Bon, j'ai revu le film, et lu l'article. Je te met en italique ce qui me semble ne s'intéresser qu'au récit ou aux personnages (parfois en paraphrasant un peu le film...), ou en tout cas ce qui se passe "dans" le film sans intervention particulière de la mise en scène ; en rouge ce qui peut être compris comme un geste de mise en scène, en gras ce qui me semble vraiment être des idées cinématographiques. C'est pas pour taper sur l'article (et encore moins sur le film, qui est pas tributaire de ce que Barlet a pu en dire / pas en dire), simplement pour bien montrer que je n'ai rien jeté sur le côté arbitrairement :
Un marchand ambulant arrive dans le village et d'emblée, la caméra dévoile sa volonté de géographie sociale : une plongée sur l'ensemble du village se resserre peu à peu sur les femmes au travail - ce sont elles qui le font vivre. Tout le début du film sera ainsi une géographie des relations, des échanges, des pouvoirs. Ce marchand ambulant surnommé "Mercenaire" (Dominique T. Zeïda) est au centre d'une circulation qui dépasse les simples objets qu'il fournit au village : non seulement il détermine le prix du pain rassis racheté en ville à bon compte mais il rappelle les réalités : les piles françaises sont plus durables mais plus chères que les locales. Plus encore, dragueur et gouailleur, il est une pièce rapportée qui porte un regard critique autant qu'impliqué sur les relations villageoises et le rapport à la tradition. Mais voilà qu'on apprend finalement que son surnom "mercenaire" vient de son tragique passé de tirailleur sénégalais : n'est-ce pas Sembène lui-même qui se met en scène ? Il finira par lâcher "Garce d'Afrique" face aux exactions des pouvoirs et notamment leur façon de s'approprier des fillettes par le mariage : "vous n'êtes que des pédophiles !" - dénonciation déjà lancée lors de sa conférence de presse du Fespaco de 2003 (cf compte-rendu sur le site). Mais Sembène a aussi vécu bien des rejets : observateur dérangeant et finalement intervenant, "Mercenaire" connaîtra le sort réservé à ceux qui troublent l'ordre établi.
Un deuxième personnage extérieur arrive au village comme un sauveur : Ibrahima, fils du chef, qui revient d'Europe chargé de cadeaux mais aussi des instruments de la modernité, à commencer par une télévision. Il est la globalisation en marche mais son voyage dans l'ailleurs ne l'a pas rendu forcément critique des pratiques rétrogrades traditionnelles : il lui faudra d'abord comprendre le combat des femmes avant de s'opposer à son père qui menace de le déshériter. Mettre sa position sociale en danger demande du courage.
Car Sembène ne construit pas son scénario sur un extérieur qui viendrait éclairer les femmes dans leur combat : elles ont la lucidité nécessaire pour lutter et faire progresser leur condition. C'est bien d'elles-mêmes que vient le renouveau, et notamment de l'une d'entre elles, Colle Ardo Gallo Sy, admirablement interprétée en nuances et en intensité par Fatoumata Coulibaly (cf. notre entretien). Cette femme profite d'une coutume traditionnelle, le droit d'asile (moolaade) inviolable, pour mettre sous sa protection quatre fillettes qui se sont enfuies du rituel d'excision, que la tradition s'obstine à nommer "purification". Si elles choisissent la maison de Colle Ardo, c'est qu'elles savent qu'elle a choisi de ne pas exciser sa propre fille, Amsatou, laquelle y puise la force de s'opposer aux verdicts des hommes. Colle Ardo se saisit d'une corde rouge et jaune, et barre l'entrée de sa maison : le symbole est posé, aisément franchissable mais que chacun respectera. Par contre, son mari, les notables, les exciseuses vont se lier pour tenter de lui arracher le mot qui lèverait la protection. Pour la faire fléchir, ils essayeront la persuasion avant d'en venir à la flagellation, impressionnante scène d'anthologie orchestrée par Sembène avec la maîtrise de ses grands films et qui porte la tension à son comble. Il faut voir Colle Ardo tenir sous les coups, encouragée par toutes les femmes l'intimant de ne pas tomber ("résiste, ne le dis pas"), tandis que son mari s'acharne sur elle de son fouet en criant "dis-le", appuyé par les "brise-la" des notables et les "mate-la" des exciseuses !
