Lu récemment un petit livre (ou un gros article) d'un biologiste du début du siècle passé, Jakob van Uexküll (le titre allemand original -
Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen: Ein Bilderbuch unsichtbarer Welten -n'a rien à voir avec le titre français, qui gomme la dimension de vulgarisation de l'essai comme si c'était un motif de honte). Il est connu pour avoir influencé Heidegger et avoir été beaucoup cité par les philosophes liés au courant existentialiste, l'expression l'
Animal est pauvre en monde et le concept d'"Ümwelt" (rendu en français par "milieu" et opposé à "environnement") proviennent de ce texte, même si Heidegger a déformé l'idée et effectué un contresens intentionnel (et passablement récupérateur).
Uexküll est en fait philosophiquement un néo-kantien revendiqué (même si bien sûr cette affiliation qu'il présente comme une conformité totale est par là-même un double problème, à la fois philosophique et méthodologique), et postule que la subjectivité de l'animal (et celle de l'homme) sont directement informées par les formes a-priori de l'espace et du temps, qui compensent la pauvreté de ce monde. Il essaye d'objectiver ce rapport d'information à travers différents modèles de la psychologie animale et des réflexes (eux-mêmes "repliés" sur des images qui sont spontanément interprêtées par un sujet et ont directement un impact causal sur le corps -l'image et l'acte sont dérivés voire identifiés mais saisis à différents stade d'évolution dans le sujet) .
Il a aussi influencé beaucoup Deuleuze (la fameuse description de la tique de l'abécédaire, c'est lui aussi, de même que la notion -déjà cinématographique - d'image-perception, proviennent de lui). Malgré cela, le texte est très accessible, dénué de pédanterie, au contraire doté d'une forme d'humour.
Le texte est aussi écrit en 1934, est, de façon intéressante; bien moins chauvin et impérieux, voire martial, que les textes de Heidegger de la même époque (l'auteur que cite le plus Uexküll est l'entomologiste Fabre). Il y a des passages condescendants sur les Africains et "l'image magique" innée, mais sommes toute moins choquants et racistes que ce que l'on trouve chez Husserl ou même (sous une forme là plus maladroite que raciste) Canguilhem, et reliée explicitement (sans rapport d'hiérarchie ou de valeurs mais sans arguments non plus) à la psychologie humaine collective.
Significatif quand certains expliquent le fascisme par une naturalisation du politique, là on a pourtant un biologiste (déjà en fin de carrière), ayant pourtant une image très romantique voire légèrement ésotérique de la nature, qui semble consciemment indifférent à l'idéologie raciste de son temps. La lecture du livre a donc un aspect à la fois émouvant et rassénérant.
Malgré tout le livre n'a pas eu beaucoup d'impact sur la biologie. Uexküll ne cache pas qu'il joue Kant contre Darwin, et se replie sur l'éthologie dans l'espoir de rechercher des sortes d'invariants subjectifs (modélisés sans recours directs à l'expérience), pour carrément réintroduire des concepts fixistes dans la biologie, a une époque bien tardive.
De manière signifiative, Uexkull a contribué à la formation d'une discipline, la biosémiotique, entre science humaine et biologie, qui a eu son heure de gloire dans l'Estonie des années 80, encore communiste. Le livre retrouve bien l'idée d'une forme de conversion -plutôt qu'une adaptation- de caractères acquis, ou du moins de réalités perceptives, dans des automatismes propres à l'espèce, à la limite entre l'ontogenèse et la phylogenèse, qui rejoignent peut-être une forme lamarkisme, plus "compatible" avec l'idéologie communiste que le darwinisme. Pour cette raison, le livre évacue toute discussion scientifique de l'écologie, tout en attachant paradoxalement une valeur à la fois fonctionnelle et affective à l'habitat naturel, et en relevant d' une vision du monde à la fois agnostique et matérialiste, où la possibilité de la science est mélancoliquement justifiée, à la fois comme une prolongation et une rupture avec la perception spontanée, où le fini est déjà l'inconnu à déchiffrer (Uexküll ne paraît là pas si éloigné de la sensibilité de Bachelard).
En revanche le livre a peut-être eu, paradoxalement, une influence plus importante sur l'informatique et la cybernétique : il conçoit l'activité subjective comme une
feedback loop qui reprojette sur le réel une forme construite qui correspond exactement au phénomène perçu, une sorte d'architecture qui rappelle beaucoup les notions de réseaux neuronaux et de rétropropagation du gradient des poids d'erreur, remises récemment à la mode avec l'apprentissage supervisé.
C'est étrange (mais pas forcément rassurant) de voir comment une théorie biologique brillante, mais obsolète et abstraite (Uexküll ne la présente pas comme un modèle mais comme une explication), retrouve une sorte de débouché complètement déproblématisé (le but d'Uexküll était de surmonter le mécanisme) dans l'informatique, soit une forme de fétichisme technologique et de réification où la subjectivité est plutôt imitée qu'expliquée.