Bon, puisque c'est là-dessus que je suis attendu au tournant : oui, c'est assez exaltant, j'ai pris mon pied. Au-delà de juger ou pas de la qualité du film (je vais y venir), celui-ci m'a mené par le bout du nez, les trois heures passent à une vitesse hallucinante, et mis à part quelques égarement formels (l'intro, entre autres), ce monteur est Dieu. Les problèmes réellement visibles se limitent finalement à une chose : le filtre d'une idéologie aux sabots maousses, convaincue de détenir la vérité, désignant gentils et méchants, disposant méticuleusement un manichéisme ; mais justement j'y reviens.
Il y a quelque chose qui frappe vraiment dans ce film, au-delà d'y découvrir l'origine de nombreux films-enquête fascinés par la prolifération presque organique de traces, de preuves, d'images, d'un réseau aux proportions monstrueuses qui s'étend comme un cancer (j'ai beaucoup pensé, par exemple, au Fincher de
Zodiac et
Millenium). Non, ce qui frappe, surtout, c'est ce que ce film n'est pas : c'est à dire un enfant direct de Zapruder et cie, un enfant de la première génération qui a pris la chose droit dans le ventre. Car finalement, dans tout le Hollywood des années 70, c'est ouverture sur le doute qu'on a fait fructifier, les réponses s’évaporant, le monde devenant incertain : c'est un climat anxiogène, merdique, sans issue ni gare d'arrivée, un plancher qui se dérobe un peu plus à chaque pas, une perte de repère insatisfaisante et frustrante.
Comme on recoudrait une gigantesque plaie, avec pour ça les moyens gigantesques qui vont avec (c'est à dire la durée du film, qui est un geste ostentatoire à lui tout seul), Stone fait l'inverse : dans la prolifération des images quantiques, incertaines, interchangeables, il a cette prétention improbable de faire le tri. De répondre. Grand travail, grand ménage, projet d'inconscient (de cinéphile sans mémoire diront certains...). Si le film est si personnel malgré les atours du film-enquête, c'est que le combat David VS Goliath de son personnage est celui de son réalisateur, du moins tel qu'il l'ambitionne : restaurer l'ordre et l'assurance perdue du cinéma américain - et par là-même, redonner vie au patriotisme tâché.
On se demande souvent durant le film pourquoi cette prolifération presque endémique de ces images d'archives, mêlées, vraies ou reconstituées, avec une telle hargne que leur utilisation se fait limite poétique. Or, en se penchant de plus près sur la chose, on remarque l'impensable : ces images sont utilisées comme des preuves. Toutes, les vraies comme les fausses, même quand une paire de ciseaux vient nous souligner en direct leur facticité, même quand, lors de la comique descente d'Oswald en 90 secondes, l'archive vient prouver le ridicule en l'imageant littéralement, la chose étant alors démontrée impossible par l'absurde,
comme par les faits. Qu'importe la nature de ces images, semble nous dire Stone, la proposition franche qu'il nous fait reste toujours la même : avoir confiance en elles. Elles viennent acter des faits, collecter, elle dessinent une géographie à laquelle il faut avoir foi. Et ce n'est pas un hasard, finalement, ce trou hallucinant dans la théorie du complot comme dans les images du film, à savoir l'écartement quasi-total d'un Kennedy abstrait, légendaire, blanchi, réduit à la silhouette floue du film de Zapruder. Il est devenu un nouveau socle intouchable, car il est là clé.
Le film de Zapruder, à l'époque, fut la détonation qui plongea le monde des images américains dans le chaos du doute, rendant tout plan infréquentable, propre à duper, à perdre. Par un retournement hallucinant, comme un retour à la source, le film de Zapruder chez Stone est justement, tout simplement, littéralement... une preuve. LA preuve, même, la reine preuve : tangible, incontestable, celle qui bat le mensonge à plate couture, la relique montrant qu'une certitude est possible. Kennedy est la clé, parce que son film est la démonstration-même qu'un ordre est envisageable, qu'un sens existe, et qu'il est décelable.
Alors à ce stade, je passe à Stone sa lourdeur, son goût presque coupable de l'indignation du spectateur qu'on caresse en grandes pompes, la facilité des manettes qu'il utilise chez l'avide de certitudes que tout à chacun est, l'emballement trop fier est un peu vain de la forme rubik's cube, le fait de nier la dangerosité des armes qu'il utilise - nous abreuvant, telle la petite fille de la nouvelle génération hypnotisée devant sa télé, d'un flot d'image qui peuvent nous raconter tout et son contraire. Ça ne fait pas le poids face au culot total de l'entreprise, ce projet inconscient aux implications formelles monumentales, dont j'en viens presque à penser qu'il a eu un rôle dans la remarquable stabilité de la forme hollywoodienne des 90, cette décennie apaisée en forme de courte de trêve, avant que les images américaines ne soient en proie à de nouveaux malaises.
En fait, en attaquant la démonstration sous l'angle d'une armada divertissante et roublarde au service d'une idéologie, il faudrait peut-être opposer une scène, la meilleure : la rencontre avec Sutherland, qui découpe le film en deux, quasi-pile en son milieu. Quelques minutes où un inconnu en noir, qui s'auto-baptise "X", dans l'épure d'un décor enfin vidé et ô combien symbolique, vient simplement délivrer une pensée - soit le point de vue personnel de Stone sur l'affaire, et sur son pays en général. Le personnage n'a aucune influence sur le procès, sur la démonstration, sur la preuve, sur le fouillis bordélique de signes qui reste l'horizon du film : il est totalement déconnecté des autres personnages, des causes et conséquences du récit, de sa dramaturgie, et en sort aussi tranquillement qu'il y est rentré. Dans sa pureté et son abstraction, dans son quasi-monologue (et à la limite, les illustrations n&b s'avèrent ici presque hors-sujet, on le sent assez nettement d'ailleurs), il est simplement la vision personnelle qui traverse l'enquête, et le film de Stone avec. Comme détachée d'une démonstration générale qui a d'autre buts et d'autres fonctions, une légitimité par essence au-delà des idées qu'elle véhicule... Rien que pour ça, rien que pour cette articulation si étrange, ce film est plus intelligent qu'il peut en avoir l'air.
(désolé si je donne l'impression de faire mon petit Thoret illustré dans ce message, c'est pas volontaire...)