Quand nous étions orphelins (Kazuo Ishiguro)
À la veille de la seconde guerre mondiale, un jeune détective anglais mène l'enquête sur la disparition de ses parents, dans la concession internationale de Shangaï où il résidait avec eux, lorsqu'il était enfant.
C'est l'un des bouquins les plus "civilisés" que j'ai lus. Je ne parle pas vraiment de qualité d'écriture, mais plutôt de style : c'est l'équivalent, en texte, de "la ligne claire" dont on parle parfois en BD ou au ciné. Chaque terme est pesé et choisi avec soin, utile, pas un mot plus haut que l'autre : jusqu'au cœur des combats les plus atroces, la description des évènements et sentiments, tout comme les échanges verbaux, témoignent d'une implacable maîtrise de soi. Au point qu'on ait parfois le sentiment lancinant d'un monde antérieur à notre réalité où, de la crapule à l'aristocrate, chacun savait formuler clairement ses sentiments. Mais c'est surtout la plume du narrateur qui est en cause : peut-être est-ce un amour précis de l'auteur pour sa langue d'adoption (l'anglais) qui transparaît ici.
Tout ça a son importance, car cette écriture si sérieuse et mesurée fait que, pendant très longtemps, on avale tout ce qu'on nous raconte. Or à tout poser sur table, ce bouquin est absurde. Déjà, c'est un polar sans enquête : on a beau nous parler des échecs de journées de travail infructueuses, de plaisir de déduction, d'être prêt de toucher au but, on ne saura absolument JAMAIS en quoi consistent ces investigations. Sous couvert de collecter les indices utiles, la véritable enquête est en fait psychologique et intime, touchant aux souvenirs d'enfance du narrateur : on rassemble les souvenirs qu'on a pu conserver, on interroge la réalité de telle image qui est restée, on se méfie de reconstructions postérieures, on interprète... D'ailleurs, tout le livre est raconté (à partir de 5 dates successives) d'après les évènements, ce qui permet d'aborder tout de cette façon, y compris les passages contemporains ("il y a une semaine...").
Plus fort, concernant ce sentiment d'absurdité général : à y regarder de plus près, le projet du personnage principal semble obéir à une logique de petit enfant qui ne fait que continuer ses jeux de gamin.
Est-ce moi qui ait raté quelque chose ? Ou est-ce que le livre joue de cette anormalité de décrire des actes névrosés comme s'ils étaient ceux d'un homme lucide, raisonnable, dont on doit suivre toutes les démonstrations sans les remettre en doute ? Je pencherais plutôt pour la deuxième option, déjà parce que ça rend le livre passionnant, et ensuite parce que plusieurs choses dans les derniers chapitres viennent appuyer ce clash, nous donnant l'impression de rentrer dans le jeu des obsessions d'un homme quasi fou, qui a simplement l'autorité de ses bonnes manières.
Le livre mélange très bien cette tendance discrète à l'onirisme (la matière des souvenirs par images et flashs, les découvertes hagardes dans Shangaï, jusqu'à cette traversée démente et hallucinée de la garnière) avec cette pondération froide dans la description des évènement. Peut-être dérape-t-il un peu dans ses révélations finales, pas assez bien gérées, brisant un peu trop vite cet équilibre (où alors ça ne frappe pas assez fort, il y a un vertige qui n'est pas assez bien mis en scène). Mais globalement ce mélange en fait un livre passionnant, que j'ai eu l’impression de simplement apprécier sur le moment, et qui rétrospectivement m'étonne et m'impressionne de plus en plus.