Assez déstabilisant le John Cheever (le titre anglais, tout simplement
Bullet Park, est bien plus frappant que le titre français et aurait dû être conservé* ).
Cela commence comme une farce misanthrope, la fois légère et surdéterminée philsophiquement, à la Marcel Aymé (ou David Lodge pour prendre une comparaison restant dans le roman anglophone) et se termine comme un polar behavioriste, sec et violent, presque gauchiste à la Manchette, en passant par un stade intermédiaire : un monologue beckettien à la Molloy, mais transposé du monde des clochards abstraits à celui d'une banlieue WASP, échouant de ce fait dans sa prétention métaphysique et n'assumant pas sa propre lucidité politiques. Petite frustration liée à la construction de l'ouvrage (fin volontairement déceptive) mais du style et du souffle, et trois beaux personnages d'adolescent psychotique, de névrosé oedipien et sociopathe, et de père paumé dans sa réussite, qui essayent de rester séparés dans chacun de ces trois univers, contre la logique interne de la fiction. Le mal moral - le second personnage - est le rappel du réel dans la fiction, et la bourgeoisie blanche américaine et capitalisme sont déjà des fictions pour Cheever, critiquées , mais comme des apparences, et non comme des déterminismes sociaux réels.
L'approche de Cheever envers le racisme anti-noir (le livre est écrit lors de la période qui englobe les émeutes de Watts et les assassinats de Luther King, Malcolm X et Robert Kennedy) est intéressante, mais insatisfaisante : sociologiquement et moralement critique mais volontairement apolitique, et dès lors distante et croyant au rachat et à l'innocence comme des recours (la transcendance prévalant au plan religieux est transféré laïquement au plan psychologique : les victimes de l'aliénation raciste (structure) deviennent des super-psychanalystes cachés (providence).
C'est assez différent du Nageur de Frank Perry, et j'ai vu qu'il a servi de base à un film d'Arnaud Des Pallières il y a une dizaine d'années :
parc-arnaud-des-pallieres-2009-t10940.html?hilit=Pallières
Cela fait finalement beaucoup penser à Georges Perec (Cheever et lui sont morts la même année) : aux
Choses au début, puis aux parties les plus sombres et les moins systématiques de
La Vie Mode d'Emploi, y compris par le dispositif fictionnel et immobilier.
* La traduction française de Dominique Mainard est fluide et élégante, mais n'est pas à l'abris de fautes qui en gênent la lecture : caroubes et carouges confondus - oiseaux et forêts jouent un rôle symbolique important dans le livre - des phrases comme
Après trois heures de route j'arrivais à Umbria.C'était une région beaucoup plus verte que le reste de l'Italie. pour "en Ombrie", mécomprennant que Cheever choisit de ne pas nommer la ville d'un évènement-clé, dans une partie européenne où les noms de le lieux se succèdent de manière irréelle, et sont à la source d'une obsession chez un des personnages, formant un pélerinage de Compostelle clinquant, solitaire et sans but, et faisant aussi une allusion à Freud (qui, comme le dit Wikipedia
a ajouté de la notoriété à la chapelle San Brizio avec son essai Oubli de noms propres dans le recueil Psychopathologie de la vie quotidienne, dans lequel il raconte comment il avait oublié le nom de Signorelli dans une conversation concernant Orvieto).