S'il est évident que j'ai adoré le film, ce n'est pas tant parce que je suis vendu à David Fincher mais parce que ce film est taillé sur mesure pour moi.
Avant même la sortie du film, la presse cinéma a d'ores et déjà décidé du
storytelling qui accompagnerait
Mank : après six longues années d'absence, David Fincher fait son grand retour au long métrage et signe son film le plus personnel. Concrétisant une arlésienne vieille de presque 30 ans, à partir d'un scénario développé pendant une décennie avec nul autre que son propre père, décédé en 2003, et s'intéressant au monde du cinéma, le dernier opus du cinéaste charrie d'emblée un bagage pesant qui prête effectivement à la formule facile.
Au-delà de ces observations plus superficielles, le caractère personnel de l’œuvre réside peut-être davantage dans sa personnalité. Une autre formule que les journalistes utilisent souvent est
"un pour eux, un pour moi", évoquant l'alternance dans la filmographie de certains cinéastes.
"Eux" étant les studios, évidemment.
Mank est clairement le
"un pour moi" de Fincher. Non seulement parce qu'il met à mal les majors hollywoodiennes dans le texte mais parce qu'il paraît si peu ouvert au grand public. Le film a failli se monter en 1997, avant que Polygram ne se demande
"mais à qui s'adresse ce film au juste?", et les Fincher ont lâché l'affaire en 2001. Exténué par ses deux saisons de
Mindhunter, le metteur en scène est allé voir Netflix pour leur dire qu'il ne souhaitait pas rempiler et quand ils lui ont demandé ce qu'il avait d'autre, Fincher a ressorti le script de
Mank.
C'est le genre de film incroyablement peu
user-friendly qu'un réalisateur peut faire seulement à un certain stade de sa carrière (et seulement avec une certaine plateforme, n'en déplaise aux Jean Labadie de ce monde). Et à un certain stade de sa vie. Si
Mank voit le jour aujourd'hui, ce n'est pas uniquement parce que Fincher a trouvé quelqu'un prêt à financer son film de niche en N&B mais aussi parce que l'actualité s'y prête étrangement. J'aurais aimé éviter le marronnier consistant à mentionner "l'Amérique de Trump" dans ma critique, mais le parallèle est indéniable.
Derrière cette portée politique, qui ouvre le film sur quelque chose de plus large qu'Hollywood,
Mank n'en demeure pas moins un récit confidentiel, à hauteur d'homme, mais d'une densité qui impressionne, composant une ode triste au pouvoir de l'art, au moins sur un seul homme.
Soyons clairs d'entrée de jeu, si vous attendez un film qui mettra un terme au débat soulevé par l'article de la célèbre critique Pauline Kael, attaqué depuis par nombre de sources, concernant la paternité du script de
Citizen Kane, vous allez être déçu. De la même manière qu'il importait peu à Fincher de savoir qui avait réellement inventé Facebook, il ne s'intéresse ici qu'à ce qui a pu mener Herman J. Mankiewicz (Gary Oldman, toujours le plus grand caméléon, même quand il est dépourvu de tout postiche) à écrire
"American", comme s'appelait le chef-d’œuvre d'Orson Welles à l'époque et dont le titre final n'est mentionné qu'une seule fois, à la fin. L'homme lui-même est quasi-absent du récit, n'apparaissant que par intermittences, avec toujours un artifice : une voix de stentor au téléphone, un faux nez, un flou menaçant sur une silhouette noire grandissante dans la profondeur de champ...et toujours cette barbe de petit diable. Au vu du sort qui attendait Mankiewicz, le contrat qu'il signait avec Welles avait tout du pacte faustien. Pour autant, Fincher ne diabolise pas le génie de 24 ans venu du théâtre mais en fait plutôt le démiurge dont le scénariste avait besoin pour accoucher de son
"opéra".
