Bon l'auteur me rendait curieux (on a grandi dans la même commune, il est déjà d'une demi-génération plus jeune que moi, puis je comprends l'importance symbolique pour un jeune écrivain belge d'être publié chez Gallimard), ainsi que le sujet.
Le livre est une sorte d'enquête sur les débuts de l'Internet (ou plus exactement, car Internet existait déjà depuis une vingtaine d'années de l'HTTP et du HTML et de l'URL, les trois composants techniques du Wold Wide Web) au CERN. Il y a en effet un épais mystère : pourquoi, au tournant des années 1990 des physiciens payés pour chercher des bosons et mesurer l'anti-matière, ont finalement découvert Facebook, LinkedIn, Google, Egalité et Réconciliation, Snapchat et PornHub ? Le livre se double d'un enjeu identitaire. Au début de l'Internet (pardon : du WorldWide Web), le collègue direct de Tim Berners-Lee, le maître d'oeuvre technique de cette invention, Robert Cailliau, était belge, et présenté à une époque comme le co-inventeur d'Internet (c'est comme cela qu'on m'en parlait lors de mon graduat d'infromatique), avant de tomber dans l'oubli et de se brouiller avec Berners-Lee et le CERN. Malgré cet antagonisme, tous deux partagent un effroi et une déception complète devant ce qu'est devenu Internet, auquel ils régissent différement (un blog désabusé - pas toujours très sympathique d'ailleurs, versant dans le collapsisme mathusien à l'égard de l'Afrique pour Cailliau, des prises de position plus publiques pour Berners-Lee).
L'histoire de l'élaboration du WWW est le récit de l'origine cachée des crises actuelles : défaite de l'esprit open-source contre les GAFA, des services publics et de la recherche contre la marchandisation de la vie et les Fake News, et last but not least de l'idéal européens contre les USA et finalement le retour d'une société des frontières.
Le livre est moyennement convaincant. J'ai appris des choses sur l'histoire des premiers browsers, avant même l'arrivée de Microsoft, où en effet on voit déjà à l'oeuvre les précurseurs (aujourd'hui oubliés) de l'esprit capitaliste prédateur des GAFA, se cachant derrière les promesses d'une gratuité totale de l'accès de l'humanité au savoir et à la connaissance (ceci dit les réserves de Marc Andreessen, le fondateur de Netscape, sur l'idée de départ de Berners-Lee d'avoir un browser qui aurait permis de modifier directement les pages me paraissent fondées techniquement, impossible de faire un réseau à la fois complètement decentralisé et où les rôles de lecteurs et de rédacteurs sont réciproques, à moins de proposer aussi des architectures de bases de données complétement novatrices, même si le truc apparaît forcément viable sur un réseau composé de trois machines et deux personnes)
Les critiques de l'auteur sur la presse et les journalistes qui se sont fourré dans la gueule de leur ennemi intime, anéntissant le caractère personnel de l'opinion, sont aussi justes.
Les relations humaines, souvent toxiques, hyper-concurrentielles, dans le domaine de la recherche scientifique (ainsi que la grande rivalité scientifique-ingénieur, quis se retrouve dans le duo Berners-Lee / Cailliau) sont aussi bien décrites, avec l'ironie qu'il faut.
Malheureusement l'auteur écrit avec beaucoup de facilité, dans le bon et le mauvais sens du terme, et part dans des digressions speculatives sur la psychologie de Cailliau ou sur des pseudo-complots dès lors que la matière technique devient trop complexe, et devrait être décrite de manière plus nuancée et informée.
Il y a ainsi un passage assez lourd où il présente la création du W3C (un office de standardisation de l'HTML ou d'autres technologies web) comme le résultat d'un complot du MIT contre le CERN, ourdi par des méchants immigrants grecs contre les innocents petits européens (dont les Belges), qui joue maladroitement sur la frontière entre journalisme et fiction. D'autant plus qu'il procède par insinuation pour donner une connotation nationaliste à la polémique, sans décrire la situation actuelle (l'INRIA française aurait ejecté le CERN mais elle n'est elle-même plus dans ce consortium depuis longtemps ).
De plus l'idée de rendre le W3C techniquement responsable de la trahiion de l'esprit "humaniste" originel d'Internet me semble douteuse du point de vue technique, le W3C étant un organisme assez innocent, la crise vient plus de ce qui lui a échappé que de ce qu'il a décidé (même s'il est vrai qu'HTML 5 est fait pour le Web 2.0, et traduit techniquement des choix idéologiques).
Les GAFA ont plutôt surfé sur le langage Javascript, au départ un langage complètement annexe (mais justement, pas standardisé, où l'accès au serveur apparaissait initialement comme une faille), pour s'imposer au tournant des années 2010, éliminant des technologies concurrentes (Flash, flex, les applets Java).
JavaScript tend lui-même aujourd'hui à être intégré dans des frameworks (fortement soutenus par Google) qui éloignent les informaticiens de la connaissance du langage d'origine (pourtant pas bien complexe), et dans le même temps bascule dans les technologies serveurs, proches des données, ce qui n'est pas innocent. C'est plutôt de ce côté là qu'on pourrait mener une enquête sur une entente entre grosse boîtes (paradoxalement favorisée par le" chacun dans son coin" technique) pour privatiser Internet.
La fin du livre, qui débouche sur des conclusions défendant une sorte de version de gauche du post-humanisme pessimiste et du post-féminisme à la Houellebecq (tiens lui aussi informaticien...) , considérant l'intelligence artificielle comme une vraie subjectivité (une sorte de surhomme nietzschéen finalement), me paraît quelque peu convenue et dans l'idéologie résignée du temps.
Mais bon le livre a le mérite d'exister et de poser des bonnes questions sur la technologie qui façonne notre époque, tout en assumant l'enjeu littéraire.