Je ne vais rien spoiler à proprement parler mais je conseille à quiconque veut rester 100% vierge de ne pas lire ce texte où je vais décrire des séquences même si elles ne sont pas dans le dernier tiers du film.
"Nous sommes comme vous nous avez fait, nous avons été élevés par votre télévision. Nous avons grandi en regardant Police des plaines, Have Gun - Will Travel, Sur la piste du crime, Combat. Combat était ma série préférée." Ces propos sont ceux de Brenda McCann, une jeune membre de la Famille de Charles Manson, tenus dans un documentaire sorti en 1973 sur la secte en question. On aurait pu tout aussi bien les attribuer à Quentin Tarantino. La légende de l'ancien employé de vidéo club devenu auteur autodidacte est connue de tous et les cinéphiles français savent depuis Kill Bill et Boulevard de la mort que les cinémas américains projetant les films d'exploitation auxquels le cinéaste rendait hommage étaient surnommés "grindhouse" ("abattoir") mais Tarantino a également grandi avec la télévision. Son dernier opus se situe en 1969 et cette année-là, Tarantino fêtait ses six ans. À six ans, il n'allait pas encore dans les abattoirs. Ce n'est donc pas un hasard si les deux principaux protagonistes de Once Upon a Time...in Hollywood sont des vedettes du petit écran que l'une aimerait abandonner pour le grand. Aujourd'hui, Tarantino a 56 ans et signe le neuvième film d'une carrière qu'il dit vouloir arrêter à dix par peur du déclin. Deux âges qui informent Once Upon a Time...in Hollywood, le nourrissent pour l'un de sa béatitude et pour l'autre de ses angoisses. Après avoir revisité l'Histoire du cinéma puis l'Histoire elle-même, Tarantino s'attaque directement à des faits réels cette fois et à un moment dans le temps où l'Histoire et le Cinéma se sont croisés, signant une réminiscence dorée doublée d'un constat tant sur une époque passée que sur des problématiques actuelles pour mieux proposer une hypothétique réconciliation.
Dans un premier temps, Once Upon a Time...in Hollywood surprend par toutes les manières dont il ne ressemble pas à l'idée que l'on se fait d'un Tarantino. Immédiatement l'on remarque que le film ne s’appuiera pas sur les dialogues comme pouvaient le faire ses prédécesseurs. Au contraire, on n'avait jamais vu Tarantino aussi muet. Il faut voir cette séquence étendue, délibérément syncopée par les changements brutaux de musique, suivant Cliff Booth (Brad Pitt) au volant de sa voiture, rentrer longuement depuis les beaux quartiers où vivent Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) et Sharon Tate (Margot Robbie) jusque chez lui, dans une caravane garée quelque part derrière un drive-in que nous révèle un plan aérien tout droit sorti de...Il était une fois dans l'ouest. Le tout sans une réplique. Sans une voix off. Il y a bien un narrateur qui intervient par moments, notamment dans la dernière partie mais, à l'instar de certains échanges, il se fait didactique comme rarement Tarantino l'a été.
Pour la première fois, un Tarantino est meilleur quand il se tait. Quand il laisse les images parler...ou plutôt les souvenirs.
En interview, le cinéaste définit son film comme son "oeuvre de mémoire", la comparant au Roma d'Alfonso Cuarón, sorti l'an dernier. Par coïncidence, les deux auteurs ont signé chacun un film inspiré de leurs expériences enfantines mais là où celui de Cuarón se faisait quasi-autobiographique, malgré le déplacement du point de vue sur la domestique de sa famille, Tarantino ne pouvait évidemment pas opter pour un angle aussi subjectif. Toutefois, Once Upon a Time...in Hollywood n'en demeure pas moins une œuvre personnelle, peut-être même la plus intime de son auteur. Comme son collègue mexicain, Tarantino abandonne tout semblant d'intrigue dans le sens propre du terme et signe une chronique à la reconstitution encore plus fétichiste, jusque dans l'amour d'enseignes néons, notamment les devantures de cinéma, s'allumant une par une une fois la nuit tombée. Ce n'est évidemment pas la première fois que le metteur en scène éclate la narration et suit différentes trames destinées à se croiser mais le traitement se fait ici plus impressionniste que jamais, s'autorisant des digressions longuettes pour mieux rendre état du quotidien de ses personnages, notamment sur le segment central - le plus long - d'un récit couvrant trois journées seulement au rythme d'une balade pieds nus.
