Inscription: 24 Nov 2007, 21:02 Messages: 28381 Localisation: In the Oniric Quest of the Unknown Kadath
Oui des Goncourt récents que j'ai lus le Houellebecq et Les Bienveillantes sont très très largement au dessus du reste. Même Boussole (que j'ai pas fini) m'avaient semblé boursoufflé même si je reconnais le talent d'écriture.
J'ai terminé les nouvelles de La Comédie de Charleroi de Drieu la Rochelle. Il s'agit sans doute, avec Clavel de Léon Werth, du livre le plus fort que j'ai lu sur la première guerre mondiale, tous deux arrivent à en rendre de façon particulièrement précise la monstruosité et les conséquences politiques. Il est intéressant aussi par le fait que Drieu écrit en direct sur ses propres hésitations politiques , que le roman Gilles tranchera en faveur du fascisme : le roman est sur l'engagement quand la nouvelle exprime la raison et le doute, cele rejoint l'idée moderne que la nouvelle est plus à "gauche" que le roman). Le lecteur a moins que chez Céline une impression de rupture complète avec le monde et d'obsession pathologique. Cette dimension est présente mais Drieu se débat . même s'il y a peut-être une part de stratégie , politique mais aussi existentielle : ces hésitations sont un contenu, et une posture romantique qui survit dans la guerre: ce n'est pas un hasard si le seul nom d'écrivain cité est Goethe : le pacte est opposé à l'expérience, l'idéologie est un espoir de recommencement faustéen. Le livre est terriblement ambigu en ce qui concerne l'antisémitisme : Drieu la Rochelle serait presque philosémite quand il évoque ses camarades de front (mais dont l'intégrité est un motif de jalousie) mais tombe dans un registre particulièrement démagogique quand il parle des femmes (à la fois mères et putains). Les oppositions juif/non juif, femme/homme, démocratie/ individualisme, vie civile/guerre, apparence/vérité se correspondent et sont essentialisées alors qu'elles apparaissent pourtant critiquées (le livre n'a aucune dimension prosélyte, contrairement à Gilles). L'ambivalence du réel est toujours totale, choquantes et incarnée par l'autre. Elle est médiatisée par le regard, quand l'intérêt est le seul objet de la conscience. A l'opposé les descriptions de ce que l'individu ressent au front sont puissantes et marquantes : c'est de la psychologie phénoménologique, dans sa pleine force. Le livre est alors sérieux, sans facilité Sensible (sans forcément être communiste) au marxisme Drieu aurait peut-être été protégé du fascisme : chez lui il n'y a pas de structures car on est soit cause soit effet : faut choisir entre les deux. De plus, il présente le corps et la sexualité comme les seules choses que Verdun a anéanti (et qui sont pour lui tout action) quand l'âme survit dégradée, la guerre moderne et industrielle réintroduit une mystique platonicienne individuelle. En conséquence de cette notion d'effet pur, pour lui l'artillerie (qu'il relie de manière impressionnante à l'aliénation industrielle) est une conséquence de la démocratie, depuis la Révolution française mais aussi les Grecs. Le peuple devient un principe de dissolution ontologique lorsqu'il est maître de lui-même dont la modernité en est moins la mise en œuvre que la révélation.Il ne comprend pas qu'il n'y a pas moins de peuple dans la dictature que la démocratie, au contraire. Le fascisme restaure finalement à ses yeux une fome de nominalisme, de correspondance entre les mots et les idées que la guerre a compromis, et l'idéologie, abstraite, est paradoxalement la plénitude de cette correspondance. Il ne comprend pas que les idéologies n'appellent pas forcément un choix, que l'usure n'est pas spécifique aux créations de l'homme, de la vie sociale (et peut peut être compensée par une mise hors jeu de tout le social, qui est en fait le contenu qu'il prête au fascisme), qu'il y a du choix et de l'engagement à la fois autant dans ce