C'est sur les ordres de Welles que Mankiewicz, cloué au lit après un accident, est emprisonné dans une maison et sevré de l'alcool qui lui servait de carburant, avec un délai de 60 jours pour finir le script. Une convalescence qui fait office de purgatoire, une immobilité du corps qui force la mouvance de l'esprit et donc la délinéarisation du récit. Au premier abord, la structure en flashbacks du film peut passer pour un hommage superficiel à celle de
Citizen Kane mais si elle ne témoigne pas de la même audace narrative (pas d'allers-retours non-chronologiques, deux temporalités seulement), c’est parce qu’il n’est plus question d’une enquête dialoguant avec plusieurs points de vue, mais du dialogue entre un homme et sa propre mémoire. Quand John Houseman, le producteur de Welles, reproche à Mankiewicz que son scénario ressemble à une collection d’anecdotes sautant à travers le temps, l’auteur lui répond
"Bienvenue dans mon esprit ". Chez Fincher, l'enfermement physique n'est que l'illustration de l'isolation de ses protagonistes, qu'ils soient l'unique femme dans une prison d'hommes, un riche reclus ou une claustrophobe, et le lieu dont il leur faudra s'extraire pour atteindre la rédemption ou la résurrection. Ainsi Mankiewicz doit-il s'évader des méandres de son cerveau.
"Je suis le fils d'un auteur. J'ai regardé quelqu'un mettre une feuille de papier blanc dans une Underwood de 1928 et rester assis là pendant 45 minutes. Je sais à quel point c'est solitaire." Illustrant ses propos, c'est précisément ce que Fincher met en scène dans
Mank, nous enfermant dans ce voyage dans le temps formel, avec son image numérique adoucie jusqu'à la patine des années 30, son N&B tout en clair-obscur... Toutefois, malgré quelques afféteries potentiellement auto-référentielles comme les "brûlures de cigarette", il n'est pas uniquement question d'exercice de style gadget ou de simple hommage. Le film ne pousse d'ailleurs pas le mimétisme jusqu'à reprendre le format 1.37 ou à composer la majorité de ses plans en
deep focus. Tout en s'interdisant sa palette d'astuces habituelle, Fincher se réapproprie l'esthétique adoptée pour y infuser cette intensité qui caractérise ses films. Dans un premier temps, le film épouse une certaine idée des films d'époque, leur rythme énergique, dépeignant la vie dans le studio et la rapidité des répliques cinglantes, puis peu à peu, le N&B en vient à se faire oppressant, même lors d'une scène en plein soleil, c'est sombre, au même titre que cet incroyable mixage mono à la fois chaleureux et distant. Un parti-pris casse-gueule qui pourra effectivement freiner l'affect chez certains, surtout que les œuvres du cinéaste font souvent montre d'une humanité sourde. Et c'est une nouvelle fois le cas ici.
Il est intéressant de voir la façon dont le film semble répondre parfois à
The Social Network. En un sens, l'histoire de Mankiewicz par Fincher pourrait se résumer à nouveau à celle d'un individu qui se grille en donnant naissance à sa plus grande création mais pour une bonne cause cette fois. Comment un cynique brillant venu à Hollywood pour pitcher n'importe quoi et prêt à signer un film sans être crédité en vient à estimer qu'il est
"en train d'écrire un opéra". Au début, il envoie des télégrammes appelant ses amis auteurs à venir à Hollywood parce qu'il y a de l'argent à se faire mais il finit le film indigné que certains aient pu exploiter le cinéma afin de faire des
fake news. Et doit donc se réapproprier cet art avec un film à clef. Mais chez Fincher, arriver au bout de sa quête n'est pas synonyme de victoire. Herman Mankiewicz n'est pas mieux loti que Robert Graysmith à la fin de
Zodiac. Il aura dit la vérité, il aura signé quelque chose d'authentique cette fois, mais à quel prix? En se retournant contre William Randolph Hearst (un Charles Dance reptilien que l'écriture ne diabolise jamais mais garde dangereux), Mankiewicz a
"tué le père", comme doivent souvent le faire les personnages fincheriens, mais il a surtout trahi Marion Davies (Amanda Seyfried, surprenante). Une nouvelle entreprise de démythification menée par Fincher, une déclaration d'amour aux scénaristes et à l'écriture, une parabole sur la manipulation des médias,
Mank est bien des choses et notamment un des meilleurs films de l'année.