Le Maître et Marguerite (Mikhaïl Boulgakov)
L'Histoire du Diable qui débarque à Moscou, et qui provoque le chaos... Sur la représentation du Diable (la manière dont on conçoit son intelligence, la nature de ses méfaits, de ses tromperies et de ses illusions...), ce bouquin me semble être la référence absolue. Je ne sais pas s'il est la source de toute cette imagerie, ou s'il n'est qu'une étape dans sa constitution, mais j'ai l'impression d'en avoir trouvé ici une sorte de point zéro, dont je retrouve de multiples échos au cinéma par exemple.
Je goûte d'habitude assez peu à la farce, ou la satire, mais ici elle passe très bien : l'ironie trempe toujours dans une sorte de fatalité noire, angoissante, elle a toujours des accents violents et très peu rieurs, elle n'est pas aimable. Le livre, notamment par sa façon de sauter d'un point à un autre, réussit très bien à rendre cette sensation de "théorie du chaos", de civilisation qui part en miettes d'un bout à l'autre de la ville.
Il y a des choses qui néanmoins bloquent un peu mon admiration. L'histoire qui donne son titre au livre déjà : romance qui arrive curieusement bien tard, et dont on ne partage jamais réellement l'intimité (dès le départ, elle a un parfum de relation malsaine, éteinte). Il n'y aucune beauté ou lyrisme qui ressort de ce couple, et c'est un peu dommageable quand le bouquin entend en faire son point de mire. Et si le dérèglement de Moscou est superbe, les passages entièrement fantastiques en métamorphose constante (notamment la longue soirée), aussi maîtrisés soient-ils, finissent par être aussi soûlants qu'ils le sont pour leur héroïne.
Finalement, si l'identité forte du livre tient vraiment à sa nature retorse et transformiste (= diabolique), mes passages préférés restent paradoxalement les plus simples, linéaires et doux : c'est à dire les passages consacrés à Pilate (= chrétiens). Je me retrouve au final dans le même cas de figure que pour
City : le roman-dans-le-roman me touche infiniment plus que le roman lui-même.
Le Tigre, une histoire de survie dans la taïga (John Vaillant)
L'Histoire de la traque d'un tigre mangeur d'hommes, à l'extrême bout de la Russie, dans une taïga à -40°C. Degryse en avait parlé
là. Bon, je n'étais pas vraiment d'humeur à lire quand je me suis attaqué à ce bouquin, et si mon attention à régulièrement glissé à la lecture, je ne suis pas sûr que le bouquin soit en faute.
Il reste que le finir a été difficile. J'aime beaucoup le projet dans l'idée, pourtant : l'histoire réelle de meurtres par un tigre et de sa traque, mêlée à un portrait de la région, de l'animal, et de l'état du monde à ce tournant du siècle. Mais dans les faits ça donne un roman passablement dispersé à la limite du remplissage (un nouveau personnage ? allez hop, une bio !), qui à chaque chapitre (et ils sont courts) repart dans une autre direction, comme changeant constamment de sujet, en essayant de ralentir péniblement la traque qui, en elle-même, est très courte. Les citations en tête de chaque chapitre, peu liées à ce qu'on y décrit et semblant épuiser tout le corpus littéraire mondial consacré au tigre, sont particulièrement représentatives de l'éclatement de l'ouvrage.
Un truc qui m'a aussi un peu emmerdé est l'emphase de Vaillant. Dans sa prose il en rajoute toujours un peu trop : pas assez pour que l'on arrête de considérer le bouquin comme un roman factuel, mais assez pour énerver. À un moment où on parle d'empreintes, par exemple :
Citation:
Parmi les arbres, même dénudés, il était impossible de repérer quoique ce soit à l’œil nu. Mais la neige, elle, ne ratait rien. Gardienne méticuleuse de la mémoire, elle conservait jalousement l'empreinte des choses.
À quoi ça sert, ce style ampoulé ? Ça ne raconte rien ou n'importe quoi ("jalousement"...), ça n'aide pas à mieux comprendre ou sentir la situation : c'est juste de l'emphase poético-mystérieuse à peu de frais, qui parasite ce que ce passage peut réellement avoir à nous dire. Ce n'est pas constant, mais le roman en est saupoudré, or j'ai l'impression qu'il aurait eu mille fois plus d'impact (notamment dans la peur de ses personnages, dans l'horreur) en restant sobre.
Ce travers tient aussi à la manière dont Vaillant va avaliser n'importe quelle connerie, quitter ses habits de rationnel occidental (qu'il revendique par ailleurs quand il vire au manifeste écologique) pour venir s'insérer aveuglement dans une vision mythique de l'animal. Par exemple, à un moment Vaillant décrit toutes les raisons ayant poussé les traqueurs du tigre à continuer à pied dans des conditions difficiles à leur désavantage : les cages métalliques mettraient trop de jours à arriver pour des questions de délais bureaucratique, le coin de forêt est trop touffu pour envoyer un hélico, tapis de végétation trop dense pour les skis et les motoneiges, etc. Et le paragraphe de conclure :
"les meilleurs prédateurs excellent à créer des situations qui mettent tous les atouts de leur côté". Ça veut dire quoi ? Que le tigre a calculé le délai d'arrivée des cages en fer ?? Ça veut juste rien dire, et à force de raconter tout et son contraire, ça ne raconte plus rien.
Il reste de bons passages, le livre est très travaillé, on apprend plein de choses, le décor et son atmosphère sont bien posés - et l'ensemble ne se résume pas aux travers cités ci-dessus. Mais du coup ça m'est un peu tombé des mains.