qui est psychologique, ce qui est ontologique, et ce qui est politique, que l'objet d'un choix n'a pas à être découvert ni Même localisé pour qu'il soit tranché en une seule fois même si l'horreur de Verdun ou des Dardanelles peut lui avoir laissé croire en l'existence d'une telle localisation, d'une correspondance entre un traumatisme psychologique et une vérité ontologique : sa survie lui prouvant falacieusement qu'il y a une essence de la guerre, quand il n'aurait pu accuser que les hommes et l'ordre social de la mort. Mais c'est ce qui rend le livre dur et marquant : la culpabilité de survivant devient la justification du fascisme. Aragon arrête ce processus dans Aurélien, par la mort de Paul Denis (à propos de la question du racisme anti-noir), en opposant strictement le domaine du politique et celui des images : pour qu'il y ait une vérité politique il faut accepter la relativité des images. Or la guerre a tout transformé en image et en comédie pour Drieu. C'est fort et triste car il y a chez Drieu des pages très belles, lucides et critiques sur les soldats coloniaux, et la manière dont le nationalisme humilié trouve un exutoire dabs l'imperialisme colonial. Mais précisément la guerre transforme elle-même cette critique en imagerie : il n'y aplus de sujet à libérer, celui-ci est un souvenir qui ne parle pas, son image le remplace et ne peut plus qu'être dégradée.
_________________ Sur un secrétaire, j'avise deux statuettes de chevaux : minuscules petites têtes sur des corps puissants et ballonés de percherons. Sont-ils africains ? Étrusques ? - Ce sont des fromages. On me les envoie de Calabre.
Certains passages sont à la limite du stand up. Comme le livre qu'il présentait, c'est plus articulé au début quand il critique le structuralisme et la notion de modèle familial qu'à la fin quand il parle du wahabbisme (le lien religion idéologie est fondé mais il perd là l'esprit sociologique, qui se confond un peu vite avec l'idée que les idéologies ne oeuvent être que décrites). Mais c'est riche.
Le lien ne semble accessible que sur Smartphone...
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4 livres, 4 chefs d’œuvre; en tout cas, c’est ce que j’ai lu de mieux au rayon essais ces derniers temps.
Dans les 3 premiers, Chamayou s’intéresse à ce qu’il appelle "les technologies d’avilissement", c’est-à-dire l’ensemble des discours et des dispositifs qui décide et justifie que tel individu a de la valeur, et tel autre n’en a pas – à partir de quoi, celui qui est considéré comme sans valeur peut devenir un cobaye pour des médecins (Les corps vils), être pris en chasse par des milices comme du gibier (Les chasses à l’homme) ou bombardé par des drones au lieu d’être affronté d’égal à égal (Théorie du drone).
Son dernier (La société ingouvernable) se situe dans un domaine de recherches différent: on a l’impression que l’auteur a lu toute la littérature managériale du 20e siècle pour y déceler les prémices du libéralisme autoritaire dont on parle aujourd’hui. On n’est pas déçu du voyage, vu la quantité de choses ahurissantes qu’il déterre.
Ceux qui ont lu Foucault ne seront sans doute pas en terre inconnue – mais je ne peux pas dire, je n’ai pas lu Foucault.
Ca lui arrive de parler de films, raison pour laquelle j’en parle ici. Certains très connus, comme "La chasse du comte Zaroff", et d’autres pas du tout, comme "Deadly prey" de David Prior, dans Les chasses à l’homme :
OK. Mais le livre est super.
"Théorie du drone", ça pourra intéresser (et décevoir) ceux qui attendent le prochain "Top Gun": il parle un peu du premier, pour dire qu’en 1986, les aviateurs comme Maverick sont déjà déclassés par ce qui se passe à ce moment-là dans l’armée, avec la mise au point des appareils sans pilotes. Tout ce qu'il explique sur le renversement des anciennes valeurs guerrières qu'implique l'utilisation des drones, c'est passionnant.
