Critique dithyrambique de critikat
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Foxcatcher
réalisé par Bennett Miller
« U.S.A ! U.S.A ! U.S.A ! » : ce sont sur ces cris que s’achève l’ample Foxcatcher, au milieu d’un combat de catch comme théâtre d’une célébration patriotique. Foxcatcher, un « film sur l’Amérique » ? L’hypothèse tient debout, tant cette fin (où symboliquement un ex-champion du monde de lutte s’apprête à affronter un colossal catcheur russe) fait écho à l’ouverture, et semble clore un récit entièrement arcbouté autour de la désillusion du rêve américain : les pionniers d’hier ont mué en une aristocratie dégénérée, les héros (ici lutteurs) sont déchus aussi vite qu’ils ne sont sacrés, et l’Américain modèle (Dave Schultz, interprété par Mark Ruffalo, décidément le meilleur second rôle d’Hollywood), père, frère et mari d’un altruisme sans faille, est le sacrifié de ce monde agonisant et gangréné par le virus de l’individualisme. Pourtant la grille de lecture, qui semble désormais s’imposer par défaut à la sortie de chaque nouveau grand film américain, à tort (The Master, The Immigrant) ou à raison (Zero Dark Thirty, Lincoln), ne peut pleinement rendre compte du choc émotionnel et formel que représente Foxcatcher. Car si le film prend bien en charge une dimension civilisationnelle à travers ce fait divers de 1996, sa valeur « d’œuvre américaine » tient cependant moins dans la formulation d’une veine allégorique qu’à sa façon de revitaliser paradoxalement le cadre de la fresque classique en l’abreuvant d’un venin noir et mortifère.
Il est rare de voir un cinéaste progresser à ce point. Réalisateur du beau Truman Capote (saisissant de noirceur, mais encore un brin trop glacé pour faire de son auteur le nouveau maître néo-classique que l’on désespérait de voir apparaitre) et du mineur bien que réussi Le Stratège, Bennett Miller a surpris lors du dernier Festival de Cannes, dont il est reparti avec un prix de la mise en scène on ne peut plus mérité. Quitte à faire figure d’anomalie au sein du palmarès concocté par Jane Campion et ses pairs : au royaume du geste (des panoramas monumentaux de Winter Sleep aux étirements du cadre de Mommy, eux aussi récompensés), Bennett Miller était peut-être le seul cinéaste à refuser aussi catégoriquement le trait saillant et l’appel de la lumière. Son film est à l’inverse un précieux équilibrage entre retranchement de l’auteur et tranchant évident du style, précis et fluide dans la mise en scène d’une circulation retorse et passionnante de liens affectueux maladifs.
L’astre noir
Circulation, mais aussi collusions de sentiments, tant les figures du film ne cessent de s’attirer et de se repousser, dans un mouvement magnétique de passion/répulsion. Foxcatcher dépeint ainsi les relations pulsionnelles et conflictuelles qui unissent trois personnages : Mark Schultz (Channing Tattum), son frère ainé Dave, et leur coach et mécène John (Steve Carell), riche héritier de la famille Du Pont. Ce trio d’affects s’organise autour d’un curieux « rise and fall » sentimental au sein de la structure narrative : entre l’arrivée de Mark dans la brumeuse propriété des Du Pont (un gigantesque manoir), et son départ – saisissante sortie de champ, où le plan fugace d’une voiture disparaissant hors du cadre est raccordé sur les yeux noirs de John, astre de solitude qui contemple ce corps satellitaire s’affranchir de son orbite – se joue ainsi la naissance d’une amitié folle entre deux handicapés sentimentaux, puis son violent délitement. Si on a beaucoup comparé le tandem que forme John et Mark à celui de The Master, ce qui n’est pas complètement hors de propos, il convient de préciser qu’à l’instar des héros du film de Paul Thomas Anderson la relation ici tient moins du rapport dominant/dominé qu’à une forme de reconnaissance réciproque entre deux êtres à la dérive, deux faces d’une même pièce. Ce qui les lie, précisément, c’est une haine de soi, une incapacité à trouver l’amour et à le donner comme fruit d’une carence (Mark vit dans l’ombre de son frère ainé, John dans celle de sa mère, mi- statue du commandeur mi- Mrs Bates) sentimentale. Il faut d’ailleurs prendre très au sérieux le motif de la lutte dans le film, non pas comme une métaphore de lutte de pouvoir, ou de lutte des classes, mais bien de lutte des cœurs : le sport figure autant le point de refuge de ces mal aimés qui s’oublient dans la poursuite obsessionnelle d’une ambition (« je veux être le meilleur au monde » dit Mark) que le moyen désigné pour gagner cet amour qu’ils semblent incapables de recevoir.