Trois journées, trois personnages et trois strates du Hollywood de 1969. D'un côté, il y a Rick Dalton, un acteur devenu célèbre pour un western télévisé mais dont le passage au cinéma ne se passe pas comme prévu et qui craint que son heure de gloire ne soit terminée. À ses côtés, son double, ou plus exactement sa doublure cascade, Cliff Booth, semble résigné depuis un moment à ne jamais sortir de l'ombre d'un homme dont il n'est même plus le partenaire mais davantage l'homme à tout faire. Et de l'autre côté, Sharon Tate est une jeune starlette au commencement de sa carrière et de sa vie. Tarantino a toujours aimé ses has been. Rick et Cliff ne dérogent pas à la règle. C'est cet amour que l'on retrouve dans les pattes d'oie de l'un et le corps couvert de cicatrices de l'autre sublimées par la photographie de Robert Richardson. Toutefois, son constat ambivalent n'est pas forcément tendre avec Rick, incapable de voir qu'il n'est pas si mal loti - littéralement, il est le voisin de Roman Polanski et Sharon Tate - et profondément résistant au changement. Il faut dire que Rick incarne la vieille garde, le vieil Hollywood.
Ce n'est pas un hasard si Tarantino en fait un héros de westerns, genre dominant qui va bientôt disparaître, du moins tel qu'on le connaît, au même titre que le type de héros et d'acteurs qui régnaient jusque là et vont se voir remplacés par les anti-héros des '70s incarné par des Dustin Hoffman et des Al Pacino au physique plus atypique. Il n'y a qu'à le voir hurler sur des hippies pour le comprendre : Rick fait figure de vieux con. Le cow-boy flippe parce que son statut qui est menacé. Plus âgé, plus sage, plus lower class, Cliff semble avoir fait sa paix avec ce changement des moeurs. Il suit une hippie, achète une cigarette trempé dans du LSD... Quant à Sharon, elle s'habille comme les hippies, danse avec Mama Cass, est mariée au réalisateur de Chinatown, vit dans les hautes sphères et joue dans ses premiers films. Elle est le changement. Rick aurait pu être Steve McQueen. Sharon fait la fête avec Steve McQueen.
Et Tarantino la filme comme un ange.
Lors d'une de ces digressions susmentionnées, on suit Sharon Tate qui va au cinéma. Envoyant chier, à raison, tous ceux qui y voient un interdit absolu en matière de cinéma ("un film qui parle de cinéma? trop segmentant! un personnage qui va au cinéma!? mais ça rappelle au spectateur qu'il est devant un film!"), Tarantino pousse le vice en filmant Margot Robbie jouant Sharon Tate qui regarde la vraie Sharon Tate jouer un autre personnage (dans Matt Helm règle son comte) et...c'est un enchantement. Cachée derrière ses grosses lunettes improbables, Sharon se regarde jouer et découvre l'appréciation du public, riant devant ses frasques à l'écran, ce qui lui donne le plus grand et le plus beau des sourires. À cet instant-là, elle est le rêve, l'innocence même. Là où Rick prend ce qu'il a pour acquis et Cliff a accepté son sort, Tate débute. C'est un bébé, c'est comme si c'était la première fois qu'elle se voyait à l'écran. Regarder Sharon Tate se regarder, c'est comme voir Bambi apprendre à marcher.
Le cinéma, le lieu, devient le théâtre de sa métamorphose, permise par le cinéma, l'art. Et Tarantino va pousser ce propos et cette démonstration méta pour ses deux autres protagonistes.
