Je fais partie des déçus. Le film m'a semblé fade, pompeux et bourré de clichés*, à la fois très "cinéma filmé" dans la mise en scène (les ellipses entre Londres et la forêt vierge qui deviennent des contagions entre les deux univers, pas une mauvaise idée, mais c'est fait de manière trop programmatique et insistante) , et trop schématique dans le scénario (les personnages sont complètement unidimensionnels). L'année passée, l'Etreinte du Serpent de Cirro Guerra, naviguant sur les mêmes eaux (c'est le cas de le dire), les mêmes pulsions était mieux, à la fois plus dense et moins prétentieux.
Pas trop perçu la mise en cause du colonialisme dans le film, qui me semble historiquement superficiel : en 1905 le débat colonial ne concernait déjà plus l'esclavagisme, mais la mise en place d'administrations et la conquête militaire, par ailleurs le personnage de Fawcett semble inconscient du fait que sa pratique sauvage de l' ethnographie (qu'il a appris spontanément, à un moment il parle comme le Lévi-Strauss de la Pensée Sauvage avec 50 ans d'avance, alors que le fond de sa pensée est au fond bien plus proche de LH Morgan et de la théorie du communisme primitif et d'un état protohistorique unique et commun à l'humanité, Gray gomme alors le caractère obsolète de sa vision du monde en l'exprimant avec les mots d'une théorie rivale et plus récente ) teintée à la fois de positivisme et de messianisme moral et ses projections sur les Indiens constituent une menace pour les communautés dont il veut laver l'honneur, mais il est le vrai que la fin du film montre que ce point aveugle finit par le rattraper d'une certaine manière.
Les meilleurs moments du film (long, 2h30) résident dans les brefs passages où Gray renonce à raconter quelque chose et part quelque peu dans le nawak (l'opéra, la voyante russe dans les tranchées).
Il y a toutefois quelque chose de thématiquement intéressant quand on compare l'angle de Gray avec "Au Coeur des Ténèbres" . Chez Conrad le mystère trouvé au terme de la remontée du fleuve est moral et individuel, et le retour en Europe délivre une vérité cachée sur un ordre social déjà constitué mais inaperçu. Ici c'est exactement l'inverse, et sans doute représentatif de ce qui sépare neotre sensibilité politique contemporaine de Conrad : c'est l'ordre social qui est pour Gray l'objet d'un fantasme et d'un désir qui n'en admet pas la part introuvable, mais par ailleurs l'explicite, tandis que la vérité sur soi n'est pas un objet de quête mais un référence à un foyer. Mais l'angle de Conrad me semble quand-même le plus profond, il relie la violence et l'impérialisme colonial à des mystères ontologiques, placés dans le monde et l'ordre politique, à la fois découverts et remis en cause, et non dans un sujet qui se connaît de toute manière déjà et ne nous adresse pas d'autre message que la radicalité jamais contredite de sa résolution d'homme seul.
Le personnage le plus intéressant du film est sans doute James Murray (présenté comme un lâche alors que sa fiche Wikipédia laisse penser qu'il a eu un destin plus complexe).
L'histoire est finalement fort proche d'un film que j'adore, la Captive aux Yeux Clairs de Hawks (le personnage de Pattisson est modelé sur celui d'Arthur Hunnicutt, et la scène de la première attaque du bateau est complètement pompée sur le Hawks) qui avait autrement plus de souffle et de subtilité, ce qui donne quand-même l'impression d'un lent tarissement et d'une perte de contenu du cinéma depuis 65 ans (mélancolie d'avoir un rapport complexe et collectif à la modernité derrière soi).
*Fawcett qui récupère une lettre de sa femme dans la dernière station avant le monde inconnu, et ne l'ouvre qu' une semaine plus tard, après une attaque de sarbacane, des pirranhas, et que les vivres viennent à manquer.
Dernière édition par Gontrand le 09 Avr 2017, 09:44, édité 9 fois.
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