante, bouleverse héroïnes (qui s’effondrent en larmes) et spectateurs (moi en tout cas, snif). Pourtant, la chanson n’était qu’un vulgaire play-back, la voix sublime était fausse : la chanteuse tombe par terre, mais la complainte continue. On est face à une illusion, mais l’émotion procurée est puissante. De là, l’une des problématiques essentielles du film : où est le vrai et ou est le faux lorsque le seul compte la puissance du ressenti ?
Ici, les deux filles pleurent parce que, en même temps qu'elles prennent conscience que le spectacle qui les bouleversent n'est qu'un enregistrement, que leur idylle touche à sa fin, que la "réalité" va reprendre ses droits. C'est le fondement de la séquence, et l'un des fondements du film : la perte des illusions, et le chagrin qu'elle suscite.
Mais le bonheur a beau être "illusoire", il a exprimé un ressenti profond, vrai, incarné, quelque chose qui existe vraiment au plus profond de l'âme de la rêveuse (mais là on commence à "interprétéer" le film). C'est cela qui est magnifique et déchirant, si beau et si triste : dans une dernière étreinte, les deux filles sanglotent l'une contre l'autre dans cet ultime instant où elles sont réunies, elles savent (mais elles n'en ont pas encore conscience) qu'elles viennent de vivre le paradis et que l'abyme va bientôt s'ouvrir sous leurs pieds.
Et je ne suis pas vraiment d'accord avec the black addiction lorsqu'il dit que les paroles de la chanson n'ont pas d'importance.
C'est la version espagnole d'une chanson de Roy Orbison intitulée
Crying.
Pour mieux comprendre à quel point cette scène exprime tout le chagrin amoureux, toute la détresse désespérée que Diane imprime à son rêve, voici la traduction des paroles en français :
J'étais bien pendant un temps
réapprenant à sourire
puis une nuit je te vis
tes mains me touchèrent
et ta voix me salua
tu me parles très bien sans savoir
que je suis en larmes pour ton amour, pleurant, pour ton amour
Après tes adieux la douleur m'a envahi
je suis là en larmes pleurant, pleurant, pleurant
ce n'est pas facile de comprendre
qu'encore une autre fois
je serai toujours en larmes
Moi qui pensais
que je t'oublierai
mais c'est vrai, c'est la vérité
je t'aime encore plus, encore plus qu'hier
Dis moi toi ce que je peux faire
ne m'aimes pas maintenant
et je serai encore en train de pleurer pour ton amour
en train de pleurer pour ton amour
ton amour remplit tout mon coeur
et je reste en train de pleurer
pleurant, pleurant, pleurant pour ton amour
Je précise que
Mulholland Drive, c'est ça pour moi : le plus bouleversant des mélodrames romantiques, et une sublimissime histoire d'amour déçue racontée par inversion, l'amante désespérée sublimant et exaltant la liaison épanouie et euphorique qu'elle aurait aimé vivre.
Le film est avant tout l'immense cri de détresse d'une jeune femme détruite par les chimères d'un univers dans lequel elle avait mis tous ses espoirs, et anéantie par une aventure amoureuse qui s'est très mal terminée. Sur cette trame de base, Lynch a réussi, je pense, à orchestrer visuellement le dédale intérieur de son esprit traumatisé, en des termes lyriques et poétiques immédiatement accessibles.
On en fera jamais de trop pour cette scène de pure grâce cinématographique, alors quelques photos ne feront pas de mal.
Rideau rouge, éclairs bleus stroboscopiques, femme impassible au balcon : Lynch déploie les images-icônes de son univers (tout droit sorties de
Twin Peaks ou
Lost Highway) pour jouer cartes sur table. Il démonte les artifices de son propre cinéma. Le magicien, quant à lui, martèle sa mise en garde : "ceci n'est qu'une illusion". Betty, Rita et le spectateur l'assimilent - mais rien ne pourra résister à la puissance de la prestation qui va suivre. De l'humilité suprême avec laquelle il met son art à nu ou de l'audace presque mégalo avec laquelle il impose la toute-puissance de son dispositif, je ne sais pas duquel de ces comportements relève Lynch lorsqu'il orchestre cette séquence métaphorique.
Rebekah Del Rio entre en scène. Visage exprimant une douleur immense, voix déchirante, la diva se lance dans une bouleversante version a cappela de
Llorando. Pris à la gorge, le spectateur est emporté par la puissance de son interprétation habitée.
Alternant avec les gros plans sur la chanteuse, la caméra caresse les si beaux visages en pleurs de Betty et Rita. Cadrage miraculeux, velours de la photographie : jusqu'à la barette sertissant les cheveux de l'une et la perruque couvrant les cheveux de l'autre, ces plans sur les deux héroïnes qui fusionnent dans une émotion commune sont des tableaux de maître, fulgurants de beauté. L'émotion de Rebekah est celle des héroïnes, qui est elle-même celle du spectateur.
Pour finir, un petit extrait d'un texte de Stéphane Delorme paru dans les Cahiers du Cinéma setembre 2002, qui saisit bien la beauté de cette séquence :
"Qu’apprennent les deux femmes dans ce spectacle grotesque donné en l’honneur de quelques spectateurs égarés ? Elles apprennent à pleurer. On savait que Betty pouvait pleurer sur commande (la répétition) ; cette fois elle est prise de soubresauts, vibrant sur place comme possédée. La voix déchirante de Rebecca Del Rio résonnent dans un silence de plomb. Un sinistre gus pourra bien délivrer une parabole fumante et fumeuse sur le simulacre »
No hay banda»). La découverte de l’illusion ne fera jamais disparaître l’intensité de l’affect. Est-ce la terreur qui les fait pleurer ? Est-ce la beauté ? Est-ce la certitude soudaine de l’éphémère ? Est-ce la faiblesse, la fragilité, qui s’empare de ces deux corps amoureux après leur première nuit d’amour ? Est-ce la reconnaissance de leur destin : «
Llorando por tu amor » ?
Tout cela à la fois. Voilà ce qu’elles ont appris, voilà pourquoi la boîte bleue leur est donnée. La boîte entre les mains, elles rentrent à la maison en silence « où est passée le bavardage ininterrompu de Betty ?). Rita prend la clé sur l’étagère, elle se retourne, Betty a disparu. Contaminée par le théâtre espagnol, Rita/Gilda/Camilla implore : «
Donde esta ? » Betty est allée prendre sa position de cadavre, dans la pièce d’à côté, celle de Diane couchée sur son lit de mort. Rita ouvre seule la boite de Pandore, la boîte de tous les maux, celle qui dans le mythe verse les larmes de la Terre."