Alors que Rick voit son dernier contrat TV comme quelque chose d'inférieur à ce qu'il est, il va trouver l'inspiration de se dépasser en tant que comédien et Tarantino sublime l'instant par la mise en scène. Rick tourne une scène pour le pilote de la série Lancer et Tarantino ne filme pas son tournage, parce qu'on n'est pas sur un plateau comme le montre l'absence d'un "quatrième mur" invisible, ni la séquence telle qu'elle sera vue par le futur téléspectateur, parce que les mouvements de caméra et l'éclairage sont ceux d'un film de cinéma et non d'une série télé de 1969. Quand Rick oublie une réplique et qu'on lui souffle, la voix, avec un effet de résonance "divine", vient d'un hors champ qui n'existe pas. L'espace d'une séquence, Tarantino suspend la réalité. L'espace d'un instant, Rick devient un vrai personnage de western.
Au même moment, Cliff ramène une jeune hippie chez elle et se retrouve au ranch Spahn, jadis un décor utilisé pour le tournage de westerns, dont la série de Rick et Cliff, et endosse alors littéralement le rôle de l'étranger arrivant dans une ville du Far West pour enquêter sur quelque chose de louche, dévisagé par les locaux suspicieux. Renouant ici avec son goût pour la tension, Tarantino signe une longue séquence prolongée tout en suspense qui, comme pour Rick, transforme l'acteur en personnage. Ce n'est qu'en vivant une scène de western bien réelle que Cliff retrouve de sa superbe. Le faux devient réel, la doublure prend le premier rôle et devient un véritable archétype du genre mais dans la réalité.
Jadis, les héros du monde réel de Tarantino se prenaient pour des icônes de cinéma et se voyaient remettre à leur place par l'incursion du réel, aujourd'hui le cinéma leur permet de devenir ces icônes. D'ailleurs, ce sont régulièrement des professionnels du cinéma qui y parviennent. Dans Pulp Fiction, Mia Wallace était une actrice ratée qui se rêvait Louise Brooks dans un décor des '50s avant de manquer de mourir d'une overdose et les protagonistes du segment "The Man from Hollywood" de Four Rooms cherchaient à remaker un épisode d'Alfred Hitchcock présente, ce qui coûtait son auriculaire à l'un d'eux. Mais depuis Boulevard de la mort, qui montre littéralement le basculement, entre sa première partie où les jeunes femmes qui n'ont pas la référence (Point Limite Zéro notamment) meurent là où celles de la deuxième partie, qui ont la référence et qui se trouvent être deux cascadeuses et une maquilleuse, survivent et battent le méchant cascadeur et sa voiture customisée pour les tournages (symbolisant donc le cinéma).
Ce mouvement construit sur toute la filmographie de Tarantino trouvait son point d'orgue dans Inglourious Basterds où une actrice, un critique et une projectionniste parvenaient à changer l'Histoire par la force du cinéma, l'art, le lieu et la bobine elle-même. Dans Once Upon a Time...in Hollywood, les personnages sont une fois de plus un acteur, sa doublure cascades et une actrice, la dernière ayant réellement existé. Et si l'on se doute que les intrigues et les personnages vont se croiser, cette garantie prend ici la forme d'une épée de Damoclès dont on sait qu'elle doit tomber : le meurtre de Sharon Tate par la Famille Manson qui mit fin aux '60s, au mouvement hippie et changea le paysage socio-culturel américain.
Tarantino fait reprendre à l'une des suiveuses de Manson la déclaration "Nous sommes comme vous nous avez fait, nous avons été élevés par votre télévision." comme elle trouve une excuse à leur recours à la violence. La fin du film est une réponse. Une réponse du cinéma à ceux et celles qui voudraient accuser le cinéma. Non, dit Tarantino, le cinéma n'engendre pas des tueurs, le cinéma engendre des icônes, le cinéma est magique, le cinéma change l'Histoire. Alors que leurs carrières, leurs statuts, leur amitié et leur virilité sont menacés, Tarantino offre une dernière saillie à ses héros vieillissants en réconciliant réalité et fiction et par là même il réconcilie la télévision et le cinéma, il réconcilie la vieille garde et la nouvelle génération, le vieil et le Nouvel Hollywood. Rendue indélébile par la caméra de Tarantino, l'innocence incarnée par Tate perdure et les has been continuent d'être. Parce que, comme son titre l'indique, Once Upon a Time...in Hollywood est à la fois un western...et un conte de fées dont la nature de fantasme se fait alors des plus tristes.
Tout ça par la force du septième art.
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