Karloff a écrit:
il y a quelque chose qui me dérange chez Fincher, cette différence entre ce qui dit dans ses films et ce qu'il est. Enchainer pub et clip pour ensuite fustiger la société de consommation (Fight Club), ici faire l'éloge du socialisme alors que bosser pour Netflix tient justement de l'individualisme créatif (et pourquoi pas, hein)
Je crois que c’est une des questions posées directement dans le film, à travers les ambiguïtés de Mank lui-même.
Cantal a écrit:
C'est vrai que le film choisit d'embrasser entièrement sa cause, de ne pas vraiment le rendre ambiguë sur ses motivations.
…
Dans le fond j'ai trouvé qu'on nous servait un peu trop du prêt à penser sur la place du bien et du mal
Je n’ai pas trouvé. Mank n’est pas du tout un type admirable. C’est un révolutionnaire de salon, un auteur qui n’écrit rien qu’il estime digne d’être signé de son nom. Il a des sympathies socialistes, mais quand un ami lui demande de l'aide, il file seulement un dollar, qu'il sort de la poche de qqun d’autre en plus. Et quand la Writer's Guild lui demande son soutien contre les arnaques de Mayer, il refuse de s’engager au motif qu'il ne veut faire partie d'aucun club.
Dans tous les cas, Mank est perçu et se vit lui-même comme un raté, un type fini qui n’a pourtant rien commencé. C'est ce qu'il dit au tout début à sa femme: "Je n'ai rien accompli". C’est un des scénaristes les mieux payés d'Hollywood, il a eu des succès à New York, co-écrit des dizaines de films, fondé une famille, il a sauvé tout un village des nazis, comme tu le dis. Mais rien de tout ça ne compte, ne correspond à l'idéal qu'il se fait d'une vie accomplie.
C’est une espèce de romantique attardé, pour qui il y a le rêve, le grand art, les grands écrivains d’un côté, et de l’autre le travail, les basses œuvres, les scénaristes. Moralité: il se condamne à l’impuissance, qu’il retourne en cynisme, en mépris de tout (cf sa phrase sur Hollywood : une machine à fric, un repaire d’idiots). Il se condamne à l’impuissance parce qu’il sépare son art de son travail, et sa morale de sa pratique. Le vrai héros du film, à ce titre, c’est Upton Sinclair, qui, lui, ne sépare rien. Sinclair écrit des romans provocateurs, des romans qui forcent à penser, qui engagent sa morale et son art ; il pique l’argent d’Hollywood pour faire un film au Mexique sur la révolution russe ; il tient des meetings dans la rue, tente le jeu des élections. Voilà le vrai homme orchestre, celui qui fait tout, pour qui il n’y a nulle opposition entre l’art et la vie, et que Mank peut seulement admirer en cachette, en l’observant du bout de la rue.
A l’opposé d’Upton Sinclair, il y a le contre-modèle, le caméraman ami de Mank, qui accepte de tourner les films de propagande contre Upton Sinclair, bien qu’il en ait honte ensuite. Pourquoi a-t-il accepté alors ? « Parce qu’ils m’ont laissé les rênes ». Exemple même du singe de la parabole racontée par Hearst : le singe qui croit être le metteur en scène, et qui ne fait que danser sur la musique du maître.
Tous ces faits, toutes ces rencontres, agissent comme une série de déclics pour Mank. Le film décrit, très classiquement en fait, un itinéraire moral, un apprentissage, et, dans le même temps, un processus de création, puisque les deux sont liés. En découvrant les films de propagande, Mank se sent coupable. C'est lui qui avait commis l'erreur de suggérer à Thalberg d'utiliser les moyens de la MGM pour faire perdre Upton Sinclair. Paroles en l'air qui lui reviennent alors comme un boomerang, et lui font comprendre qu’il n’a été jusque là qu’un beau parleur qui n'assume la responsabilité de rien.
L’autre déclic, c’est quand Hearst lui raconte la parabole sur le singe du joueur d’orgue de Barbarie – à travers laquelle Hearst cherche à humilier Mank, à lui rappeler quelle est sa place, celle d’un amuseur qui s’illusionne sur son pouvoir et ne fait que danser sur la musique du vrai maître. Un bouffon.
Tout ce cheminement conduit Mank a prendre conscience qu’il n’est qu’un singe dansant pour le plaisir des vrais maîtres. Ecrire Citizen Kane, c’est renverser les rôles : devenir le musicien, faire de Hearst son singe. (c’est dit explicitement dans la scène nocturne au zoo : « Nobody makes a monkey out of William Randolph Hearst » qui résume bien l’ambition de Mank quand il écrit Citizen Kane).
Chez Fincher, le but des personnages, c’est souvent d’écrire un livre. C’est le cas dans Zodiac, Gone Girl, Mindhunter, et celui-ci. Ses films décrivent un processus de création littéraire, et il y a peu de films américains qui respirent autant que les siens l’amour des livres, qui citent autant d’auteurs, explicitement, dans le dialogue.
Il ne s’agit pas d’écrire n’importe quel livre : il s’agit d’écrire un livre sur un « monstre », aux différents sens du terme : un serial killer ou Hearst.
Le plus intéressant je trouve, c’est que ce processus de création n’est pas mis en scène comme une création ex nihilo (rien à voir avec toute la mythologie romantique de l’auteur inspiré, qui sort tout un monde de sa tête). Ses personnages veulent devenir des auteurs, mais des auteurs qui créent à partir de personnages réels. Ca change tout. Parce que soudain, la création est mise en scène, est pensée comme une chasse, une chasse à l’homme, une chasse au monstre. Dans ses films, le créateur est un chasseur. La création est une chasse à l’homme, The most dangerous game, comme il est répété dans Zodiac, en référence aux Chasses du comte Zaroff.
Ses principaux films sont des chasses à l’homme, dès Seven, jusqu’à Mindhunter, dont le titre donne un peu la clé de son cinéma. Si créer, c’est chasser, choisir une proie, alors ça ne se fait pas sans danger, sans risques. La situation peut se retourner, parce que la proie et le chasseur n’ont pas de position fixe : le chasseur peut devenir proie, et la proie redevenir le prédateur. D’où ce trouble, chez les écrivains de ses films, qui se demandent toujours dans quelle mesure ils ne sont pas le jouet, la proie, le singe, du monstre qu’ils essaient de traquer et de capter dans leurs livres.
La parabole sur le singe est aussi une histoire de chasse:
HEARST: "
Now, the organ grinder's monkey is tiny in stature, and having been taken from the wild, he's naturally overwhelmed by the enormous world around himLe musicien est un chasseur avant d'être un musicien.
Cantal citait Don Quichotte, explicitement évoqué dans Mank. Mais à mon avis la référence qui ouvre bien des pistes dans ce film, et les films de Fincher en général, c’est Moby Dick, le grand livre de la chasse. Le bouquin est évoqué dès les premières scènes de Mank :
Orson Welles – Ready to hunt the great white whale ?
Mank – Just call me Ahab
Significativement, c’est à Achab que Mank s’identifie – et pas à Ismaël.