Le Top du Monde
Synthèse Les films de 2009 que "Le Monde" a préférés
JEAN-LUC DOUIN 1. Les Herbes folles, d'Alain Resnais 2. Vincere, de Marco Bellocchio 3. Kinatay, de Brillante Mendoza 4. Public Ennemies, de Michael Mann 5. Irène, d'Alain Cavalier
Lorsque j'ai commencé à être captivé par le cinéma, il y a une phrase qui me fascinait, autant qu'elle avait fasciné André Breton et les surréalistes. Elle est tirée du Nosferatu de Murnau (1922) : "Dès qu'il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre..." Cette phrase ne vous embarque pas seulement dans un univers parallèle, elle définit ce qu'est le cinéma, pour peu qu'on remplace le "pont" par la "salle obscure". Et en ce qu'il nous conduit dans cet autre monde, celui de l'invisible, Alain Resnais, héritier des surréalistes, est un maître malicieux de cet indicible, cette notion occulte qu'on appelle l'inconscient.
Marco Bellochio, Michael Mann et Alain Cavalier, chacun à leur manière, illustrent magistralement cette conception du cinéma comme art de "peindre avec l'ombre et la lumière", moyen de montrer des réalités cachées, de jouer avec l'iconographie des mythes, avec les spectres du souvenir. Leurs films corroborent ce que disait Josef von Sternberg : "Dans les ténèbres de la salle, le fil ténu qui sépare le réel de l'imaginaire est coupé." Dans Kinatay, Brillante Mendoza est un orchestrateur hors pair du fantastique du regard, de l'évocation de zones d'ombre chez l'individu, de l'exploration d'un univers à la fois sensoriel et mental, dont il combat les tentations antagonistes (éthique du regard contre pulsion scopique) par la force de son imagination.
JACQUES MANDELBAUM 1. Vincere, de Marco Bellocchio 2. 35 rhums, de Claire Denis 3. La Famille Wolberg, d'Axelle Ropert 4. Un prophète, de Jacques Audiard 5. Ce cher mois d'août, de Miguel Gomes
La liberté est une voie difficile à conquérir. Ces cinq films en ont pourtant fait leur principal enjeu, au double titre du fond et de la forme. Dans Vincere, montage opératique éblouissant de beauté et d'intelligence de l'Histoire, c'est paradoxalement de son aliénation que l'héroïne, maîtresse abandonnée et martyrisée par Mussolini, tire une force de résistance au fascisme. Dans 35 rhums et La Famille Wolberg, oeuvres d'une bouleversante délicatesse, des pères minoritaires et sentimentalement meurtris (l'un d'origine antillaise, l'autre d'origine juive) trouvent encore dans l'inconditionnalité de l'amour un moyen de relever l'épreuve de la liberté que leur impose l'émancipation de leur fille.
Le héros d'Un prophète, petit taulard manoeuvrant brillamment contre l'affiliation aux clans, oeuvre quant à lui à une double libération : des murs de la prison et du déterminisme mortifère qui y règne. Hymne percutant à la liberté individuelle, Un prophète est l'un des meilleurs films de genre jamais réalisés en France. Last but not least, la liberté comme absolu, comme insurrection poétique, comme disponibilité du cinéma au désoeuvrement du monde, se trouve dans un petit film portugais passé quasiment inaperçu : Ce cher mois d'août. Au rythme des bals populaires, des délires d'ivrogne et des amours adolescentes (avec de nouveau la figure d'un père chérissant jalousement sa fille), cette langoureuse et truculente toile estivale est une invitation à réinventer la vie.
JEAN-FRANÇOIS RAUGER 1. Itinéraire de Jean Bricard, de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet 2. Singularités d'une jeune fille blonde, de Manoel de Oliveira 3. L'Herbe du rat, de Julio Bressane 4. Bellamy, de Claude Chabrol 5. Antichrist, de Lars von Trier
Alors qu'Hollywood semble peiner à renouveler les talents et l'énergie créatrice, l'année passée a confirmé l'importance de ces cinéastes artistes qui construisent obstinément, contre les prescriptions de l'industrie et les tendances d'une époque superficielle, une oeuvre irréductible. Ainsi, Itinéraire de Jean Bricard, dernier film du couple Jean-Marie Straub et Danièle Huillet (celle-ci, morte en 2006, avait travaillé à sa préparation) porte à un haut degré de perfection la recherche entreprise par les cinéastes depuis leurs débuts : conjuguer la sensation pure du réel que peut approcher le cinéma et la réflexion politique.
