D'autres vies que la mienne (Emmanuel Carrère)
Je suis donc allé prospecter le bouquin qui fait chialer
Bon en fait moi ça m'a pas fait chialer, mais ça m'a mis très très mal - surtout la dernière ligne droite du dernier tiers, lu ce soir avec difficulté et mal au bide.
SPOILERSLa longue introduction au tsunami est sans doute la plus belle partie du livre. Je n'avais rien lu de Carrère, mais il a un talent certain pour agencer ensemble les micro-réactions et sentiments de chacun, pour relater chaque évènement ou action sous l'angle de la façon dont les personnes l'ont ressenti et appréhendé. Il a un bon réflexe, celui de ne pas s'exclure en tant que personnage de ce canevas. On a donc ses ressentis misérables de type qui avoue penser à son couple et à sa carrière au milieu du désastre, qui en a honte, et c'est très salvateur : déjà parce que le tableau humain est ainsi juste et complet (dépassionné, presque), ensuite parce qu'il devient, par sa constante impression d'être inutile et d'être en trop dans cet évènement, un relais idéal pour qu'on rentre nous aussi dans cette histoire. Je dis que c'est la partie la plus belle du livre, mais c'est sans doute aussi la plus agréable à lire, car un tsunami n'arrive pas tous les jours, et cette perte, ainsi que son contexte hagard de catastrophe, reste quelque peu abstraite.
Tout ce qui concerne sa belle-sœur est par contre intenable. On se projette soi-même cancéreux, on doit se confronter aux derniers instants, c'est difficile à lire. Le livre a une construction assez bizarre : mort - vie - mort. Soit 1) le tsunami et la visite à Juliette mourante / 2) l'exercice du droit et la victoire juridique / 3) retour à la mort de Juliette vue de "l'intérieur". On passe un long moment à se demander ce que vient faire cette partie centrale, dominante par la taille, très technique, par forcément centrée sur la principale intéressée, presque déconnectée du reste. Avec le recul, je me dis que ce détour, cette composition étrange, est une manière intelligente d'approcher la vie - parler de l'action, du concret, plutôt que d'insister sur ses instants avec ses gamines, sur les moments joyeux, etc.
Le final est terrifiant. Vraiment. C'est
Amour d'Haneke : il y a ce moment terrible à l'hôpital, les spasmes avec le "allez maintenant c'est fini", la tête qui opine clairement quand il lui demande "tu as peur ?", et on se rend compte que les derniers instants n'ont pas été sereins du tout. Le mari trouve une forme de sérénité au moment de la mort, de son point de vue elle se calme. Mais ses derniers moments conscients à elle ont été une panique totale, lucide, l'angoisse totale de mourir. Je trouve ça juste insupportable, et c'est une bonne chose de ne pas l'avoir caché.
Car c'est finalement un moyen de voir qu'Haneke a juste tout foiré. Je repense à la phrase d'Adorno dans l'édito de l'avant-dernier Cahiers (comme quoi ils écrivent pas que des conneries) :
"La transformation des hommes en insectes demande une énergie égale à celle qui permettrait peut-être de les transformer en hommes". Le bouquin brille de cela, de cette bienveillance impériale, comme de cet hébètement de l'écrivain qui n'en revient pas d'être enfin arrivé à être heureux. Au point qu'on en devient soupçonneux : tout comme on a parfois l'impression de le voir s'auto-convaincre d'avoir atteint une plénitude de couple, on le soupçonne de gommer les défauts de ceux qu'il décrit. Excepté les grands-parents, les personnages sont tous approchés sur le mode de la déclaration d'amour, de l'admiration dévorante, de l'éloge. C'est peut-être la limite du livre : Carrère aura réussi à ne pas romantiser cette histoire, cette mort, mais le bouquin n'est pas le bloc de vérité toute nue qu'il prétend parfois être. Cet amour débordant, presque non maîtrisé, parfois même un peu niais car soudain conscient et trop appuyé, est cependant aussi ce qui rend l'ensemble touchant.
Enfin voilà, bien content de découvrir Carrère, je le trouve très bon - même si je ne suis pas certain de beaucoup aimer le personnage.