"Wassa !" (on a gagné) chanteront les femmes après leur victoire contre les "tueuses de fillettes". Si le film semble suggérer que l'excision est surtout condamnable par les accidents qu'elle provoque, c'est bien de barbarie et de mutilation que parle Sembène. La question du plaisir féminin n'est pas citée mais lorsque Sembène alterne la scène d'excision et la dureté manifestée par le mari de Colle Ardo lorsqu'il lui fait l'amour, les mots sont inutiles. C'est le même sang des femmes qui coule.
De même, la parole est essentielle dans le film sans en être le centre : en confisquant aux femmes les radios qui, avec les idées d'ailleurs, amènent un vent de liberté, les hommes tentent bien naïvement de maîtriser la pensée : "Nos hommes veulent enfermer nos esprits ! - Comment enfermer quelque chose d'invisible ?" L'entassement des radios pour un autodafé, que la caméra refixe un bon nombre de fois, ressemble à la termitière qui incarne la tradition. Même entassées au rebut, elles continuent à diffuser leur bruit multiple : on ne leur boucle pas le bec si facilement. Seules les radios viendront troubler une bande-son dominée par la kora et la flûte mais aussi par les bruits du village : comme dans les films opposant tradition et modernité, l'ordre social est un personnage à part entière. Il est incarné par le griot qui régule, louange, donne le ton, évoque la généalogie des notables, traduit, indique les décisions du Dolitigui et rappelle à tous : "N'oublions pas que toute chose a sa place". Lorsque, victorieuses, les femmes font savoir qu'elles ne respecteront plus la coutume de l'excision, Sanata ravit au griot son rôle de louangeur, mais cette fois pour inscrire le changement dans le nouvel ordre des choses. Ciré (Rasmane Ouedraogo), le mari de Colle Ardo, finalement convaincu de la pertinence du changement, conclura quand on l'accuse de trahir les hommes : "Le pantalon à lui seul ne fait pas l'homme".
Il ne reste plus qu'à Ibrahima de compléter le tableau face à son père, le chef, qui vient de le frapper : "L'ère des roitelets est finie". Car c'est bien sur le terrain du pouvoir que Sembène se place, opposant aux femmes non tous les hommes mais ceux qui suivent les notables, ainsi que les exciseuses qui profitent de l'ordre établi. Après avoir été dans La Noire de… le symbole d'un ancrage culturel, les masques ne sont plus ici qu'une vision terrorisant les jeunes filles : l'Afrique ne critique pas assez ses traditions. Il ne s'agit pas de les mettre de côté mais de les utiliser à bon escient, comme le moolaade de protection : les femmes savent le faire, nous suggère Sembène, sachons les écouter plutôt que les brimer. C'est avec leur force que l'œuf d'autruche traditionnel peut être remplacé dans la dernière image par une antenne de télévision : les hommes mûrs savent faire le tri des influences, rien ne sert de se couper du monde. L'Afrique est en elle-même déjà multiculturelle : le film est parlé en dioula, moolaade est un vieux mot pulaar, les techniciens sont sénégalais, béninois, ivoiriens, maliens et nigériens, le tournage s'est déroulé dans la région de Banfora, au Burkina Faso mais aux confins de la Côte d'Ivoire et du Mali…
En deux heures passionnantes, Sembène enfonce ainsi le clou d'un message à plusieurs strates. On peut certes regretter qu'il n'ait pas choisi de situer son propos dans le contexte plus actuel des associations de femmes qui un peu partout font un extraordinaire travail de sensibilisation. Il a préféré une situation emblématique. C'est un choix de cinéma : en cela, le vieux lion ne renouvelle pas son style, mais, à la différence de Faat Kiné qui avait déçu sur ce plan, le porte à son meilleur niveau dans l'épique et cette façon tout à lui de parler collectif par le destin d'un être à qui il rend un permanent hommage par la douceur de son cadrage et l'attention qu'il porte à son visage et à ses gestes. Usant comme d'un rasoir de la force du verbe sans jamais le laisser prendre le pied sur l'action, conservant à chaque personnage le poids de contradiction qui évite le stéréotype, dirigeant ses acteurs d'une main de fer, multipliant les flash-back et ne négligeant rien qui force l'adhésion, le Sembène de Moolaade convainc, comme ce fut le cas au festival de Cannes 2004 où il a remporté le prix "Un certain regard", même les salles les plus blasées et réticentes aux cinémas d'Afrique.
Donc partons de là.