Sévère de Jauffret sur l'affaire Edouard Stern. Son article qui rendait compte des audiences pour le nouvel obs était pas mal, le livre, qui se lit à toute vitesse, est vraiment nul. Les fantasmes de l'écrivain, qui s'identifie à la meurtrière de Stern, sont pas très intéressants, à l'image de ses comparaisons forcées.
- Le Monde à l'endroit, Ron Rash: un très beau livre entre réalisme et lyrisme sur la difficulté pour une certaine Amérique rurale de tourner la page des affrontements fratricides de la guerre de Sécession, un siècle après (l'action se situe dans les 1980s). Quelqu'un connaît cet auteur?
- L'Ordre du jour, Eric Vuillard: j'avais adoré La Guerre des pauvres du même auteur mais là je suis déçu et surpris qu'il ait eu le Goncourt. Ce n'est bien sûr pas un mauvais livre, il est même intéressant, mais je trouve que ça ne décolle jamais et ça reste en surface, on reste vraiment sur notre faim. Dans le genre HHhH lui roule dessus.
- Dans le café de la jeunesse perdue, Patrick Modiano: 2e de cet écrivain et décidément j'adore, une écriture d'une limpidité exceptionnelle, qui ménage une étrangeté et un mystère au sein du Paris quotidien. Ca respire l'humilité et la pudeur pour au final des récits à l'émotion sourde, d'autant plus déchirante dans celui-ci.
- Au château d'Argol, Julien Gracq: troisième roman lu de cet auteur qui est devenu mon écrivain préféré. Une puissance d'écriture inégalable. Je préfère ne pas faire semblant de lui rendre justice en deux lignes. Celui-ci, son premier, est assez malaisant par sa description d'un triangle amoureux confiné dans un château et une nature mystérieux.
Inscription: 24 Nov 2007, 21:02 Messages: 28381 Localisation: In the Oniric Quest of the Unknown Kadath
Baptiste a écrit:
- Au château d'Argol, Julien Gracq: troisième roman lu de cet auteur qui est devenu mon écrivain préféré. Une puissance d'écriture inégalable. Je préfère ne pas faire semblant de lui rendre justice en deux lignes. Celui-ci, son premier, est assez malaisant par sa description d'un triangle amoureux confiné dans un château et une nature mystérieux.
Oh, c'est aussi mon écrivain préféré. J'ai aimé chaque ligne que j'ai lu de lui. Il me transporte totalement. J'ai lu principalement ses fictions (toutes je crois), Les eaux étroites (espèce de manuel de promenade d'une infinie poésie - je l'ai connu par celui-là qui était au programme de ma première année de Lettres) et ses carnets de guerre (où l'on retrouve cet amour d'être dehors, dans la nature même au plus profond de la barbarie). Je guette pour me prendre son intégrale en Pleiade en occasion mais j'en trouve pas.
Je n'ai lu que celui-là et j'ai aussi le souvenir d'un truc incroyable, qui te fait vraiment sentir "tout petit" face à ce genre de mec qui manie aussi bien la langue française. Faudrait que j'en tente d'autres, mais c'est une lecture tellement dense, tellement exigeante... Pas le genre de truc dont tu peux lire deux pages le soir pour t'aider à trouver le sommeil quoi.
Tiens le Cow boy qui lit et aime du Gracq c'était l'info improbable du jour... Comme quoi d'habitude t'aimes bien forcer sur ton personnage
Pour te décomplexer, j'ai lu dans une analyse très fouillée que Gracq c'était l'art du blason: quand tu lis une phrase ou un para qui te semble en partie obscurs, il ne faut pas chercher à y repasser en tentant de comprendre chaque petit bout, il faut laisser la fluidité du texte s'exprimer. C'est comme la poésie, ce qui compte avant tout c'est l'impression laissée par les mots et leur agencement, l'image comme idée, le blason. Et une fois pris ce pli, ça va beaucoup plus vite.