Avec Singularités d'une jeune fille blonde, le plus que centenaire Manoel de Oliveira livre, en forme de miniature précieuse, une fable à la moralité ironique sur le piège des apparences et les dangers de l'illusion. On aura découvert, enfin, un film du Brésilien Julio Bressane, auteur d'une oeuvre quasiment inconnue en France. L'Herbe du rat, huis clos érotico-surréaliste, ne ressemble à rien de ce qui se fait aujourd'hui. Avec Bellamy, Chabrol continue de tourner de faux films policiers et de vraies méditations métaphysiques qui ont l'élégance de ne pas paraître en être. Controversé lors de sa sortie, Antichrist de Lars von Trier est une expérience fascinante qui retrouve, dans sa description des rapports hommes-femmes et l'expression d'une critique de la psychanalyse, des modes de représentation quasi médiévaux. Les grands films échappent aux modes.
ISABELLE REGNIER 1. Ce cher mois d'août, de Miguel Gomes 2. Les Herbes folles, d'Alain Resnais 3. Démineurs, de Kathryn Bigelow 4. Z32, d'Avi Mograbi 5. Panique au village, de Vincent Patar et Stéphane Aubier
Du coeur du système jusqu'à ses marges, le cinéma continue, en cette année 2009, à repenser ses formes de mise en scène et de récit. Le film de guerre a trouvé une nouvelle pulsation avec Démineurs, de Kathryn Bigelow, rythmée par le stress paranoïaque de soldats américains chargés de désamorcer des bombes pendant la guerre d'Irak. Le film d'animation a largué toutes les amarres en s'ouvrant à l'esprit anarcho-surréaliste du joyeux duo belge Vincent Patar et Stéphane Aubier, avec Panique au village - une aventure rocambolesque dans laquelle ils propulsent une poignée de jouets en plastique.
En France, une déclaration d'amour d'Alain Resnais aux puissances subversives de la littérature et du cinéma a donné lieu aux Herbes folles, un de ses films les plus libres et les plus joyeux. Du Portugal est arrivé Ce cher mois d'août, une pluie de lumière enchanteresse, alliage inédit de documentaire et de fiction sur fond d'histoires d'amour tordues, signé d'un cinéaste encore peu connu en France, Miguel Gomes. Un alliage de fiction et de documentaire, c'est aussi la recette du stupéfiant Z32, d'Avi Mograbi. En donnant la parole à un soldat israélien repenti après une opération au cours de laquelle il a tué des civils palestiniens, et en jouant avec différents masques pour camoufler son visage, Avi Mograbi interroge sa propre responsabilité et donc celle de tout un chacun dans ce conflit qui mine la planète depuis plus d'un demi-siècle.
THOMAS SOTINEL 1. Un prophète, de Jacques Audiard 2. Le Père de mes enfants, de Mia Hansen-Love 3. Irène, d'Alain Cavalier 4. District 9, de Neill Blomkamp 5. Coraline, d'Henry Selick
C'est un rituel que les Etats-Unis ont apporté au cinéma : distiller un mythe à partir d'une réalité contemporaine. Cette année, il a été célébré par un cinéaste français, Jacques Audiard. Un prophète met en scène une pure fiction tout en racontant la France d'aujourd'hui à travers la réalité carcérale. Sur un mode beaucoup plus sardonique, Neill Blomkamp, jeune réalisateur sud-africain, réussit un film de science-fiction comme en rêvent tous les adolescents, tout en raillant les travers de l'Afrique du Sud d'après l'apartheid.
Le cinéma peut aussi éclairer les recoins les plus intimes de la vie. Irène a été réalisé par un homme seul, Alain Cavalier, qui revient sur son passé, le partage avec générosité et audace, présentant aux spectateurs un morceau de vie qui, du coup, devient un peu de la leur. C'est un autre rituel, de communion cette fois. Pas très loin de ce qu'a accompli Mia Hansen-Love avec son deuxième long métrage. Evoquant par la fiction le souvenir du producteur Humbert Balsan, la jeune cinéaste décrit, avec une assurance digne de François Truffaut, la passion d'un homme pour et par le cinéma, et la souffrance qu'elle fait naître autour de lui.
Et l'année a beau s'être conclue par le feu d'artifice numérique d'Avatar, le moment de pure magie de 2009 est dû à des figurines animées image par image, celles du Coraline d'Henry Sellick, excursion enivrante dans un outre-monde des familles.
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