Jane Eyre (Charlotte Brontë)
Un petit mot, sur la traduction : je me rends compte la plaie que c'est de se retrouver à la librairie devant deux éditions, avec deux traductions différentes, sans savoir laquelle est la meilleure. C'est encore pire que l'édition DVD ce truc... Du coup j'ai comparé les deux premières pages, j'ai pris au feeling celle qui me paraissait la plus fluide à la lecture, mais les deux étaient tellement différentes que ça calme tout de suite sur ce qu'on va bien pouvoir toucher du roman anglais de base... Bref, j'ai opté pour la traduction à deux mains, de Marion Gilbert et Madeleine Duvivier (chez Flammarion).
Je suis mitigé sur le bouquin. D'un côté, honnêtement, je l'ai dévoré à toute vitesse, de plus en plus au fur et à mesure que j'avançais dedans. De l'autre, je trouve ça mal foutu de tous les côtés... C'est déjà assez peu homogène : un premier tiers qui semble courir après Dickens, un second tiers qui court après Jane Austen, un troisième tiers en forme de coupure brusque et inattendue. Bon, au moins c'est surprenant (c'est aussi ce qui fait qu'on devient addict). Et heureusement, il y a un liant plutôt original à ces trois parties : le fait de teinter cette histoire romantique de gothique, voire d'horreur ou de fantastique. C'est un mélange parfois maladroit, mais assez saisissant dans ses percées (les mystères au manoir, la gitane, l'exotisme des pays lointains...), qui confère à l'ensemble une ambiance vraiment séduisante, très cinématographique (ça fait très Tourneur parfois ; et pour cause). Des scènes très simples et sobres, comme celle de Jane Eyre et de la petite Adèle qui lors de la première soirée, à l'étage, regardent les serviteurs passer à la la lumière du rez de chaussée, se parent naturellement d'une aura de maison hantée.
D'ailleurs, entre autres pour ça, mais aussi pour des similitudes juste flagrantes, ça m'a énormément rappelé le (super)
Rebecca de Daphné du Maurier, au point que je me demande si le roman de Maurier n'en est pas une adaptation "officielle" :
La deuxième difficulté (ou curiosité, si on est gentil), c'est la dévotion de plomb qui écrase le livre d'un bout à l'autre. Jusqu'à la dernière phrase putain ! Dieu est le vrai connard de ce bouquin, sa Loi biblique oppresse chacun des rebondissements, chaque décision, revenant à tous moments dans les conversations (même romantiques !), assurant à coup sûr la voie au bonheur (quand un des personnages, vers la fin, dit qu'il s'est retrouvé parce qu'il a commencé à prier... enfin bref, c'est amené de manière super ridicule, je vous laisse découvrir). Ça fait vraiment bouquin de bigote illuminée, au point que certains personnages, comme Saint-John dont la narratrice loue la carrure sainte, apparaissent au lecture lambda comme un pur psychopathe (j'exagère pas du tout, le mec fait juste peur). Le tout se doublant d'un mépris teinté de compassion chrétienne pour le "bon peuple", et qui est juste hallucinant (toute la scène où la servante doit s'excuser d'avoir pris Jane pour une mendiante...).
Et en même temps c'est dur d'attaquer le livre là-dessus, parce que c'est toute la force du personnage de Jane Eyre de ne pas se résoudre à trahir ces principes bibliques - moins par dévotion d'ailleurs, que par une sorte d'éthique personnelle ; ou plus précisément, par lucidité sur
l'impossibilité d'être heureuse en se compromettant elle-même. Il y a un moment très fort, très juste, où elle comprend instantanément que son amant qui idolâtre sa constante, et qui l'implore alors de trahir ses principes, ne pourra paradoxalement plus l'aimer dès la seconde où elle y consentira. De manière générale, c'est dans l'observation et l'analyse des personnages alentours que le livre est le plus fort, et cette sorte de lucidité sèche fait de Jane Eyre un personnage pas pâlot du tout, pas faible, pas propre à inspirer la pitié. C'est une femme droite qui révèle tranquillement son charisme au fur et à mesure, dessinant progressivement les contours d'un caractère extrêmement buté, on finit par ressentir une certaine admiration. Elle donne la sensation d'une petite personne miraculée qui traverse la rue au milieu d'un carambolage (qu'elle provoque en partie) sans souffrir d'une égratignure. Et ça c'est un vrai exploit du bouquin : parvenir à rendre héroïque et passionnante une fille
sage, qui respecte toutes les règles, et qui pourtant n'est pas chiante. C'est paradoxal, mais ça marche parce que c'est jusqu'au boutiste.
Enfin, le dernier problème : desfois tu peux pas t'empêcher de te dire, dans un élan de machisme difficile à réfréner, "putain c'est quand même un roman de meuf". Tant qu'il y a jeu, peur, résistances, le roman fonctionne. Mais les quelques fois où les amants sont heureux, se déclarent, ça devient vite mièèèèèèèèvre... Par plusieurs fois, le personnage de Rochester s'écroule le temps d'un dialogue, passant de figure ténébreuse à vision idéale d'un mec d'un point de vue de fille (allant gambader dans le verger, jurant de s'engager pour la vie, tenant à parler trois heures de ses sentiments, tout prêt à aller enfourcher un poney arc-en-ciel). Puis il y a ces réflexes bizarres d'identification tellement énormes, comme la laideur de l'héroïne cent fois soulignée, manière bizarroïde de susurrer à la lectrice "même pour toi, ce serait possible"...
C'est finalement ce qui fait que le bouquin est vivant. Frissonnant du sulfureux de son pitch (une gouvernante et un noble tombant amoureux) mais allant compulsivement réciter la bible ; jouant des fantasmes de pisseuses (je dis pas ça méchamment, devant Austen et cie. je suis le premier à perdre toute dignité) tout en ne pouvant s'empêcher des les teinter d'un lugubre presque déviant (genre érotisme gothique macabre)... Enfin voilà, pas trop étonnant que ça fasse un livre prenant au final, mais c'est quand même un peu le foutoir.
J'ai bien envie de voir une des adaptions, c'est quoi les meilleures ? La Stenvenson, la Zeffirelli, la toute dernière ? (les acteurs des trois me motivent bien)