Inscription: 24 Nov 2007, 21:02 Messages: 28381 Localisation: In the Oniric Quest of the Unknown Kadath
C'est totalement ça, Le chateau d'Argol j'en garde un souvenir incroyable pas tant par le récit mais par les images poétiques qu'il convoque sans cesse.
Tiens le Cow boy qui lit et aime du Gracq c'était l'info improbable du jour... Comme quoi d'habitude t'aimes bien forcer sur ton personnage
Ouais, on va apprendre qu'en fait, il est fan de Hou Hsiao Hsien.
Sinon, ça fait des mois qu'il faut que je parle de l'immense Confiteor de Jaume Cabre, qui, même s'il rate complètement sa fin (je ne l'ai même pas terminé, pour que ça ne me gâche pas l'image que j'ai du reste), est ce que j'ai lu de plus beau de ce siècle. 800 pages d'une densité folle, d'une liberté stylistique rafraîchissante, et d'une profondeur historique et philosophique vertigineuse. J'adorerais parler catalan, pour le coup.
_________________ "Je vois ce que tu veux dire, mais..." "Je me suis mal exprimé, pardon."
Inscription: 24 Nov 2007, 21:02 Messages: 28381 Localisation: In the Oniric Quest of the Unknown Kadath
Ah tiens un roman que j'avais commencé mais lâché au bout de 100 pages, pas parce que ça me plaisait pas, au contraire, mais je sais pas je trouvais ça lourd même si assez vertigineux. Faudrait que je reprenne.
De Gracq je n'ai lu que la Forme d'une Ville, sur ses souvenirs d'enfance à Nantes. Cela ne m'avait pas particulièrement marqué. Langue très pure, jeu intéressant sur un flux de conscience exprimé dans une forme classique, mais le ton me paraissait à la fois anecdotique et froid, alliage paradoxal. Ce n'est toutefois pas la meilleure entrée dans son oeuvre, le livre paraissait écrit pour lui-même et tardif dans son œuvre. Il parlait plus longuement et moeux des rivières urbaines que des êtres humains, et celles-ci visiblement étaient également plus communicatives à son endroit que les autres. Donc oui sorte de solitude matérialiste et pastorale pas inintéressante mais à côté Nietzsche c'est Daniel Pennac ou Albert Cohen.
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Inscription: 24 Nov 2007, 21:02 Messages: 28381 Localisation: In the Oniric Quest of the Unknown Kadath
Vieux-Gontrand a écrit:
Il parlait plus longuement et moeux des rivières urbaines que des êtres humains
C'est toute sa littérature ça. Dans Les eaux étroites il ne parle que de ça, des rivières, des bords des rivières, des chemins etc... Il faut pas oublier que c'est un géographe.
Tiens le Cow boy qui lit et aime du Gracq c'était l'info improbable du jour... Comme quoi d'habitude t'aimes bien forcer sur ton personnage
You don't know me. Mais oui, entre deux intégrales Fantomiald, il m'arrive de lire des trucs sans images.
Baptiste a écrit:
Pour te décomplexer, j'ai lu dans une analyse très fouillée que Gracq c'était l'art du blason: quand tu lis une phrase ou un para qui te semble en partie obscurs, il ne faut pas chercher à y repasser en tentant de comprendre chaque petit bout, il faut laisser la fluidité du texte s'exprimer.
Ah mais je me souviens le prendre comme ça aussi... C'est juste l'art de magnifier la langue, à ce niveau-là c'est de la musique en fait. De toute façon je n'aime guère l'analyse, et effectivement juste la beauté des phrases de ce bouquin est ahurissante, ce n'est pas tant le sens qui me "complexe" comme tu le dis, mais plus le génie naturel du mec qui t'écrase (sans prétention d'ailleurs, parce que sinon ça m'aurait soulé). Envie de me le refaire tiens.
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