Et que le vaste monde poursuive sa course folle (Colum McCann)
Let The Great World Spin en VO.Le 7 août 1974, un funambule traverse sur un fil l'espace qui sépare les deux tours du World Trade Center. Autour de cet évènement, se croisent plusieurs destins personnels à travers New York.J'ai trouvé le livre hyper agréable et émouvant, quoiqu'il ne m'ait pas particulièrement impressionné. On a constamment un peu peur des effets de petits malins : le saut d'un perso à l'autre avec les différences de langue et de description du milieu, le système qui prend le pas sur les histoires. Mais en fait, à part deux courts récits (le photographe, l'informaticien) complètement déconnectés du reste, les histoires sont très fortement liées (c'est toute l'intrigue générale du livre de justement nous faire découvrir comment), et tous les personnages sont approchés avec un tel amour que la structure ne met jamais à distance. Le seul problème tient peut-être au fait que le livre n'avait en fait pas réellement besoin de ce funambule, qui est presque une coquetterie, permettant quelques réflexions métaphysiques un peu artificielles : entre lui et le personnage Corrigan, il y a comme un fil rouge de trop.
Corrigan, justement, c'est le cœur battant du livre, un personnage superbe qu'on ne verra justement qu'à travers les les yeux des autre. J'adore de plus en plus quand un romancier fond en amour sur un de ses personnages, en fait un être immaculé, un Dieu sur terre, une lumière dans le noir. Celui-ci est un cas d'école, et rien que pour lui, la lecture est très plaisante. Jolie fin très sobre, sinon.
Poésie (Michel Houellebecq)
Comprend les recueils Rester vivant, Le sens du combat, La poursuite du bonheur, et Renaissance.J'avais peur en entamant mon premier Houellebecq d'une complaisance dans la posture aigre et dépressive, d'une colère comme solution de facilité fasse à une détresse existentielle. J'y cherchais aussi des saillies méchantes, sans doute. Bref, j'avais peur de découvrir, dans le pourfendeur du monde occidental moderne, un cynique qui n'en serait que le rebelle intégré, l'avatar paradoxal. Sur ce point, je ne saurais pas encore vraiment trancher ce qui relève du désespoir honnête ou opportunisme, de l'exploration existentiel ou de la pose grimaçante. Ce qui ma plutôt déçu, en fait, c'est l'art poétique lui-même.
Rester vivant est le meilleur morceau, et ce n'est pas un hasard : il est en prose. On a là une traînée de colère dépressive entière, cohérente, sans chichi (
"N'ayez pas peur du bonheur : il n'existe pas"), plutôt agréable vis à vis des hésitations qui vont suivre. Ça dessine déjà un décor (l'appartement nocturne, la métropole qui rend misanthrope dehors) et des rituels (la traversée solitaire et difficile de la nuit :
"les nuits étaient un long tunnel dont je sortais couvert de haine"). La phobie paranoïaque qui naît de ces nuits, ou de ces moments où la pensée délire de manière autocentrée, crée les images les plus fortes à travers les quatre recueils. Du dégoût pur. Des choses de ce genre :
Citation:
Je sens dans mes organes les bactéries qui croissent.
Citation:
La fille aux cheveux noirs et aux lèvres très minces
Que nous connaissons tous sans l'avoir rencontrée
Ailleurs que dans nos rêves. D'un doigt sec elle pince
Les boyaux palpitants de nos ventres crevés.
Citation:
Une forme est tapie derrière l'électrophone ;
Elle sourit dans le noir, car elle a tout son temps.
Visions qu'on retrouve aussi dans les délires du voyage en TGV, au début de
Renaissance...
Le truc est que je trouve finalement le style poétique de Houellebecq assez... scolaire ? Je ne sais pas, ou manquant trop souvent de ce pouvoir d'allusion. J'ai souvent eu cette impression bizarre que la rime était forcée, poser là juste juste pour finir la rime. Il y a un impact, de par la violence du verbe et la crudité (la "vérité nue") de ce qu'on énonce, mais la mue poétique se fait difficilement.
En fait, Houellebecq réussit surtout certains décrochages. un peu comme dans les haïkus, où la troisième phrase vient faire un pas de côté, et redonner une perspective. Chez lui, c'est souvent une rupture nette du dernier vers (changement total de décor, de sujet) qui redonne brutalement la mesure de la trivialité du monde, après une strophe à l'acidité un peu molle.
Citation:
Une cuisine bien lavée ;
Ah ! cette obsession des cuisines !
Un discours creux et laminé ;
Les opinions de la voisine.
Citation:
Mon corps tendu jusqu'au délire
Attend comme un embrasement
Un devenir, un claquement ;
La nuit je m'exerce à mourir.
Ou celui qu'avait proposé Papadoc, en mode dernier clou qui achève :
Citation:
Tu déjeuneras seul
D'un panini saumon
Dans la rue de Choiseul
Et tu trouveras ça bon.
On pioche en fait de très belle choses au vers seul, mais rarement au texte entier (je serais bien capable de conseiller l'une des poésies, par exemple : celle sur le père, peut-être ?). Et le mouvement général de chaque recueil n'aide pas forcément : il s'y rejoue à chaque fois une sorte d'évolution progressive de la dépression à l'apaisement, de la nuit au matin, du cynisme à la détresse nue (dans une recherche des sensations perdues de l'enfance, souvent :
"Je me souviens du monde réel, où j'ai vécu, il y a longtemps"). Sur ce plan, seul le dernier recueil (
Renaissance) ne m'a pas semblé artificiel : il y a un indice qui ne trompe pas, c'est la fin de l’auto-centrage. Pour la première fois, les poèmes finaux ne concernent plus seulement lui-même mais une autre (le "je", le "moi" se raréfient), et c'est le seul vrai signe (peut-être inconscient ?) d'un réel apaisement, d'une réelle aération, d'un véritable horizon qui s'ouvre.
Globalement je suis quand même assez déçu, tout en me demandant si ce n'est pas un problème plus général que j'ai avec la poésie (je me disais en lisant, combien la poésie était parfois plus efficace et simple à travers ce médium qu'est la chanson). Ça me donne tout de même envie d'aller lire un de ses romans en prose, pour voir ce que ça donne.