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Beaucoup de personnes parlent d'un rapport avec Renoir... Je trouve que ça mérite réflexion.
Je le trouve très intéressant ce rapprochement avec Renoir. Il est faible mais permet justement de replacer le travail de Kechiche dans son actualité. Ouvrir sur l’aspect "post moderne" de son cinéma.
Chez Renoir nous sommes face à une image signifiante, voir sursignifiante, le cadre et sa composition incarne irrémédiablement une idée. Souvenons nous du fameux texte de Bazin sur le panoramique à 360 degré du Crime de Monsieur Lange. Ce plan ne suivait pas l’acte mais incarnait l’ampleur métonymique de l’acte. Renoir ne peut se réduire à un seul corps, et le récit qui s’installe ne peut s’éloigner de la notion de groupe.
L’image de Renoir est à déchiffrer, à fouiller, à comprendre sous peine d’exclusion de l’œuvre. Ce symptôme existe-t-il pour le film de Kechiche ? Etant donné les nombreux commentaires accusant le film de s’arrêter à son simple naturalisme, je me dis que oui. Pourtant non.
(Les dialogues de ces deux cinéastes irritent beaucoup de monde, malgré le fait que Kechiche n’utilise pas la prise de son directe on peut faire un rapprochement intéressant sur cet aspect là.)
L’image de Renoir possède un double fond, voir un triple.
L’image chez Kechiche possède sa simple sensorialité. Voir le corps évoluer, vivre. Un plan de Kechiche ne peut s’envisager, s’analyser, sans un raccordement aux autres. En ce sens le cinéaste s’éloigne de Renoir et se rapproche des œuvres modernes. Difficile (mise à part la fin justement) de faire ressortir un seul et unique plan de ce film (comme l’a fait Bazin avec le crime de monsieur Lange). Si l’on me demande quel plan choisir pour point de départ, avec l’ouverture sur le reste du film pour finalité, je ne saurais lequel choisir (je suis étonné que personne ne parle de Cassavetes). Je pense qu’il ne faut pas choisir. Il faut partir du ressenti. Ce film est tellement au dessus des simples considérations techniques. Il faut donc partir de cet aspect débordant, vitaliste… mais ne pas s’arrêter là. Comment le cinéaste construit il cette matière sensorielle ?
Des situations qui semblent improvisées, une tournage à plusieurs caméras, et tout ce qui va avec la construction d’un film naturaliste. Ce qui m’intéresse, c’est la pensée de cette méthode (plus que les observations techniques). La dilatation temporelle se rajoute à la technicité. Cet écartement de la scène fait que l’on perd la trace du récit au sein du tumulte. Une fonction de l’image dévore l’autre. Pourtant le récit est là, une ligne directrice qui nous mènera au final. Toutefois, elle n’est pas vulgairement exposée (c’est pour ceci, que je ne comprends pas quand j’entends parler de manipulation chez ce cinéaste). Kechiche travaille la tension par le temps, il laisse parler les corps et ensuite ceux-ci nous offrirons du ¨cinéma¨. Chaque séquence possède sa tension interne au final. Un élément intense ressort du naturalisme présenté. La somme de ces éléments va créer l’articulation vers le final. Je vais y revenir.
Renoir, Cassavetes, Kechiche… une ligne directrice, bien entendu raccourcie, qui me plait beaucoup. Le cinéma de Kechiche pourrait il s’envisager comme le prolongement (et la synthèse) de ces deux pics important de l’histoire du cinéma ? C’est une possibilité, je vois du Renoir et, dans les différences avec celui-ci, je vois Cassavetes émerger. Pourtant Kechiche s’éloigne également de Cassavetes.
Il est compliqué de parler de ces artistes sans considérer leur positionnement réaliste. Toutefois, chez les trois cinéastes, de cet aspect de captation s’envole une forme propre. Ces formes découlent de l’articulation de cette matière immersive avec un récit. Ils s’exposent partiellement au grand récit, dans ce qu’il a de plus épuré.
Chez Renoir, un prolongement subtil de la forme d’origine, pas de réelle rupture. Le récit est au final omniprésent au sein de la forme renoirienne. Chez Cassavetes le récit ne vient pas bousculer la forme atmosphérique mise en place. Il s’introduit à l’intérieur, une ¨linéarité¨ qui nous offre une manière singulière et dérangeante (dans le bon sens du terme) de raconter. Cassavetes avait déjà laissé tomber le réflexe de la signifiance du plan. Nous sommes au sein d’une autre époque.
Kechiche, quand à lui, situe le récit comme une excroissance de cette captation purement réaliste. Il s’immisce subtilement au sein de chaque, présentant un malaise virtuel qui ne sera actualisé qu’au final. Ce final si discuté n’est pas le prolongement direct du reste du film, mais sa réponse.
Il s’agit de la conversion en récit des dramatisations interne à chaque scène. Tout nous dirige vers cet éparpillement des corps. La quête de slimane serait la réunion des personnes, la restitution de cet équilibre renoirien (malgré l’aspect utopique de cette quête, tous les gens ¨importants¨ de cette ville sont au restaurant). Une quête avortée.
Quoi qu’il en soit, Kechiche modifie la donne esthétique de ses soit disant références. Il touche dans l’esprit aux expérimentations actuelles qui visent à détruire une base pour construire une forme propre. Des opérations qui entrainent la confrontation de deux régimes d’images (on pourrait même se référer à Deleuze et Rancière et parler d’imagéité, ça colle mieux). Il détruit l’idée même du naturalisme de base pour ériger autre chose : une forme singulière, une œuvre cohérente. Mais tout ceci sans brutalité, d’une manière bien pensée et progressive que j’apprécie tout particulièrement étant donné sa rareté dans le cinéma français.
On peut parler de distance. C’est même cette notion qui créé l’émotion toute particulière de ce film. Chez Renoir, il n’existe pas de personnages aussi figés que Slimane, au mutisme quasi-total. Ce personnage évoluant au sein de ce vitalisme, de cette omniprésence du verbe et du corps populaire, c’est un peu la coexistence de Renoir et Bresson. C’est ceci, mais également la quête simplifiée, qui relie le film à la fable et au conte (le sujet a déjà été abordé dans les pages précédentes je crois), cette confrontation d’univers.
Je trouve ceci magnifique. De voir comment le film va progressivement de dégager de lui-même.
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