Je crois d'après ton avis qu'il y a erreur sur la personne : Dick n'est pas un créateur de monde - et c'est le cas de la plupart des auteurs de S.F. importants de cette période. Tous les romans de Dick sont des expériences de pensée autour de la notion de simulacre, et uniquement cela. Son oeuvre est une variation continue (à coup de 3 romans par an) sur cette notion. D'ailleurs, si tu t'es arrêté à 200 pages, tu as raté les deux moments décisifs du livre, l'épiphanie du japonais et la fin, dont le principal aspect est de ne rien résoudre et de ne rien finir.
, c'est peut-être son plus achevé sur la question, avec la trilogie finale (dont le dernier,
, constitue une conclusion parfaite à l'ensemble de l'oeuvre).
Enfermés dans l'îlot solipsiste de leur cauchemar, les personnages de Dick se trouvent confrontés à une inquiétante détérioration de la réalité, un peu comme si, une fois prisonniers du monde parallèle qui semble s'être détaché à tout jamais de la réalité vraie, ils ne pouvaient faire rien d'autre que d'assister, impuissants, à la lente destruction d'un décor qui n'est plus viable dès qu'il s'est désamarré de son point d'ancrage ontologique. A l'angoissante recherche d'une parole qui délivrerait le personnage de sa geôle, s'ajoute donc la crainte que celle-ci ne puisse éclore désormais que dans un monde délabré, rongé par la pourriture, par cette bistouille qu'est seul à voir le débile mental John Isidore, fragile anti-héros de Blade Runner, tout comme, dans Glissement de temps sur Mars, Manfred Steiner, schizophrène et autiste, contemple la rongeasse qui mine les assises de son univers. Un lien évident unit donc l'impossibilité de communiquer à l'inexorable décrépitude d'une réalité privée de la source vivifiante de la parole, la vision terrible de la destruction, lovée au sein de la création, à l'impossibilité de clamer haut et fort l'avancée du mal car, s’ils parlent (beaucoup) et parfois même écrivent, les héros de Dick ne peuvent rien faire pour se libérer de leurs chaînes invisibles.
Il n'y a donc point de rachat, point de délivrance dans les romans écrits par Dick. La porte est fermée, et à double tour pourrions-nous écrire. Ainsi, dans le superbe roman Le Maître du Haut Château pour lequel le romancier reçut le prix Hugo en 1962, la plus haute distinction récompensant une oeuvre d'anticipation, c'est un livre, La sauterelle pèse lourd, écrit par un mystérieux auteur sous l'influence de l'oracle millénaire délivré par le Yi-King, qui révélera la vérité aux personnages : le monde dans lequel ils vivent et qui a vu le triomphe des puissances de l'Axe, n'est pas le vrai, est bel et bien faux, illusoire. La parole, la langue éminente d’une sagesse plusieurs fois séculaire, dans un monde en chute (2) que l’on ne peut contempler qu’au travers d’un miroir selon la parole de l’apôtre Paul (3), est donc elle-même grevée, affligée d’une impuissance cuisante.
Ainsi, le fait, certes encourageant, que quelques personnages aient pu comprendre que l'univers dans lequel ils vivaient n’était qu'une illusion ne suffit point car le livre qu'a écrit le maître, s'il évente la pseudo-réalité ayant vu le triomphe des Allemands, des Italiens et des Japonais, s'il déchire le décor de théâtre dans lequel se traînent les personnages, ne permet toutefois pas d'imaginer ce que serait le lieu d'une rassurante vérité, puisque le monde qu'il dépeint, proche de l'Histoire telle que nous la connaissons, n'est pourtant pas le nôtre, diffère sensiblement du cours de notre histoire. Ce léger décalage entre deux pans de réalité inconciliables mais irréductiblement proches, cette distorsion plus subtile que le tremblement d’un mirage de chaleur, cette impossibilité d’ordre ontologique dans les œuvres de Dick, est qui plus est redoublée puisque l’art, un instant compris comme la possibilité éminente de se libérer de l’illusion (4), et qui effectivement permettra à l’un des personnages du roman, absorbé dans la contemplation d’une œuvre authentique – en fait un bijou artistement travaillé –, de comprendre que son univers n’est pas le bon, est immédiatement déclaré de pacotille par Dick, puisque cet art est juste bon à alimenter des chaînes mécanisées destinées à produire des artefacts à des millions d'exemplaires pour le plaisir d’une riche clientèle de Japonais.