Deux scènes, à la fois suffocantes de malaise et terrassantes d’émotion, viennent ainsi à la fois éclairer la nature pathologique de John, le maître-monstre de ce manoir des souffrances, et faire naître l’empathie non pas directement pour, mais d’abord entre les personnages : tout d’abord lorsque John prend la parole à l’issue d’une victoire de son écurie sportive, et dévoile involontairement les motivations de son mécénat (prouver sa valeur et son mérite à sa mère). Bennett Miller lie alors à la célébration pathétique le regard à la fois contrit et compatissant de Mark, qui ne peut que se reconnaitre dans cet amer autoportrait. Plus tard, Bennett Miller fait rejouer la même scène, avec sensiblement les mêmes enjeux, mais cette fois-ci entre John et Dave : lors d’un entrainement, la mère du milliardaire pénètre dans l’enceinte du gymnase où s’entrainent les athlètes. Ni une ni deux, son fils y voit l’occasion de démontrer ses supposés talents de leader, et se livre à un piteux discours et à une démonstration maladroite de rudiments de lutte devant l’élite des compétiteurs du pays. Cette fois-ci, c’est la pitié de Dave pour son employeur, et le mépris à peine voilé de la mère de John, qui investissent le contrechamp et participent ainsi à la circulation du sentiment à travers le découpage.
Monstruosité et noblesse
Profitons de l’occasion afin de souligner le coup de génie d’avoir choisi Steve Carell pour incarner ce personnage bouffon et inquiétant. Loin de la performance hyper-technique avec perruques et prothèse que promettaient les premières images du film, la force évocatrice du rôle tient au contraire à un savant décalage opéré sur la persona comique de l’acteur : au fond, qui est John E. du Pont si ce n’est le cousin psychopathe de Michael Scott, le petit chef de secteur de The Office US ? La scène du gymnase pourrait d’ailleurs figurer dans la série suscitée : là aussi, un médiocre à l’égo surdimensionné se retrouve détenteur d’un pouvoir injustifié, là aussi la part monstrueuse d’un ogre narcissique se donne à voir par le regard d’autrui. À ceci près que le rire (pas complètement absent du film, qui creuse souterrainement une veine grotesque) laisse désormais place à un malaise total. Et pourtant, en dépit du parfum asphyxiant qui accompagne le personnage dès qu’il pénètre dans le cadre, difficile de rester insensible à son mal-être, tant ses glissements vers la folie semblent guidés par une logique malade d’égalisation. Ainsi, c’est après une humiliation subie par sa mère (qui raille un trophée de pacotille remporté par son fils) que John rabaisse Mark et trahit l’amitié sincère mais toxique qui les liait en convoquant Dave, le frère si jalousé, dans le centre d’entrainement Foxcatcher. Et que dire de l’acte final, qui scelle la plongée de l’héritier dans la démence, sinon qu’il est l’écho à la disparition de sa mère (hallucinant plan où la silhouette de John libère les chevaux de la défunte matriarche) et fait de Mark, l’ami perdu, son parfait égal dans la perte ? On le voit bien, le maître mot de Foxcatcher est « dialectique » : entre les scènes, les personnages, les sentiments, mais aussi les acteurs.
Le jeu de Carell, sur courant alternatif entre apparente placidité et explosions de folie, ne doit en effet pas occulter celui de ses partenaires : il est d’autant plus fort qu’il se marie à merveille avec la rage quasi-infantile et le désarroi mutique de Channing Tattum (prodigieux, vraiment, en écorché vif autodestructeur) et la douceur de Mark Ruffalo, dont le personnage ne cesse de vouloir sauver son frère de l’abysse devant lequel il se dresse. Les trois doivent aussi beaucoup à Bennett Miller qui multiplie les prouesses de mise en scène sans toutefois leur « voler » le plan : la raison pour laquelle la plupart des plus prodigieuses acmés du film (la lumière des phares d’une voiture transperçant la pénombre de la chambre de Mark, petite merveille de minutie plastique ; la rencontre de John et Mark au détour d’un vertigineux changement d’échelle de cadre ; le plan-séquence de l’explosion de rage de Mark dans sa chambre d’hôtel) ne durent qu’une poignée de secondes tient à l’impératif de justesse qui régit le film, à une forme de noblesse du regard inhérente au classicisme. La force de ce regard impressionne d’autant plus que la rigueur analytique de Bennett Miller n’est jamais synonyme de raideur : les superbes scènes de l’hélicoptère et de l’interview de Dave, qui travaillent au contraire l’épuisement du langage et la répétition à travers des plans plus longs, montrent bien que le cinéaste est capable de moduler son style sans dévier de sa trajectoire.
Peu de cinéastes font preuve d’une telle hauteur de vue, à ne surtout pas confondre avec de l’académisme : s’effacer pour parvenir au plus juste des plans est au contraire une morale d’esthète qui concilie virtuosité et humilité. On pourrait sur ce point rapprocher Foxcatcher de A Dangerous Method de David Cronenberg, film-cousin dans sa grammaire (mise à égalité des plans les plus brillamment composés et des champs-contrechamps méticuleusement agencés, coupes sèches, soin extrême apporté aux raccords) et dans sa matière narrative (la circulation d’une myriade de sentiments, là encore, entre trois personnages). Mais aussi, plus secrètement, les films partagent une croyance réaffirmée en une pureté de la forme comme vaisseau des émotions. Là est peut-être la clef de Foxcatcher, de ces comètes qui embrasent soudainement la nuit cinéphile : le film nous surprend en même temps qu’il incarne tout ce que l’on veut voir au cinéma ; il est titanesque et pourtant s’adresse à nous, droit dans les yeux.