Je retiens les idées suivantes (en les creusant un peu par rapport à ma vision du film), proposées comme lecture de la mise en scène :
- Elle dessine un système de relations entre les femmes et le village, notamment en faisant d’elles le centre et la source de son fonctionnement.
- Elle efface le monde extérieur (la globalisation) par deux moyens complémentaire : 1) En cristallisant ce monde extérieur non dans des actions ou des lieux, mais dans deux personnages (le fils et Mercenaire) et un son (la radio) ; 2) En le mettant à distance par le choix d’un village emblématique (symbolique - dans le sens du conte, si je comprends bien). Elle laisse ainsi entendre que la libération ne viendra pas du monde extérieur mais de l’intérieur (des femmes elles-mêmes, qui utilisent d’ailleurs une tradition – le Moolaade – pour en contrer une autre).
+ (la douceur des cadres : pourquoi pas, je le ressens, mais je sais pas si c'est vraiment propre à Sembène pour le coup...)
Soit, pour ces deux grands axes là. Je les vois, dans le film, même je n’en apprécie pas forcément le style (je suis par exemple un peu gêné par l’insistance des plans et des dialogues sur la termitière / tas de radio, qui en appuie le symbolisme d’une manière qui me semble très lourde – là encore, la façon d’utiliser et d’approcher un symbole est peut-être encore une question de culture).
Je suis plus convaincu par l’ouverture du film :
http://www.youtube.com/watch?v=aUneLhT9G6kJe ne sais pas si ca se joue exactement de la façon dont en parle Barlet, mais je ressens effectivement une façon de mettre en relation les femmes et les lieux, notamment dans le plan à 1m18, et la sorte de découpe (par le c/cc) qu’il opère entre Mercenaire et ce qu’il voit, vision qui semble ainsi comme cantonnée dans son propre monde : premier plan sur ce bâtiment explicitement traditionnel devant lequel défile les femmes de profil, ça a assez de puissance iconique pour que tout ce qui suive semble en découler naturellement (par les panos glissants, ou le joli travelling à 1m58 qui donne à ressentir une sorte de système huilé, une chaîne de liens).
Mais même si ce film dans l’ensemble, à la vision ce matin, m’est plus agréable que par le passé (à sa sortie), j’ai encore et toujours une certaine gêne, en dehors de quelques scènes comme celle citée ci-dessus, due au fait que le plus souvent la mise en scène me semble simplement dédiée à donner à voir lisiblement la parole ou les objets, comme on en ferait la présentation. Dans cette scène lambda, par exemple :
http://www.youtube.com/watch?v=70FgE0qBdjIJ’ai quand même l’impression que le principe général est de donner à chacun son tour la parole, sa ligne de dialogue, pour qu’on entende bien ce que le script a posé, sans que rien dans la forme ne viennent raconter quelque chose de plus : même si ce n’est pas si extrême (ca ne l’est jamais), on a souvent un temps de pose entre chaque phrase qui rend son insert plus visible, ou encore des points de montage grosso-modo placés en début d’intervention de chaque personnage. On peut tourner autour du pot et chercher des contre-exemples, des nuances, quelques contre-champs par-ci par-là, mais je crois quand même qu’il est assez évident que la forme est surtout intéressée par le fait de nous désigner, fortement et sans ambigüité, l’arrivée de chacun des dialogues.
Ce principe général, que je reliais plus tôt à la culture orale africaine, me semble être une caractéristique de cette esthétique (c’est en ce sens que je parlais de répétition, ou de littéralité / explicitation : bien qu’en en ayant peu vu, il me semble qu’on voit rarement dans un film africain une mise en scène observer les remous intérieurs d’un personnage entrain de mentir, par exemple ; la parole semble être un centre d’attention, pas un moyen).
Ce n’est pas un problème en soi : le cinéma classique hollywoodien aussi, par exemple, est centré sur le verbe, gesticulant autour de chaque dialogue par gestes (cigarettes…), déplacements, etc, pour en faire une sorte d’insert naturel et invisible. Il reste que, par ces détours, la mise en scène nous y raconte souvent du même geste ce qui se passe
réellement dans la scène, en souterrain. Ici, je ne vois que l’exposition de ce qui est dit, crûment, avec une insistance voulue, et sans un instant nier le travail et le soin qu'un tel dispositif demande, j’ai également du mal à en saisir la poétique, la plus-value.
Voilà, ca pose peut-être plus clairement le problème.
Je m'arrête là pour l'instant, hésites pas à me dire ce que tu en penses.