Dès lors, dans un monde qui n’est pas le bon, qui ne peut être le bon mais qui n’est sans doute pas le plus mauvais, l’art est lui-même illusion, voie catharsis improbable (5) qui ne peut que nous plonger de cauchemar en cauchemar, dans une régression infinie rappelant l’un des tableaux les plus sombres du Gaspard de la nuit d’Aloysius Bertrand, où le dormeur n’en finit pas de ne jamais s’éveiller. La parole de l’artiste, fût-elle la plus souveraine, fût-elle la plus sacrée (6), est donc truquée, ou plutôt impuissante, tout comme reste (on est tenté d’ajouter : comme reste et va demeurer forcément) impuissant un art qui aurait dû, en nous libérant de la gangue de la duplicité et de l’erreur, redonner à la réalité, à notre réalité, à celle des personnages de Dick, une puissance seconde et comme redoublée, seule à même, en nous dévoilant la beauté, de ne point nous faire désespérer de la platitude de notre monde, seule à même de le creuser d’une inépuisable profondeur. Pour l’écrivain américain, l’art, certes utile, capable à tout le moins de nous indiquer l’erreur, reste toutefois inapte à nous révéler la vérité et la parole, étrangement soumise à une entropie qui ronge lentement les assises mêmes de l’Être – à moins que Dick ne pose de facto l’équivalence entre le langage et l’Être –, n’est qu’une mascarade de plus, elle-même redoublée par l’œuvre pléthorique d’un écrivain dont la quête frénétique ressembla à un long et méthodique suicide. N’interroger, dans notre quête d’une définition de l’art, que la seule frénésie hallucinée avec laquelle Dick entreprend d’explorer son monde de miroirs, se serait nous condamner à un emprisonnement définitif entre les murs invisibles d’un mauvais infini, même si, à l’évidence, l’univers truqué de Dick ressemble de plus en plus, jusqu’à se confondre avec lui, à notre propre monde, malade à force d’être vampirisé par tant de simulacres érigés au rang d’œuvres.
(2) Notons ainsi que le Yi-King constitue le mince filet d’une voix qui, maintenue dans sa pureté originelle, rappelle aux héros le Paradis perdu, ici d’opérette puisqu’il s’agit d’un univers fantomatique plus ou moins proche de celui que nous connaissons. « L’Oracle énigmatique. Il avait peut-être été tiré du monde de l’homme plongé dans le chagrin. Le départ des sages », Philip K. Dick, Le Maître du Haut Château (J’ai lu, 2001), p. 273.
(3) Saint Paul au travers de son Épître aux Corinthiens est ainsi nommément cité par Dick à la page 287 de son roman.
(4) En d’autres termes, cet objet nous laisse entrevoir un monde entièrement nouveau. Il ne s’agit ni d’art, à cause de l’absence de forme, ni de religion » (217).
(5) Contrairement à ce que dit l’auteur de l’art : « Oui, c’est un travail d’artiste : il extrait la roche des ténèbres silencieuses du sol, il la transforme en cet objet brillant qui réfléchit la lumière du ciel » (282).
(6) «Nous lui posons [à l’Oracle] des questions comme s’il était vivant. Il est vivant. Comme la Bible des Chrétiens; bien des livres sont réellement vivants. Et non pas pour parler par métaphores. L’esprit les anime», p. 87. Rappelons que le titre de l’ouvrage écrit par le Maître du Haut Château, La sauterelle pèse lourd, s’inspire d’un passage de L’Ecclésiaste.
http://www.juanasensio.com/archive/2004 ... -dick.html